Je rêvais de produire pour les Studios de Sombreval un film consacré à Genèse 1 et 2, intitulé «Un homme, une femme au Paradis». J'étais déterminé à dénicher la tradinette idéale pour le rôle d’Eve (idéale, c'est-à-dire telle que Dieu la veut et la voit éternellement). Jean Borella m’a devancé et a rassemblé sous ce titre une série d’articles publiés dans «Pensée catholique», augmentés de développements nouveaux. L’essai est paru il y a quelques semaines aux Editions Ad Solem. Mon article récent sur la métaphysique et la théologie du couple humain pourrait constituer une excellente introduction à la lecture de cet essai qui prolonge certaines conceptions propres à Frank-Duquesne. Borella, en effet, commence par montrer que les ch 1 et 2 sont autonomes et ne peuvent en aucun cas être tenus comme des récits relevant de traditions théologiques distinctes, et que des scribes auraient été contraints de juxtaposer tant bien que mal, au détriment de la cohérence interne du texte : voir ici. Cette position justifie le recours à une «herméneutique archétypale», métaphysique qui seule permet de dégager les archétypes culturels implicites dans les deux récits, ceux de la femme et de l’homme tout particulièrement, archétypes sans lesquels note-t-il, la vie humaine «se perd et se délite dans la contingence de ses improvisations, ou s’épuise à se modeler sur les structures abstraites, toujours objectives et théoriques, jamais subjectives et vécues que lui présentent les sciences humaines, ou plus simplement, le cinéma et la télévision». Car, poursuit-il, «nul ne peut vivre un amour, une enfance, la mort d’un proche sans éprouver la mort, l’enfance, l’amour comme des essences : l’homme devant la femme ou l’enfance ou la mort, c’est toujours l’éternel masculin devant l’éternel féminin, ou l’adulte devant l’enfance éternelle et l’infranchissable mort. Telle est la loi de l’existence humaine, n’en déplaise à Kant, qui a engagé toute la philosophie pratique des modernes dans une impasse en privant la spéculation humaine de son horizon métaphysique».
Cette lecture archétypale, qui fut celle des grands Docteurs et penseurs chrétiens, nous place donc devant deux récits séparés mais complémentaires. Le premier, comme l’avait déjà remarqué Frank-Duquesne, nous décrit l’homme, le couple, dans sa réalité prototypique, in divinis, c'est-à-dire tel qu’il subsiste dans le Verbe, «lieu des possibles et de tous les archétypes de la création». Les sophiologues diraient : dans la Sagesse de Dieu, en qui s’hypostasie le Verbe, et qui est «l’idéal de la création que Dieu porte en lui de toute éternité» (Louis Bouyer). Ce que le ch 2 propose par contre à notre méditation, c’est la réalisation effective de l’idée d’homme, non plus telle que la conçoit l’entendement divin, mais posée dans l’existence effective. L’homme devient couple parce qu’il l’est déjà dans le principe, dès sa création, dans l’idée divine sur lui. Dans l’interprétation de J. Borella, le premier récit, celui de l’hebdomade cosmologique, nous présente la création dans son «état principiel», et «selon la distinction des mondes qui la constituent». Le deuxième chapitre, écrit-il, «nous présente l’effectuation d’un de ces mondes, le monde humain, mais cette fois en fonction de la primauté de l’être qui en est le centre». A partir de là, nous comprenons mieux le verset 18, ch 2 : «Il n’est pas bon que l’homme (le vir, le mâle) soit seul» qui indique la mutilation que représente l’état de l’homme amputé du principe féminin constitutif de l’idée principielle, primordiale de l’homme, du Couple. Je vous renvoie encore une fois à mon article consacré à Création et Procréation de Frank-Duquesne. Comme le remarquera plus tard pareillement Jean Hani, dans le récit de la création, «nous lisons que Dieu créa l’homme mâle et femelle (ch1, 26-27) : c’est l’affirmation de la consubstantialité des principes masculin et féminin qui forment la monade humaine Adam et Eve, dont le statut est décrit dans le ch2, 6:25. La Chute (ch.3) disloque la monade en masculinités et féminités mauvaises, en couples faits de deux individualités polarisées, situées extérieurement l’une à l’autre» La Vierge noire et le mystère marial. Dans un langage très fort, Frank-Duquesne décrivait déjà dans son ouvrage les effets de cette dislocation : «La dualité de l’homme – duel n’est pas double et encore moins deux – cette dualité, d’abord facteur d’unité, moyen plutôt de la manifester ici-bas, devient après la Chute un instrument de haine et de séparation. Il est devenu banal de dire combien l’ «amour» des hommes coupés de Dieu est, au mieux, un «égoïsme à deux», et s’il est traqué dans son charnel repaire, affamé, une tentative de razzia – le langage populaire parle de «faire une conquête» – donc un combat, un meurtre intentionnel, inchoatif. Cet appétit d’empire sur l’autre chair, ce cannibalisme sexuel, cet érôs, que peut-il avoir de commun avec l’agapê, avec l’amour néo-testamentaire ou charité, qui loin de rêver à prendre ou s’incorporer, trouve toute sa joie dans le don de soi-même ?»
Le livre de Borella appelle de nombreux autres développements. Nous reviendrons peut-être sur certains points dans les prochaines semaines. Mais avant de finir, nous souhaitons reproduire ces belles lignes finales qui constituent le texte de quatrième de couverture du livre et qui rappellent toute la noblesse et la grandeur du mariage chrétien :
« Contemplons notre origine, en ce paradis illuminé par la grâce de l'union de nos premiers parents. Après le péché, ce mystère d'amour ne sera plus qu'un secret presque oublié au fond du cœur humain. Et pourtant, ce secret d'avant la grande rupture de l'histoire humaine, l'Église nous invite à le retrouver, plus encore à le revivre et à en vivre dans le mariage. Secret de grâce et d'amour, le seul don qu'Ève et Adam n'aient pas perdu, la seule puissance de sanctification que le Christ a, non pas fondée, mais confirmée et promue à la dignité sacramentelle. Tel est l'enseignement que proclame l'Église dans la grande bénédiction nuptiale : "Ô Dieu, par qui la femme est unie à l'homme, et par qui la société, ainsi ordonnée dans son principe, est dotée d'une bénédiction qui est la seule à ne point avoir été enlevée, ni par le châtiment du péché, ni par la sentence du déluge." Quelque chose de la grâce du paradis est parvenu jusqu'à nous : l'union d'Ève et d'Adam s'accomplit en chaque couple de baptisés, et dans leur être conjugal chaque homme et chaque femme sont encore au premier Jour du monde. L'acte premier de l'herméneute est un acte d'humilité devant le texte biblique. Sans doute n'avons-nous jamais eu autant besoin des leçons qu'il nous délivre sur l'homme, la femme et leurs rapports. Ce sont quelques-unes de ces leçons que, à la lumière de la foi catholique et à l'aide de la méthode philosophique, nous avons tenté de dégager ».
J.Borella, Un homme une femme au Paradis, Ad Solem, 2008
Cette lecture archétypale, qui fut celle des grands Docteurs et penseurs chrétiens, nous place donc devant deux récits séparés mais complémentaires. Le premier, comme l’avait déjà remarqué Frank-Duquesne, nous décrit l’homme, le couple, dans sa réalité prototypique, in divinis, c'est-à-dire tel qu’il subsiste dans le Verbe, «lieu des possibles et de tous les archétypes de la création». Les sophiologues diraient : dans la Sagesse de Dieu, en qui s’hypostasie le Verbe, et qui est «l’idéal de la création que Dieu porte en lui de toute éternité» (Louis Bouyer). Ce que le ch 2 propose par contre à notre méditation, c’est la réalisation effective de l’idée d’homme, non plus telle que la conçoit l’entendement divin, mais posée dans l’existence effective. L’homme devient couple parce qu’il l’est déjà dans le principe, dès sa création, dans l’idée divine sur lui. Dans l’interprétation de J. Borella, le premier récit, celui de l’hebdomade cosmologique, nous présente la création dans son «état principiel», et «selon la distinction des mondes qui la constituent». Le deuxième chapitre, écrit-il, «nous présente l’effectuation d’un de ces mondes, le monde humain, mais cette fois en fonction de la primauté de l’être qui en est le centre». A partir de là, nous comprenons mieux le verset 18, ch 2 : «Il n’est pas bon que l’homme (le vir, le mâle) soit seul» qui indique la mutilation que représente l’état de l’homme amputé du principe féminin constitutif de l’idée principielle, primordiale de l’homme, du Couple. Je vous renvoie encore une fois à mon article consacré à Création et Procréation de Frank-Duquesne. Comme le remarquera plus tard pareillement Jean Hani, dans le récit de la création, «nous lisons que Dieu créa l’homme mâle et femelle (ch1, 26-27) : c’est l’affirmation de la consubstantialité des principes masculin et féminin qui forment la monade humaine Adam et Eve, dont le statut est décrit dans le ch2, 6:25. La Chute (ch.3) disloque la monade en masculinités et féminités mauvaises, en couples faits de deux individualités polarisées, situées extérieurement l’une à l’autre» La Vierge noire et le mystère marial. Dans un langage très fort, Frank-Duquesne décrivait déjà dans son ouvrage les effets de cette dislocation : «La dualité de l’homme – duel n’est pas double et encore moins deux – cette dualité, d’abord facteur d’unité, moyen plutôt de la manifester ici-bas, devient après la Chute un instrument de haine et de séparation. Il est devenu banal de dire combien l’ «amour» des hommes coupés de Dieu est, au mieux, un «égoïsme à deux», et s’il est traqué dans son charnel repaire, affamé, une tentative de razzia – le langage populaire parle de «faire une conquête» – donc un combat, un meurtre intentionnel, inchoatif. Cet appétit d’empire sur l’autre chair, ce cannibalisme sexuel, cet érôs, que peut-il avoir de commun avec l’agapê, avec l’amour néo-testamentaire ou charité, qui loin de rêver à prendre ou s’incorporer, trouve toute sa joie dans le don de soi-même ?»
Le livre de Borella appelle de nombreux autres développements. Nous reviendrons peut-être sur certains points dans les prochaines semaines. Mais avant de finir, nous souhaitons reproduire ces belles lignes finales qui constituent le texte de quatrième de couverture du livre et qui rappellent toute la noblesse et la grandeur du mariage chrétien :
« Contemplons notre origine, en ce paradis illuminé par la grâce de l'union de nos premiers parents. Après le péché, ce mystère d'amour ne sera plus qu'un secret presque oublié au fond du cœur humain. Et pourtant, ce secret d'avant la grande rupture de l'histoire humaine, l'Église nous invite à le retrouver, plus encore à le revivre et à en vivre dans le mariage. Secret de grâce et d'amour, le seul don qu'Ève et Adam n'aient pas perdu, la seule puissance de sanctification que le Christ a, non pas fondée, mais confirmée et promue à la dignité sacramentelle. Tel est l'enseignement que proclame l'Église dans la grande bénédiction nuptiale : "Ô Dieu, par qui la femme est unie à l'homme, et par qui la société, ainsi ordonnée dans son principe, est dotée d'une bénédiction qui est la seule à ne point avoir été enlevée, ni par le châtiment du péché, ni par la sentence du déluge." Quelque chose de la grâce du paradis est parvenu jusqu'à nous : l'union d'Ève et d'Adam s'accomplit en chaque couple de baptisés, et dans leur être conjugal chaque homme et chaque femme sont encore au premier Jour du monde. L'acte premier de l'herméneute est un acte d'humilité devant le texte biblique. Sans doute n'avons-nous jamais eu autant besoin des leçons qu'il nous délivre sur l'homme, la femme et leurs rapports. Ce sont quelques-unes de ces leçons que, à la lumière de la foi catholique et à l'aide de la méthode philosophique, nous avons tenté de dégager ».
J.Borella, Un homme une femme au Paradis, Ad Solem, 2008