Judas Iscarioth, l’apôtre félon (Serge Boulgakov)



Judas Iscarioth, l’apôtre félon (Serge Boulgakov)
Je publie ma note de lecture sur l'ouvrage de Serge Boulgakov, parue dans le numéro 51 de la revue québécoise Egards.

Les Éditions des Syrtes viennent de publier un essai inédit en France du Père Serge Boulgakov. Ce texte est paru initialement en 1931 dans la revue Put’, organe de la pensée religieuse russe. Boulgakov y développe une réflexion à la fois historique et théologique sur la plus grande trahison de l’histoire. Dans l’imaginaire collectif, Judas représente le type même du traître, celui qui «s’est revêtu de la malédiction comme d'un vêtement» (Ps 109). Pourtant cette image traditionnelle n’a cessé d’être remise en question depuis le XVIIIe siècle. Nombre d’auteurs ont cherché à percer le mystère du personnage et même, par goût de la subversion, à le réhabiliter. C’est ce mystère que scrute Boulgakov dans son essai. Mystère de l’iniquité, mais aussi de la coexistence en une âme de la lumière et des ténèbres. Le nom Judas peut être traduit par «louange à Dieu». Mais dans son usage courant il est devenu le symbole de l’infamie et de la traîtrise.

L’énigme que posent la destinée de Judas et sa défection constitue ce que Boulgakov appelle une crux theologiae. Pour le théologien russe, l’apôtre traître incarne «le problème de la tragédie de la personne humaine en général» (p. 122). Cette tragédie se présente sous deux aspects, l’un politique, l’autre métaphysique. Judas voyait en Jésus le messie-roi qui devait libérer Israël du joug romain et restaurer sa puissance terrestre. La prophétie du Serviteur souffrant, que le Christ devait accomplir, il ne pouvait l’accepter. Son messianisme était politique et triomphaliste. Comme le remarque Boulgakov, la conception du monde de Judas est «la porte par laquelle Satan est entré dans son âme» (p. 56). Dans l’Évangile de saint Luc, il est dit que «Satan entra dans Judas» (Lc 22, 3). Une affirmation similaire se trouve en Jn 13, 2. Boulgakov analyse avec objectivité ces versets, édulcorés dans l’exégèse contemporaine. Pour lui, Judas est devenu un instrument de Satan car «il a perdu la capacité de distinguer sa propre pensée des insinuations démoniaques». Il conclut : «Il est lui-même Satan» (p. 56). Mais Boulgakov ne parvient pas toujours à concilier cette affirmation redoutable avec son hypothèse de départ, à savoir que Judas aurait trahi le Christ par amour, un amour enténébré certes, obscurci par l’idéologie, mais indéfectible. C’est cet amour qui l’aurait poussé à la trahison. En dénonçant Jésus, Judas aurait voulu forcer la main de son Maître et le contraindre à manifester sa force messianique. L’écrivain juif Armand Abécassis a fait sienne cette interprétation, devenue classique, dans un livre récent, Judas et Jésus, une liaison dangereuse. Quant au repentir de l’apôtre traître, Boulgakov l’interprète non seulement comme un «reniement» de sa propre trahison, mais aussi comme un «acte ecclésial» (p. 85). En se condamnant devant les grands prêtres, il condamnait toute l’Eglise vétéro-testamentaire. «J’ai péché en livrant un sang innocent» : cet aveu terrible de Judas donne à penser qu’il aurait eu l’aperception du vrai sens de la rédemption, des souffrances que le Christ devait endurer pour le rachat des hommes. Le théologien, dans certains passages, tente de restituer les déchirements intérieurs de l’apôtre, saisi de remords à la vue des outrages infligés au Christ : «L’idée que Judas se faisait du messie était-elle juste ? Face au Seigneur souffrant, cette idée se dissipe en tant que suggestion diabolique, aveuglément […] Qui est-Il donc ? Un fou, un illuminé, et cependant un thaumaturge ? Ou bien incarne-t-Il quelque chose de tellement grand et sacré que la conscience de Judas n’a pu jusqu’à présent le renfermer – le SANG INNOCENT ?» (p. 83).

Un des grands intérêts de l’ouvrage, c’est le parallèle que le théologien établit entre le messianisme de Judas et celui des bolcheviks, vingt siècles plus tard. Car Boulgakov associe le destin de l’apôtre traître à celui de son peuple, porteur de l’idéal de la «Sainte Russie». Boulgakov a été un témoin direct en Russie des événements révolutionnaires qui ont bouleversé sa vie. Le peuple russe lui aussi a succombé à la tentation de Judas. Mais cette chute, selon lui, est annonciatrice de son relèvement, de la même manière que la Résurrection suit la Passion. Les lignes conclusives de l’essai apparaissent d’ailleurs comme prophétiques : «En Russie, l’assassinat du Christ dans les cœurs et les âmes renferme la Résurrection du Christ. C’est ce qui a lieu à présent : en Russie, le Christ ressuscite» (p. 140).

La seconde partie dogmatique de l’ouvrage apporte un éclairage nouveau sur un problème occulté par la théologie moderne. Il concerne les rapports de la prédestination et de la liberté. Car la déchéance de Judas soulève une question fondamentale. Comment le Christ, le «Scrutateur des cœurs», a-t-Il pu choisir comme apôtre celui qui allait le livrer à ses ennemis mortels ? La réponse classique consiste à introduire la notion de «permission divine». Mais elle laisse beaucoup trop d’interrogations en suspens. Quant à admettre une défaillance de jugement du Christ, cela revient, comme le rappelle Boulgakov, à «blasphémer». Il importe donc de revenir à la grande vérité de la prédestination, telle que saint Paul l’a exprimée à maintes reprises et en particulier dans l’exorde de l’épître aux Éphésiens (Ep 1, 3-14). Elle sert de fondement à l’anthropologie théologique du Père Boulgakov. Pour saint Paul, nous avons été élus, choisis et voulus par Dieu, «dès avant la création du monde». Au plan anthropologique, cela signifie que chaque personne humaine a son propre archétype qui correspond à son logos, à son «thème». C’est ce qu’Edith Stein appelle la «note pure» de chaque être : «toute âme humaine est sortie des mains de Dieu et porte une empreinte particulière» écrit-elle dans L’Être fini et l’Être éternel. Il s’ensuit que chaque homme est appelé à déployer sa «note» personnelle, unique, à devenir ce qu’il est. Cette idée traverse les œuvres de Boulgakov et d’Edith Stein, qui accordent une importance essentielle à l’individualité irréductible de la personne humaine. Le théologien russe en analyse toutes les implications dans son étude : «Dieu, écrit-il, a allumé dans le Ciel d’innombrables luminaires et constellations d’esprits et d’âmes, et parmi elles s’est allumée l’étoile de Judas, qui doit accomplir sa propre trajectoire. Et de même que Dieu dans Son éternité a donné existence à l’Archange suprême, devenu étoile déchue, et que Dieu n’a pas éliminé de cette création-là, de même dans Son éternité, le Seigneur a créé l’âme de Judas dans laquelle Il a insufflé la puissance et la vocation apostolique» (p. 119). Judas est devenu apôtre car c’est ainsi qu’il avait été créé. Les théories calvinistes et jansénistes, qui postulent une prédétermination à la réprobation, ont fini par fausser l’intelligence de la notion de prédestination car elles conduisent à la négation du libre arbitre. La prédestination, dans son sens chrétien authentique, exhausse la liberté. L’élection de Judas auprès du Christ a eu son «prologue dans la Ciel», selon la belle formule du théologien. Mais aucun homme, dans son existence, ne correspond pleinement à son «idée». La vocation de Judas recelait la possibilité d’une trahison ou d’un accomplissement. Au rebours de l’antique fatum, la prédétermination, ou détermination surtemporelle, n’affecte pas la liberté de la créature, son indépendance, son autonomie : «Dieu confie Ses idées créatrices à des êtres libres, et non à des choses, en les mettant comme à leur disposition, Il les crée dans la liberté de créature». (p. 112). Judas n’a jamais été privé de sa liberté. À tout moment il y a eu pour lui un choix, une alternative. Comme le constate Boulgakov, «dans la forme de sa réception, dans son autoposition, l’âme de Judas s’est définie de telle façon que son sort tragique, son échec apostolique, est devenu inévitable» (p. 119). Il convient donc de rejeter l’explication providentialiste selon laquelle il aurait été choisi, «élu» en vue de sa trahison, à seule fin que l’Écriture s’accomplisse. Cela reviendrait à nier sa responsabilité. Philippe Plet, prêtre passioniste, récuse dans son dernier livre l’hypothèse d’un Judas prédestiné à trahir le Christ : «Il ne s’agit pas d’une prédestination aveugle et aveuglante, à la manière du "Destin" de la tragédie grecque, un fatum accablant détruisant la liberté humaine. L’omniscience du Christ, qui le fait prophétiser plusieurs fois sa Passion durant sa vie publique, n’est pas une puissance contraignante qui réduirait les hommes à l’état de marionnettes passives. Répétons-le, la motivation de Judas est un mystère, le mystère d’iniquité et de liberté»(1).

Son œuvre ténébreuse, Judas l’a accomplie librement. Malgré tout, on ne peut s’empêcher de penser qu’il aurait pu devenir l’égal de saint Paul, l’apôtre des nations. Mais il a suivi une trajectoire inverse : «Chez saint Paul, note Boulgakov, la maladie a précédé la guérison, le persécuteur est devenu apôtre. Le destin de Judas est terrible en ce que sa maladie a suivi un cours inverse, et a transformé l’apôtre en traître. Lui, l’un des Douze, a accompli ce que voulait Saül avant de devenir Paul. Mais naturellement sa nature d’apôtre ne pouvait supporter cette chute et il prononça lui-même son jugement, au lieu d’attendre celui de Dieu» (p. 120). Sur ce jugement de Dieu, Boulgakov garde le silence. L’Église n’a jamais prié pour le salut de Judas. Mais peut-on se contenter d’affirmations catégoriques ? Dans une étude postérieure, Boulgakov évoque la possibilité d’une rencontre du Christ et de Judas dans l’au-delà, présentée comme «le triomphe de l’amour» (p. 16). Aux tenants de l’éternité des peines, Boulgakov a toujours rappelé l’apocastase, cette doctrine très discutée du rétablissement de toutes choses dans la communion avec Dieu. Elle seule peut fournir quelque justification à l’idée d’une rédemption de Judas.

1) Philippe Plet, La Passion selon saint Jean ou le jugement du monde, Paris, Salvator, 2015, p. 31.

Serge Boulgakov, Judas Iscarioth, l’apôtre félon, traduit du russe par Michel Niqueux, Genève, Éditions des Syrtes, 2015.

09/06/2018
Sombreval





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