L’oeuvre d’Antonio Vieira (1608-1697) suscite depuis plusieurs années l’intérêt des chercheurs. Certains se sont intéressés à la personnalité de ce missionnaire jésuite, célèbre prédicateur, conseiller royal, une des plus hautes figures de la littérature et de l’humanisme chrétien, que Fernando Pessoa tenait pour «l’empereur de la langue portugaise». L’étude son œuvre et des sources où Vieira a puisé son inspiration s’est avérée également stimulante pour la recherche. Hugues Didier dans sa présentation des sermons regroupés sous le titre Le Salut en Clair Obscur, a montré que la figure de l’anamorphose (conjonction des opposés), prisée par les écrivains de l’âge baroque, structurait toute son «esthétique christologique». Il a souligné également l’importance du symbolisme dans sa préface au Sermon de saint Antoine aux poissons. Au XVIIe de nombreux auteurs portugais et espagnols, héritiers du néo-platonisme de la Renaissance, appliquaient avec ferveur la méthode analogique. Hostiles à la vision mécaniste de la nature et de l’animal-machine, issue de Descartes, ils voyaient dans la nature un immense musée foisonnant d’énigmes, de mystères et de symboles.
Dans ce sermon savoureux, Antonio Vieira parvient à allier la poésie franciscaine à l’imagination baroque. La légende veut que saint Antoine de Padoue, prêcha un jour aux poissons qui se pressèrent pour l’entendre. Antonio Vieira relate cette légende dans son sermon qu’il prononça la 1er juin 1654, jour de la fête du saint : « Saint Antoine prêchait en Italie à Rimini contre les hérétiques ; et comme les erreurs d’entendement sont difficiles à extirper, non seulement le saint n’obtenait aucun résultat, mais encore le peuple en vint à se révolter contre lui, et peu s’en fallut qu’il n’y perdît la vie (…) Il décide alors de changer de chaire et d’auditoire ; il laisse les places et il va sur la plage, il laisse la terre et se dirige vers la mer. Puisque les hommes ne veulent plus m’écouter, que m’écoutent les poissons ! O puissance de celui qui créa la mer et la terre ! Les ondes se mettent à bouillonner, les poissons se rassemblent, les gros et les petits, et ils écoutent Antoine, docteur de l’Eglise, prêcher ».
Sur le modèle de saint Antoine, «le Faiseur de miracles», Antonio Vieira s’adresse d’un ton fraternel à plusieurs espèces de poissons qu’il lui a été loisible d’observer au cours de ses nombreux périples maritimes. Il s'intéresse surtout à celles qui se prêtent à une interprétation symbolique. C'est ainsi que les «crampons», petits poissons s’accrochant à des grands au moyen d’une ventouse et qui se laissent ainsi transporter sur de longues distances, symbolisent pour lui la servilité, l’esprit de cupidité des colons brésiliens et portugais :
« Au cours de ce voyage dont j’ai parlé, et toutes les fois que j’ai franchi la ligne équinoxiale, j’ai vu, au-dessous de cette ligne, quelque chose que j’ai souvent vu et noté chez les hommes, et j’ai été surpris de constater que cette peste avait aussi atteint et contaminé les poissons. On donne le nom de crampons aux poissons dont je parlerai maintenant, et cela en toute propriété, car ces petits poissons non seulement s’approchent d’autres poissons plus grands qu’eux, mais encore se collent à leur dos, de telle manière qu’ils ne s’en décrochent plus […] Si ce mode de vie, plus astucieux que généreux, a été transmis d’un élément à l’autre, sans doute les poissons de haute mer l’ont-il appris depuis que nos portugais ont sillonné nos océans. Car il n’est vice-roi ou gouverneur se rendant en terres d’outre-mer qui ne soit entouré de crampons, lesquels s’accrochent à lui pour venir ici apaiser leur faim que, là-bas, ils ne pouvaient satisfaire»
Antonio Vieira a sans doute puisé son inspiration dans les bestiaires médiévaux, ces ouvrages en vers ou en prose, dans lesquels la description d’animaux permet de dégager une signification morale ou religieuse destinée à l’édification. Ces ouvrages résultaient souvent de la combinaison d’un traité d’histoire naturelle et d’un manuel de doctrine chrétienne. Antonio Vieira perpétue cette tradition mais il y ajoute la fouge et l’exubérance caractéristiques de l’esthétique baroque. Ce sermon lui donne l’occasion de déployer sa verve satirique. Il y malmène tous les ambitieux, les cupides, les intrigants, les oppresseurs. Pour lui tous les péché humain trouvent leur image dans les fonds marins. Le père Vieira va jusqu’à faire porter aux malheureux crampons le poids symbolique de la plus grande réalité du monde spirituelle, le péché originel. C’est en assistant à une pèche au requin que l’analogie a surgi dans son esprit. Voici la scène :
« Le requin rôde autour du navire, dans le calme de l’équateur, avec ses crampons sur le dos, si rivés à sa peau qu’ils font penser à un rapiéçage, où à des taches naturelles, plutôt qu’à des hôtes ou des compagnons. On lui lance un hameçon à chaîne, avec la ration de quatre hommes de troupe. Il se précipite furieusement sur sa proie, avale le tout en une bouchée, et le voilà pris. La moitié de l’équipage accourt pour l’attacher et le hisser ; il frappe violement le pont de sa queue dans ses derniers soubresauts, et il meurt ; et, avec lui, meurent les crampons».
La leçon toute symbolique de ce drame, Antonio Vieira nous la révèle quelques pages plus loin. Pour le père jésuite, soucieux d’éveiller l’imagination de ses auditeurs, de leur inculquer de grandes vérités de la foi avec des mots simples, sans recourir à des abstractions théologiques, la description de la mort du requin entraînant avec lui tous les crampons est plus propice à l’édification qu'un exposé doctrinal. Dans un genre comme le sermon les images jouent un rôle déterminant. La méthode employée par Antonio Vieira participe de cette mystique du concret pour laquelle les jésuites avaient une prédilection :
« Que le requin meure parce qu’il a mangé, c’est sa voracité qui l’a tué ; mais que le crampon meure parce qu’il n’a pas mangé, c’est là la plus grande disgrâce que l’on puisse imaginer ! Qui aurait cru que le péché originel existât aussi chez les poissons ? Nous, les hommes, telle a été notre infortune que d’autres ont mangé, et c’est nous qui payons ! L’origine de notre mort est toute entière dans la gourmandise d’Adam et Eve, et qu’il nous faille mourir pour ce que d’autres ont mangé, c’est bien là la plus grande disgrâce ! Mais nous nous lavons de cette disgrâce avec un peu d’eau, et vous, vous ne pouvez pas vous laver de votre ignorance avec toute l’eau de la mer ! »
Ce texte est extrait de mon essai sur la Réversibilité
Dans ce sermon savoureux, Antonio Vieira parvient à allier la poésie franciscaine à l’imagination baroque. La légende veut que saint Antoine de Padoue, prêcha un jour aux poissons qui se pressèrent pour l’entendre. Antonio Vieira relate cette légende dans son sermon qu’il prononça la 1er juin 1654, jour de la fête du saint : « Saint Antoine prêchait en Italie à Rimini contre les hérétiques ; et comme les erreurs d’entendement sont difficiles à extirper, non seulement le saint n’obtenait aucun résultat, mais encore le peuple en vint à se révolter contre lui, et peu s’en fallut qu’il n’y perdît la vie (…) Il décide alors de changer de chaire et d’auditoire ; il laisse les places et il va sur la plage, il laisse la terre et se dirige vers la mer. Puisque les hommes ne veulent plus m’écouter, que m’écoutent les poissons ! O puissance de celui qui créa la mer et la terre ! Les ondes se mettent à bouillonner, les poissons se rassemblent, les gros et les petits, et ils écoutent Antoine, docteur de l’Eglise, prêcher ».
Sur le modèle de saint Antoine, «le Faiseur de miracles», Antonio Vieira s’adresse d’un ton fraternel à plusieurs espèces de poissons qu’il lui a été loisible d’observer au cours de ses nombreux périples maritimes. Il s'intéresse surtout à celles qui se prêtent à une interprétation symbolique. C'est ainsi que les «crampons», petits poissons s’accrochant à des grands au moyen d’une ventouse et qui se laissent ainsi transporter sur de longues distances, symbolisent pour lui la servilité, l’esprit de cupidité des colons brésiliens et portugais :
« Au cours de ce voyage dont j’ai parlé, et toutes les fois que j’ai franchi la ligne équinoxiale, j’ai vu, au-dessous de cette ligne, quelque chose que j’ai souvent vu et noté chez les hommes, et j’ai été surpris de constater que cette peste avait aussi atteint et contaminé les poissons. On donne le nom de crampons aux poissons dont je parlerai maintenant, et cela en toute propriété, car ces petits poissons non seulement s’approchent d’autres poissons plus grands qu’eux, mais encore se collent à leur dos, de telle manière qu’ils ne s’en décrochent plus […] Si ce mode de vie, plus astucieux que généreux, a été transmis d’un élément à l’autre, sans doute les poissons de haute mer l’ont-il appris depuis que nos portugais ont sillonné nos océans. Car il n’est vice-roi ou gouverneur se rendant en terres d’outre-mer qui ne soit entouré de crampons, lesquels s’accrochent à lui pour venir ici apaiser leur faim que, là-bas, ils ne pouvaient satisfaire»
Antonio Vieira a sans doute puisé son inspiration dans les bestiaires médiévaux, ces ouvrages en vers ou en prose, dans lesquels la description d’animaux permet de dégager une signification morale ou religieuse destinée à l’édification. Ces ouvrages résultaient souvent de la combinaison d’un traité d’histoire naturelle et d’un manuel de doctrine chrétienne. Antonio Vieira perpétue cette tradition mais il y ajoute la fouge et l’exubérance caractéristiques de l’esthétique baroque. Ce sermon lui donne l’occasion de déployer sa verve satirique. Il y malmène tous les ambitieux, les cupides, les intrigants, les oppresseurs. Pour lui tous les péché humain trouvent leur image dans les fonds marins. Le père Vieira va jusqu’à faire porter aux malheureux crampons le poids symbolique de la plus grande réalité du monde spirituelle, le péché originel. C’est en assistant à une pèche au requin que l’analogie a surgi dans son esprit. Voici la scène :
« Le requin rôde autour du navire, dans le calme de l’équateur, avec ses crampons sur le dos, si rivés à sa peau qu’ils font penser à un rapiéçage, où à des taches naturelles, plutôt qu’à des hôtes ou des compagnons. On lui lance un hameçon à chaîne, avec la ration de quatre hommes de troupe. Il se précipite furieusement sur sa proie, avale le tout en une bouchée, et le voilà pris. La moitié de l’équipage accourt pour l’attacher et le hisser ; il frappe violement le pont de sa queue dans ses derniers soubresauts, et il meurt ; et, avec lui, meurent les crampons».
La leçon toute symbolique de ce drame, Antonio Vieira nous la révèle quelques pages plus loin. Pour le père jésuite, soucieux d’éveiller l’imagination de ses auditeurs, de leur inculquer de grandes vérités de la foi avec des mots simples, sans recourir à des abstractions théologiques, la description de la mort du requin entraînant avec lui tous les crampons est plus propice à l’édification qu'un exposé doctrinal. Dans un genre comme le sermon les images jouent un rôle déterminant. La méthode employée par Antonio Vieira participe de cette mystique du concret pour laquelle les jésuites avaient une prédilection :
« Que le requin meure parce qu’il a mangé, c’est sa voracité qui l’a tué ; mais que le crampon meure parce qu’il n’a pas mangé, c’est là la plus grande disgrâce que l’on puisse imaginer ! Qui aurait cru que le péché originel existât aussi chez les poissons ? Nous, les hommes, telle a été notre infortune que d’autres ont mangé, et c’est nous qui payons ! L’origine de notre mort est toute entière dans la gourmandise d’Adam et Eve, et qu’il nous faille mourir pour ce que d’autres ont mangé, c’est bien là la plus grande disgrâce ! Mais nous nous lavons de cette disgrâce avec un peu d’eau, et vous, vous ne pouvez pas vous laver de votre ignorance avec toute l’eau de la mer ! »
Ce texte est extrait de mon essai sur la Réversibilité