Le dernier essai d’Antoine Compagnon, consacré aux antimodernes (de Joseph de Maistre à Roland Barthes) a été l’objet d’un long dossier dans le Figaro littéraire. Antoine Compagnon est professeur d’université à Sorbonne où, comme ses collègues, il expédie quelques cours bâclés. J’ai dû en subir quelques-uns lors de ma période sorbonnard. Je garde encore en travers de la gorge son séminaire sur la critique littéraire, ce qu’il appelait «la critique de la critique», une espèce d’exploration de ce qu’est capable d’enfanter notre mirifique «modernité», dont on ressortait rempli de dégoût. Je comprends qu’il se soit intéressé de si près au message délivré par ceux qu’il appelle les «antimodernes». Lui aussi a besoin d’être sauvé.
C’est à l’occasion d’un de ses cours sur Baudelaire que j’ai exposé pour la première fois la théorie maistrienne de la Réversibilité, devant un parterre d’étudiantes ébahies. J’avais transformé mon exposé en une espèce de réquisitoire contre les femmes, citations de Baudelaire et d’Otto Weininger à l’appui. Certaines étudiantes fulminaient de rage. C’était presque l’émeute dans la classe. Quelle poilade ! Antoine Compagnon a souri à certaines de mes interventions piquantes, ce qui attisait l'indignation des étudiantes les plus remontées contre moi. C’était complètement hors sujet mais j’ai quand même obtenu une bonne note, indispensable pour la réussite de mon DEA.
M.Compagnon relate dans son essai l’histoire du courant dit «antimoderne», depuis Joseph de Maistre jusqu’à Barthes qu’on s’étonne de voir figurer dans ce vaste panorama. Il y défend une thèse bien française, et donc réductrice, tant elle est tributaire des schémas idéologiques qui prédominent dans notre pays. L’écrivain moderne, pense-t-il, est celui qui résiste aux sirènes séduisantes mais éphémères de la modernité, c’est à dire, lisons-nous dans le Figaro, «non pas le naïf à la mode, mais le réactionnaire, le vitupérant, l'arrière-garde de l'avant-garde, le contre-révolutionnaire, celui qui à gauche passe pour appartenir à la droite et inversement. I[«Presque toute la littérature française des XIXe et XXe siècles préférée de la postérité est, sinon de droite, du moins antimoderne»]i».
Sa thèse soulève un certain nombre de questions. Un écrivain de la trempe de Bloy par exemple transcende évidemment ces clivages. Bloy est un «révolutionnaire-réactionnaire» comme l’a bien vu Berdiaev. Bloy s’inscrit dans un courant qui s’enracine dans la tradition catholique, mais il en dépasse les limites. «En lui se manifeste la force et non la faiblesse. Ce n’est pas un homme du passé mais un prophète. Son appartenance au catholicisme il la vit comme une antinomie tragique. Bloy est atrocement seul parmi ses coreligionnaires, le plus souvent piétiste et moraliste, enfermés dans une révélation close» (O.Clément, Une rencontre : Nicolas Berdiaev et Léon Bloy).
Mais le principal reproche que l’on peut adresser à M.Compagnon c’est qu’il définit le courant des antimodernes par opposition à la modernité, considérée comme une norme absolue, incontestable et dont il s’interdit d’examiner les fondements. Au terme de son analyse, cantonnée dans le domaine littéraire, la tradition antimoderne se trouve réduite à une sorte d’auxiliaire de la sacro-sainte modernité. A.Compagnon reste à mon sens trop dépendant de la conception baudelairienne de la modernité, ce qui limite la portée de ses réflexions.
Comme le remarque avec justesse Paul François Paoli dans sa recension de l’essai, « au-delà de l'expertise, on est un peu déçu par la neutralité de la conclusion. «L'antimoderne est le revers, le creux du moderne, son repli indispensable, sa réserve et sa ressource. Sans l'antimoderne, le moderne courait à sa perte, car les antimodernes sont la liberté des modernes, ou les modernes plus la liberté», écrit M. Compagnon. Peut-on se débarrasser des questions que la tradition antimoderne pose par une pirouette qui la réduit à n'être qu'un exutoire esthétique de la modernité ? N'est-ce pas une manière de passer outre le débat sur l'héritage des Lumières, plus actuel que jamais ? Antoine Compagnon ne fait qu'effleurer le sujet, comme s'il ne s'autorisait pas à sortir du domaine strictement «littéraire» pour aborder les parages de la philosophie et de la politique....»
Voir aussi la critique du magazine Lire
Présentation de l’ouvrage(source :Gallimard)
Qui sont les antimodernes ? Balzac, Beyle, Ballanche, Baudelaire, Barbey, Bloy, Bourget, Brunetière, Barrès, Bernanos, Breton, Bataille, Blanchot, Barthes... Non pas tous les écrivains français dont le nom commence par un B, mais, dès la lettre B, un nombre imposant d'écrivains français. Non pas tous les champions du statu quo, les conservateurs et réactionnaires de tout poil, non pas tous les atrabilaires et les déçus de leur temps, les immobilistes et les ultracistes, les scrogneugneux et les grognons, mais les modernes en délicatesse avec les Temps modernes, le modernisme ou la modernité, ou les modernes qui le furent à contrecoeur, modernes déchirés ou encore modernes intempestifs.
Pourquoi les nommer antimodernes ? D'abord pour éviter la connotation dépréciative généralement attachée aux autres appellations possibles de cette tradition essentielle parcourant les deux derniers siècles de notre histoire littéraire. Ensuite, parce que les véritables antimodernes sont aussi, en même temps, des modernes, encore et toujours des modernes, ou des modernes malgré eux. Baudelaire en est le prototype, sa modernité — il inventa la notion — étant inséparable de sa résistance au « monde moderne », comme devait le qualifier un autre antimoderne, Péguy, ou peut-être de sa réaction contre le moderne en lui-même, de sa haine de soi en tant que moderne. Ainsi choisit-il non pas Manet, son ami et pair, comme « peintre de la vie moderne », mais Constantin Guys, artiste dépassé par l'invention de la photographie, tandis qu'il écrivait à Manet : « [...] vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art. »
Les antimodernes — non les traditionalistes donc, mais les antimodernes authentiques — ne seraient autres que les modernes, les vrais modernes, non dupes du moderne, déniaisés. On se dit d'abord qu'ils devraient être différents, mais on se rend compte bientôt que ce sont les mêmes, les mêmes vus sous un autre angle, ou les meilleurs d'entre eux. L'hypothèse peut sembler bizarre ; elle demande à être vérifiée. Mettant l'accent sur l'antimodernité des antimodernes, on fera voir leur réelle et durable modernité.
C’est à l’occasion d’un de ses cours sur Baudelaire que j’ai exposé pour la première fois la théorie maistrienne de la Réversibilité, devant un parterre d’étudiantes ébahies. J’avais transformé mon exposé en une espèce de réquisitoire contre les femmes, citations de Baudelaire et d’Otto Weininger à l’appui. Certaines étudiantes fulminaient de rage. C’était presque l’émeute dans la classe. Quelle poilade ! Antoine Compagnon a souri à certaines de mes interventions piquantes, ce qui attisait l'indignation des étudiantes les plus remontées contre moi. C’était complètement hors sujet mais j’ai quand même obtenu une bonne note, indispensable pour la réussite de mon DEA.
M.Compagnon relate dans son essai l’histoire du courant dit «antimoderne», depuis Joseph de Maistre jusqu’à Barthes qu’on s’étonne de voir figurer dans ce vaste panorama. Il y défend une thèse bien française, et donc réductrice, tant elle est tributaire des schémas idéologiques qui prédominent dans notre pays. L’écrivain moderne, pense-t-il, est celui qui résiste aux sirènes séduisantes mais éphémères de la modernité, c’est à dire, lisons-nous dans le Figaro, «non pas le naïf à la mode, mais le réactionnaire, le vitupérant, l'arrière-garde de l'avant-garde, le contre-révolutionnaire, celui qui à gauche passe pour appartenir à la droite et inversement. I[«Presque toute la littérature française des XIXe et XXe siècles préférée de la postérité est, sinon de droite, du moins antimoderne»]i».
Sa thèse soulève un certain nombre de questions. Un écrivain de la trempe de Bloy par exemple transcende évidemment ces clivages. Bloy est un «révolutionnaire-réactionnaire» comme l’a bien vu Berdiaev. Bloy s’inscrit dans un courant qui s’enracine dans la tradition catholique, mais il en dépasse les limites. «En lui se manifeste la force et non la faiblesse. Ce n’est pas un homme du passé mais un prophète. Son appartenance au catholicisme il la vit comme une antinomie tragique. Bloy est atrocement seul parmi ses coreligionnaires, le plus souvent piétiste et moraliste, enfermés dans une révélation close» (O.Clément, Une rencontre : Nicolas Berdiaev et Léon Bloy).
Mais le principal reproche que l’on peut adresser à M.Compagnon c’est qu’il définit le courant des antimodernes par opposition à la modernité, considérée comme une norme absolue, incontestable et dont il s’interdit d’examiner les fondements. Au terme de son analyse, cantonnée dans le domaine littéraire, la tradition antimoderne se trouve réduite à une sorte d’auxiliaire de la sacro-sainte modernité. A.Compagnon reste à mon sens trop dépendant de la conception baudelairienne de la modernité, ce qui limite la portée de ses réflexions.
Comme le remarque avec justesse Paul François Paoli dans sa recension de l’essai, « au-delà de l'expertise, on est un peu déçu par la neutralité de la conclusion. «L'antimoderne est le revers, le creux du moderne, son repli indispensable, sa réserve et sa ressource. Sans l'antimoderne, le moderne courait à sa perte, car les antimodernes sont la liberté des modernes, ou les modernes plus la liberté», écrit M. Compagnon. Peut-on se débarrasser des questions que la tradition antimoderne pose par une pirouette qui la réduit à n'être qu'un exutoire esthétique de la modernité ? N'est-ce pas une manière de passer outre le débat sur l'héritage des Lumières, plus actuel que jamais ? Antoine Compagnon ne fait qu'effleurer le sujet, comme s'il ne s'autorisait pas à sortir du domaine strictement «littéraire» pour aborder les parages de la philosophie et de la politique....»
Voir aussi la critique du magazine Lire
Présentation de l’ouvrage(source :Gallimard)
Qui sont les antimodernes ? Balzac, Beyle, Ballanche, Baudelaire, Barbey, Bloy, Bourget, Brunetière, Barrès, Bernanos, Breton, Bataille, Blanchot, Barthes... Non pas tous les écrivains français dont le nom commence par un B, mais, dès la lettre B, un nombre imposant d'écrivains français. Non pas tous les champions du statu quo, les conservateurs et réactionnaires de tout poil, non pas tous les atrabilaires et les déçus de leur temps, les immobilistes et les ultracistes, les scrogneugneux et les grognons, mais les modernes en délicatesse avec les Temps modernes, le modernisme ou la modernité, ou les modernes qui le furent à contrecoeur, modernes déchirés ou encore modernes intempestifs.
Pourquoi les nommer antimodernes ? D'abord pour éviter la connotation dépréciative généralement attachée aux autres appellations possibles de cette tradition essentielle parcourant les deux derniers siècles de notre histoire littéraire. Ensuite, parce que les véritables antimodernes sont aussi, en même temps, des modernes, encore et toujours des modernes, ou des modernes malgré eux. Baudelaire en est le prototype, sa modernité — il inventa la notion — étant inséparable de sa résistance au « monde moderne », comme devait le qualifier un autre antimoderne, Péguy, ou peut-être de sa réaction contre le moderne en lui-même, de sa haine de soi en tant que moderne. Ainsi choisit-il non pas Manet, son ami et pair, comme « peintre de la vie moderne », mais Constantin Guys, artiste dépassé par l'invention de la photographie, tandis qu'il écrivait à Manet : « [...] vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art. »
Les antimodernes — non les traditionalistes donc, mais les antimodernes authentiques — ne seraient autres que les modernes, les vrais modernes, non dupes du moderne, déniaisés. On se dit d'abord qu'ils devraient être différents, mais on se rend compte bientôt que ce sont les mêmes, les mêmes vus sous un autre angle, ou les meilleurs d'entre eux. L'hypothèse peut sembler bizarre ; elle demande à être vérifiée. Mettant l'accent sur l'antimodernité des antimodernes, on fera voir leur réelle et durable modernité.