En 1942 paraissait chez Gallimard, dans la collection «Catholique» (les temps ont bien changé), l’admirable petit opuscule du Père Daniélou, Le Signe du Temple. Réédité en petite quantité dans les années 90, il n’est à ce jour plus disponible. C’est pourtant un des essais chrétiens les plus riches, les plus pénétrants qu’il m’ait été donné de lire. J’ai tenté d’en dégager les idées-forces et de résumer l’ensemble des chapitres en respectant, autant que possible, le déroulement de la pensée de Jean Daniélou. Le thème autour duquel s’articule l’essai, c’est celui du Temple qui traverse toute l’Ecriture. Il permet au théologien d’explorer les différents modes d’habitation de Dieu parmi les hommes, de plus en plus excellents, et qui suivent un ordre providentiel. Vous trouverez en format PDF quelques paragraphes du dernier chapitre du livre, qui porte sur le temple et la liturgie célestes. Il vient compléter ce que j’ai déjà écrit sur le sujet : voir ici, là et là. Tout récemment encore, lors de sa venue à Paris, le Pape rappelait que «nos liturgies de la terre ne pourront jamais être qu’un pâle reflet de la liturgie céleste, qui se célèbre dans la Jérusalem d’en haut, objet du terme de notre pèlerinage sur terre». Il ajoutait : «Puissent nos célébrations s’en approcher le plus possible et la faire pressentir !». On est aujourd’hui très loin du compte.
Le Temple cosmique
L’essai commence par une méditation sur le Temple cosmique qui est celui de la religion primitive, universelle, dont on retrouve des traces, déformées, perverties, dans toutes les religions, comme l’avait bien vu Joseph de Maistre. La Nature tout entière est ce Temple où un Dieu familier «se promène à la brise du soir», selon l’expression de Genèse 3,8. Yahweh, comme l’écrit Daniélou, «n’est pas encore le Dieu caché, séparé du Tabernacle. Il converse familièrement avec Noé. Ses rapports avec Abraham sont ceux d’un ami». En présence du Suprême, ce dernier ne se départ pas de «cette liberté de parole qui était, dans la Grèce antique, le propre du citoyen libre et par quoi saint Paul et les frères signifient la liberté des enfants de Dieu avec leur Père. La nature entière est encore un temple pour lui. Un groupe d’arbres, une source lui sont un fragment de Paradis où il offre ses sacrifices». Une pierre brute lui tient lieu d’autel.
Le Temple mosaïque
Au panthéiste, la supériorité du temple mosaïque par rapport au Temple cosmique apparaîtra voilée, comme l’est la Présence de Dieu dans le sanctuaire juif. La Révélation sinaïtique marque toutefois un progrès car, en séparant l’homme de Dieu, elle manifeste la transcendance, la sainteté du Tout-Autre : «Quelle différence y a-t-il du Temple mosaïque au Temple cosmique ? Quelle étape la révélation du Sinaï marque-t-elle dans l’économie de la Présence de Dieu ? Au premier abord, il semble qu’il y ait recul. Jusque-là on avait pu offrir partout des sacrifices. Désormais ne seront plus agréés de Dieu que ceux qui sont offerts dans le Tabernacle ; il n’y a plus qu’un seul sanctuaire […] Cela parut si dur que, pendant des siècles, les prêtres lutteront contre les Hébreux pour les empêcher de dresser des autels, même lorsqu’il ne s’agissait pas d’idolâtrie. Le culte est localisé en un lieu unique. En réalité, dans le plan divin, c’était là une étape nécessaire ; le grand danger était le polythéisme : l’unité du sanctuaire était comme le signe de l’unicité de Dieu… et c’est bien pour cela que le Judaïsme est resté, seul dans l’Antiquité, un monothéisme […] Le second trait qui caractérise apparemment la religion sinaïtique, c’est l’abîme qu’elle creuse entre Dieu et l’homme. Bienheureux temps, dirait-on, où Yahweh venait familièrement causer avec les Patriarches. Désormais il demeure dans le secret du Saint des saints, préservé par la triple enceinte […] Jadis la nature tout entière était la Maison divine et comme pénétrée de la Présence sacrée. Maintenant il y a opposition du sacré et du profane, ce qui est hors du temple, “pro-fanum” : “Les prêtres instruiront mon peuple à distinguer entre ce qui est saint et profane” (Ezech, XLIV,15)»
Le Temple christique
Chacune des économies successives ont ceci de commun qu’elles dépassent, prolongent celle qui la précède mais sans pour autant l’abolir. Le Temple mosaïque n’était qu’une étape transitoire. Un ordre nouveau lui succède, inauguré par le Christ, cette «réalité dont le Temple n’était que la figure» : «Désormais la demeure de Yahweh, la Schekinah n’est plus le Temple, mais l’humanité de Jésus». La Présence de Dieu dans le Temple a duré de Moïse à la mort de Jésus : la destruction du Temple en 70 témoignera de cette désaffection : «La gloire de Dieu résidait dans le Temple jusqu’à l’événement de l’Incarnation. Mais ce jour-là, elle commence à résider en Jésus. Le mot même qui signifie l’Incarnation dans saint Jean : “Et il habitera parmi nous’’ est celui qui désigne la Demeure de Dieu dans le Temple… Et voici qu’avec l’Habitation et la Gloire visible, la Gloire invisible aussi désormais va environner l’Humanité de Celui où Dieu habite corporellement. Voici apparaître les Grands Anges, avec Gabriel, qui vont désormais entourer l’Humanité de Jésus, être à l’arrière plan, mais toujours présents, et moins chanter qu’être par eux-mêmes cette Gloire au plus haut des cieux qui environne déjà l’Enfant conçu dans le sein de la Vierge. C’est le mystère même de l’Homme-Dieu, objet de l’adoration des Anges et qui s’anéantit dans la chair, c’est à côté des apparences sensibles ce côté céleste, l’événement hypercosmique de l’Incarnation». Et en Lui c’est toute l’humanité qui pénètre dans le Saint des saints, dans le sanctuaire de Dieu, au sein même de son monde intérieur, de sa théosphère intradivine.
Le temple ecclésial
Après la purification mosaïque, l’humanité accède à une présence plus haute, qui n’est plus circonscrite à un lieu, à un édifice de pierres. La plénitude de cette Présence réside maintenant dans l’humanité glorieuse du Christ, le Temple définitif, considéré dans sa réalité individuelle et dans sa totalité, c’est-à-dire le Corps mystique. Le Temple s’élargit aux dimensions du Corpus Christi Mysticum. C’est la communauté chrétienne dont la Tête est au Ciel et dans laquelle les membres sont unis les uns aux autres. Elle est le Temple véritable, dont le Temple de pierre était l’image préfiguratrice : «Vous-même, comme des pierres vivantes, entrez dans la structure de l’édifice pour former un Temple spirituel, un sacerdoce saint, afin d’offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus-Christ» (1 Pierre, 2:5). Ce Temple, on ne peut s’y introduire que par le recueillement et l’oraison : «Désormais le temple n’est plus la montagne lointaine vers laquelle se tend le désir des dispersés ; il suffit de rentrer en nous-même pour nous trouver dans la communion des saints». Le Père Daniélou cite, pour illustrer son propos, cette belle réflexion du cardinal Newman, extraite de son Sermon sur l’Eglise : «Notre-Seigneur Jésus-Christ après être monté au ciel n’a pas laissé le monde derrière lui tel qu’il l’avait trouvé. Il a laissé dans le monde ce qui n’y était pas avant lui, un foyer secret que la foi et l’amour peuvent retrouver partout en dépit du monde qui nous entoure. C’est l’Eglise de Dieu qui est notre vraie demeure, préparée par Dieu, où il habite avec ses anges et ses saints. Quoique vous soyez dans un corps de chair, un membre de ce monde, vous n’avez qu’à vous agenouiller respectueusement et vous êtes aussitôt dans leur société».
Ce temple spirituel est aussi l’accomplissement du temple cosmique. L’homme en effet récapitule et synthétise toute la création. C’est pourquoi les plus anciens Pères et les théologiens médiévaux l’ont assimilé à un «microcosme». Par son esprit créé, il transcende l’univers (voir ma thèse). Dès lors, note Daniélou, «l’emporte que le cosmos tout entier ce Temple dont chaque pierre est elle-même à elle seule un univers, s’il est vrai que “l’esprit est en quelque manière toute chose” (saint Thomas d’Aquin) et qu’“une seule pensée de l’homme vaut mieux que tout l’univers” (saint Jean de la Croix) ».
Ce temple spirituel est aussi l’accomplissement du temple cosmique. L’homme en effet récapitule et synthétise toute la création. C’est pourquoi les plus anciens Pères et les théologiens médiévaux l’ont assimilé à un «microcosme». Par son esprit créé, il transcende l’univers (voir ma thèse). Dès lors, note Daniélou, «l’emporte que le cosmos tout entier ce Temple dont chaque pierre est elle-même à elle seule un univers, s’il est vrai que “l’esprit est en quelque manière toute chose” (saint Thomas d’Aquin) et qu’“une seule pensée de l’homme vaut mieux que tout l’univers” (saint Jean de la Croix) ».
Le temple prophétique
L’abolition de l’ordre ancien ne signifie pas la disparition de toutes les richesses qu’il recélait. Dans le Temple nouveau « rien n’est perdu, tout est repris, assumé, ordonné à une signification plus haute ; c’est une pure promotion, un progrès absolu ». Le mystère chrétien, bien qu’il soit un fait totalement nouveau, s’inscrit dans une tradition, affirme une continuité, une unité du plan divin. Nous pouvons par exemple constater que l’Eglise «offre le sacrifice nouveau selon le registre des rituels anciens». Ainsi la messe «contient-elle toutes les épaisseurs du temps et de l’espace, du cosmos et de l’histoire». Elle «nous fait retrouver dans les profondeurs de notre mémoire ancestrale le premier geste religieux de l’humanité, l’offrande du pain et du vin, celui de Melchisédech, le grand prêtre du temple cosmique – et c’est celui dont elle a fait le sacrement de son sacrifice : “Accepter (cette offrande) comme vous avez bien voulu accepter les présents de votre serviteur Abel le Juste, le sacrifice d’Abraham, le père de notre race, et celui de Melchisédech, votre souverain prêtre…” (Canon de la Messe, trad.fr de l’Ordo ancien). Elle nous fait au seuil du Saint des saints – “Enlevez nos fautes, Seigneur, pour que nous puissions pénétrer jusqu’au Saint des saints avec une âme pure” (Préparation) – ressentir la crainte mosaïque dans sa plus haute expression : “Saint, saint, saint le seigneur, Dieu des forces célestes” (Sanctus). Tout est ici rassemblé, restitué à sa signification, ramené à Dieu par le Christ – “Par Lui, Seigneur, vous ne cessez de créer tous ces biens…” (Conclusion du Canon). Elle nous rend témoin, au moment de l’épiclèse, de la descente du feu qui vient, en consumant les victimes, attester qu’elles ont été agréées par Dieu, non plus par le feu matériel descendant sur les victimes de chair présentées par Elie sur l’autel, mais feu spirituel, Esprit-Saint qui vient consumer les souillures de nos cœurs et consacrer la communauté dont l’hostie est le sacrement….»
Le temple mystique
Le Temple mystique, au centre duquel luisent les Trois Personnes, c’est celui auquel accède l’homme intérieur. Toute âme chrétienne, sanctifiée, est le véritable Temple de Dieu qu’il lui faut préserver de toute profanation : «Ne savez-vous pas, dit saint Paul, que vous êtes le Temple de Dieu et que l’Esprit-Saint habite en vous ? Si quelqu’un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira, car le temple de Dieu est saint et c’est ce que vous êtes vous-même » (I Cor, 3:16). Ce temple intérieur était préfiguré par l’enceinte la plus intérieure du tabernacle mosaïque : le Saint des saints, le lieu le plus secret du sanctuaire. Dans la nouvelle économie du salut, spirituelle celle-là, il n’existe plus en tant qu’espace visible mais c’est l’âme dorénavant qui l’abrite : « C’est là, cachée aux regards profanes, au plus profond du sanctuaire de l’âme, que la Trinité demeure. Ou plutôt, c’est là que perpétuellement elle se communique à l’âme qui s’ouvre à elle, l’introduisant à l’intérieur même de sa propre vie, par la communication que le Père lui fait du Verbe qui par l’Esprit la ramène au Père, l’emportant dans le cycle de la Vie Trinitaire, dans le mouvement de l’éternel amour».
Le Temple céleste
« Le Christ est le grand prêtre, c'est-à-dire qu'il est le représentant de l'Humanité totale – et qu'avec Lui la "nature humaine" tout entière est définitivement introduite dans le Temple céleste. Avec Lui c'est dans le Temple céleste que l'Humanité pénètre, c'est-à-dire dans le plérôme des créatures spirituelles qui sont le Temple, la Gloire, au sein de laquelle demeure la Sainte Trinité….Désormais, le lieu de l'Humanité est le ciel : c'est là qu'elle demeure déjà par le Christ, chef du Corps mystique et par l’Eglise glorieuse. C'est là qu'a lieu désormais l'unique liturgie valable : et non plus auprès des sources, ni dans le Temple de pierre. C'est cette liturgie que décrit saint Jean dans l'Apocalypse… C'est à cette liturgie céleste que nous participons à la messe, qui est l’offrande du sacrifice céleste ».
Le Temple céleste
Le Temple céleste