L’essai d’Anne Ancelin Schützenberger, Aïe mes aïeux contient un chapitre étonnant sur les paroles de malédiction. Elle puise dans l’histoire de France l’exemple de la malédiction proférée par le Grand Maître de l’ordre des Templiers, Jacques de Molay, avant de mourir sur le bûcher. Condamné à mort par Philippe le Bel (1314), il s’est écrié : « Pape Clément ! Chevalier Guillaume ! Roi Philippe ! Avant un an, je vous cite à paraître au tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste châtiment ! Maudits ! Maudits ! Tous maudits jusqu’à la treizième génération ». Et Anne Ancelin de rappeler que pendant les mois qui suivirent sa mort « les trois coresponsables de son jugement injuste ont payé : le roi de France est mort, le Pape Clément est mort, le cardinal qui présidait le tribunal est mort dans l’année, puis le fils aîné de Philippe le Bel, Louis X, probablement assassiné dix-huit mois après […] Rappelons que Louis XVI est sorti de la Conciergerie, de la prison du Temple, par la même porte que Jacques de Molay, quatre cent soixante-sept ans plus tôt, pour aller à son supplice. Et que c’était la treizième génération».
Anne Ancelin rejette l'argument du bon sens qui voudrait que cette corrélation soit due au hasard. Il s’agit pour elle d’un exemple de «mal» prononcé solennellement et agissant sur le devenir des êtres.
Que nos paroles, nos mots aient une signification et une influence qui nous échappent, c’était là déjà une conviction partagée par Saint Martin et Léon Bloy. Les mots écrivaient ce dernier «ne sont pas seulement des combinaisons alphabétiques ou des aventures de gueuloir, mais les plus vivantes réalités. Quand il est sorti de nous, le pauvre mot qui flottait auparavant dans les limbes ténébreux du Disponible, il devient aussitôt agile, vagabond et irréparable. Ubiquitaire par sa nature, il s’élance de tous les côtés à la fois, agissant avec la force plénière de son origine d’En-Haut, car les mots ne sont pas de l’homme».
La parole performative (1) se trouve investie du pouvoir que les mystiques allemands de la Renaissance attribuaient à l’image, produite par l’imagination. Toutes deux supposent une adhésion de tout l’être, une volonté incoercible. Une volonté qui ne fait pas corps avec l’image engendrée par la pensée est incapable de faire mouvoir quoi que ce soit. Pour Paracelse l’imagination est une puissance magique. Si l’imagination est assez forte, rien ne serait impossible car elle est le principe de toute magie, donc de toute action qui permet, par l’invisible, d’inscrire une marque dans le monde visible. Un homme violemment motivé et qui, dans son désir, a su s’ouvrir le chemin de l’imagination magique, peut devenir redoutable, exercer un pouvoir de nuisance insoupçonnable, sans même recourir à des moyens physiques. Alexandre Koyré a résumé brillamment la doctrine paracelsienne de l’imagination dans un essai consacré aux mystiques et alchimistes allemands du XVIe siècle :
« Comme le terme l’indique, elle [l’imagination] est la production magique d’une image. Plus exactement elle est l’expression par une image d’une tendance de la volonté ; et, si l’on y fait attention, on verra bien que l’imagination est la force magique par excellence ; qu’elle nous offre le type essentiel de l’action magique. Or toute action est magique. L’action créatrice ou productrice avant tout. L’image, que produit l’imagination, exprime une tendance, une puissante tension de la volonté ; elle naît en nous, en notre âme, d’une manière organique ; elle est en nous-mêmes, et c’est nous-mêmes que nous exprimons en elle. L’image est le corps de notre pensée, de notre désir. En elle ils s’incarnent […] L’image est un corps dans lequel s’incarnent la pensée et la volonté de l’âme. L’âme qui enfante des pensées, des idées, des désirs, leur donne par l’imagination une être sui generis ; ce n’est pas encore l’être réel, l’âme ne créé pas au sens fort du terme ; elle confère toutefois à l’image une sorte d’existence magique, indépendante, en une certaine mesure, de l’existence et de la volonté de l’âme qui l’a engendrée. Comme les enfants qui, bien que produits par notre être organique, acquièrent, dès le moment de leur conception, un être propre, les idées que nous concevons, deviennent des centres de force, qui peuvent agir et exercer une influence. Ce sont dans le Gestirn de petits centres d’action, de petits êtres magiques. Ils ont évidemment d’autant plus de puissance que l’imagination et la volonté qui les ont engendrés ont été plus fortes ».
C’est par ce dynamisme propre des produits de l’imagination que s’explique l’action d’une volonté sur une autre et la possibilité de communiquer ses pensées à travers l’espace. Lorsque le désir, au sens paracelsien du terme, est assez puissant, l’image qu’il transporte acquiert une puissance magique capable de bouleverser l'ordre des choses. Une imagination stimulée par la volonté accomplit n’importe où ce qu’elle projette. C’est la volonté qui fortifie et dirige la matrix magique de l’imagination .
Le pouvoir performatif de la parole repose quant à lui sur l’efficience magique des mots qui peuvent agir sur le monde et les hommes : « La vérité, écrit Léon Bloy, c’est qu’ils sont tous terribles, tous mystérieux, qu’ils ont le pouvoir de se changer en serpent comme les bâtons de Jannés et de Mambré, sous les yeux du Pharaon, quand le magicien l’ordonne »
(1) L’acte linguistique performatif consiste à énoncer quelque chose, qui, de cela même, se met à exister
Anne Ancelin rejette l'argument du bon sens qui voudrait que cette corrélation soit due au hasard. Il s’agit pour elle d’un exemple de «mal» prononcé solennellement et agissant sur le devenir des êtres.
Que nos paroles, nos mots aient une signification et une influence qui nous échappent, c’était là déjà une conviction partagée par Saint Martin et Léon Bloy. Les mots écrivaient ce dernier «ne sont pas seulement des combinaisons alphabétiques ou des aventures de gueuloir, mais les plus vivantes réalités. Quand il est sorti de nous, le pauvre mot qui flottait auparavant dans les limbes ténébreux du Disponible, il devient aussitôt agile, vagabond et irréparable. Ubiquitaire par sa nature, il s’élance de tous les côtés à la fois, agissant avec la force plénière de son origine d’En-Haut, car les mots ne sont pas de l’homme».
La parole performative (1) se trouve investie du pouvoir que les mystiques allemands de la Renaissance attribuaient à l’image, produite par l’imagination. Toutes deux supposent une adhésion de tout l’être, une volonté incoercible. Une volonté qui ne fait pas corps avec l’image engendrée par la pensée est incapable de faire mouvoir quoi que ce soit. Pour Paracelse l’imagination est une puissance magique. Si l’imagination est assez forte, rien ne serait impossible car elle est le principe de toute magie, donc de toute action qui permet, par l’invisible, d’inscrire une marque dans le monde visible. Un homme violemment motivé et qui, dans son désir, a su s’ouvrir le chemin de l’imagination magique, peut devenir redoutable, exercer un pouvoir de nuisance insoupçonnable, sans même recourir à des moyens physiques. Alexandre Koyré a résumé brillamment la doctrine paracelsienne de l’imagination dans un essai consacré aux mystiques et alchimistes allemands du XVIe siècle :
« Comme le terme l’indique, elle [l’imagination] est la production magique d’une image. Plus exactement elle est l’expression par une image d’une tendance de la volonté ; et, si l’on y fait attention, on verra bien que l’imagination est la force magique par excellence ; qu’elle nous offre le type essentiel de l’action magique. Or toute action est magique. L’action créatrice ou productrice avant tout. L’image, que produit l’imagination, exprime une tendance, une puissante tension de la volonté ; elle naît en nous, en notre âme, d’une manière organique ; elle est en nous-mêmes, et c’est nous-mêmes que nous exprimons en elle. L’image est le corps de notre pensée, de notre désir. En elle ils s’incarnent […] L’image est un corps dans lequel s’incarnent la pensée et la volonté de l’âme. L’âme qui enfante des pensées, des idées, des désirs, leur donne par l’imagination une être sui generis ; ce n’est pas encore l’être réel, l’âme ne créé pas au sens fort du terme ; elle confère toutefois à l’image une sorte d’existence magique, indépendante, en une certaine mesure, de l’existence et de la volonté de l’âme qui l’a engendrée. Comme les enfants qui, bien que produits par notre être organique, acquièrent, dès le moment de leur conception, un être propre, les idées que nous concevons, deviennent des centres de force, qui peuvent agir et exercer une influence. Ce sont dans le Gestirn de petits centres d’action, de petits êtres magiques. Ils ont évidemment d’autant plus de puissance que l’imagination et la volonté qui les ont engendrés ont été plus fortes ».
C’est par ce dynamisme propre des produits de l’imagination que s’explique l’action d’une volonté sur une autre et la possibilité de communiquer ses pensées à travers l’espace. Lorsque le désir, au sens paracelsien du terme, est assez puissant, l’image qu’il transporte acquiert une puissance magique capable de bouleverser l'ordre des choses. Une imagination stimulée par la volonté accomplit n’importe où ce qu’elle projette. C’est la volonté qui fortifie et dirige la matrix magique de l’imagination .
Le pouvoir performatif de la parole repose quant à lui sur l’efficience magique des mots qui peuvent agir sur le monde et les hommes : « La vérité, écrit Léon Bloy, c’est qu’ils sont tous terribles, tous mystérieux, qu’ils ont le pouvoir de se changer en serpent comme les bâtons de Jannés et de Mambré, sous les yeux du Pharaon, quand le magicien l’ordonne »
(1) L’acte linguistique performatif consiste à énoncer quelque chose, qui, de cela même, se met à exister