Miséricorde
Le lecteur attentif aura sans doute constaté que le dernier opus de Maurice Dantec, Métacortex, sorti ce mois-ci, abonde en références à la Réversibilité. Ce thème est en effet indissociable de la représentation de la Chute qui, dans la pensée de Joseph de Maistre, ne cesse de se perpétuer. La notion de «péché originel continué» fonde en quelque sorte la perpétuité de la Réversibilité en vertu de laquelle les innocents expient pour les coupables. Dantec, dans son roman, nous décrit un monde confronté à une seconde Chute : celui de la catastrophe généralisée et qui semble voué à la perdition. Toute la société est livrée au chaos, la perversion se propage et fait exploser toutes les barrières de la légalité. La nature est défigurée par tous les instruments qu’offrent la science et la technique à l’humanité nouvelle, cette humanité soumise à «l’esclavage de la vanité» selon les mots de saint Paul, affranchie de Dieu et de sa Loi. Les manipulations, les expérimentations génétiques donnent naissance à une nature artificielle, qui s'amalgame à la naturelle, réduite à l’état sauvage. Ce qui se préfigure alors, c'est une «Création de troisième espèce» (p.331), une anti-Création portant les séquelles de la dégradation humaine.
La Cité reste protégée de l’empire du mal grâce au Cube, le QG de la Sûreté qui figure la Justice. Dantec ne remet pas en question les mécanismes de la réversibilité, qui, de prime abord, peuvent choquer la raison. Il ne reprend pas même à son compte la critique récurrente qui consiste à dénier le caractère réversible des souffrances non voulues et subies. Il accepte telle quelle la doctrine maistrienne, comme en témoigne ce passage où l’écrivain explicite la nature de cette réversibilité (p.108) : «Selon Joseph de Maistre, un des auteurs maîtres de sa bibliothèque personnelle, “les innocents paient pour les coupables”, et c’est précisément cette réversibilité qui vient donner un sens à l’iniquité de ce monde. En effet, en payant pour les coupables, chaque innocent est une réfraction temporelle du Christ, chaque innocent, même s’il n’est pas un saint, est oint par la terrible et magnifique justice divine, celle où la Miséricorde est aussi infinie que le Châtiment et, par son sacrifice, il permet au coupable d’accéder à la Rédemption, geste de don total qui n’est pas particulièrement voulu. Chaque innocent satisfait pour le coupable».
Cette conception de la Réversibilité, le personnage principal, le lieutenant Paul Verlande l’a reçue de son père, ancien Waffen SS qui a combattu les forces alliées pendant la Seconde Guerre mondiale. Autant dire que cette Réversibilité, cet ancien soldat d’élite qui a assisté aux pires atrocités et qui a dû les infliger, l’a éprouvée dans son âme et dans chair : «La théologie du Père Verlande lui avait été inspirée par ses lectures, certes, mais il en avait expérimenté la chimie terrestre, au plus près, dans le laboratoire même où elle se fabriquait, à la chaîne, telle une industrie terminatrice».
Plus loin encore, l’écrivain relate des épisodes de la campagne de Russie où les hommes, bien qu’obéissant à des forces aveugles de destruction, accomplissent à leur insu une loi salvifique supérieure attestant la Miséricorde infinie de Dieu : «Sur le front de l’Est les SS tuaient systématiquement et immédiatement tous les soldats russes ; les soldats russes tuaient systématiquement et immédiatement les SS. Le diable lui-même ne pouvait échapper à la force mystérieuse de la réversibilité, lui-même finissait par tomber dans le piège qu’il avait conçu, c’était par sa folie meurtrière même que l’homme défaisait celui qui l’avait jeté dans la fosse sanglante». Dantec est ici proche de Maistre pour qui le déchaînement de la violence, transmuée en force sacrificielle lorsque culmine l'horreur de la guerre, se tourne contre le principe même du mal, du fait de la Réversibilité. Le Père Verlande, presque centenaire, fait d’ailleurs cette confession à son fils : «Mon châtiment aura été non seulement de ne pas mourir sur le champ de bataille, mais de vivre presque un siècle. Comprends la terrible réversion de la Justice divine : parce que je suis coupable, je reçois la vie, parce que j’ai donné la mort, j’ai droit à l’existence terrestre et à toutes ses richesses».
Le monde que dépeint Dantec, c’est celui de la Chute où, écrit-il, «paradoxalement la Réversibilité ne cesse d’agir dans le visible et l’invisible» (p.284). C’est pourquoi l’idée de sacrifice occupe une telle place dans son roman, et, partant, celle de réversibilité. Dans ce monde déchu, la joie même obéit à la loi de la compensation. Elle se paie d’une façon ou d’une autre (p.141), et d’abord par les souffrances de l’innocent. La réversion du sacrifice est continue car la culpabilité des hommes prend justement racine dans leur insouciance, leur inconscience, et disons-le, leur médiocrité. C’est ainsi, écrit-il avec justesse, que «certains criminels sont moins coupables que les hommes qui se destinent à cette occupation diabolique de vivre dans l’ignorance, la vanité, l’iniquité, la trahison, l’arrogance, la corruption, toutes ces micro-abominations commises au quotidien par l’homme moyen d’aujourd’hui, celui pour lequel, précisément, les innocents doivent être sacrifiés».
La Cité reste protégée de l’empire du mal grâce au Cube, le QG de la Sûreté qui figure la Justice. Dantec ne remet pas en question les mécanismes de la réversibilité, qui, de prime abord, peuvent choquer la raison. Il ne reprend pas même à son compte la critique récurrente qui consiste à dénier le caractère réversible des souffrances non voulues et subies. Il accepte telle quelle la doctrine maistrienne, comme en témoigne ce passage où l’écrivain explicite la nature de cette réversibilité (p.108) : «Selon Joseph de Maistre, un des auteurs maîtres de sa bibliothèque personnelle, “les innocents paient pour les coupables”, et c’est précisément cette réversibilité qui vient donner un sens à l’iniquité de ce monde. En effet, en payant pour les coupables, chaque innocent est une réfraction temporelle du Christ, chaque innocent, même s’il n’est pas un saint, est oint par la terrible et magnifique justice divine, celle où la Miséricorde est aussi infinie que le Châtiment et, par son sacrifice, il permet au coupable d’accéder à la Rédemption, geste de don total qui n’est pas particulièrement voulu. Chaque innocent satisfait pour le coupable».
Cette conception de la Réversibilité, le personnage principal, le lieutenant Paul Verlande l’a reçue de son père, ancien Waffen SS qui a combattu les forces alliées pendant la Seconde Guerre mondiale. Autant dire que cette Réversibilité, cet ancien soldat d’élite qui a assisté aux pires atrocités et qui a dû les infliger, l’a éprouvée dans son âme et dans chair : «La théologie du Père Verlande lui avait été inspirée par ses lectures, certes, mais il en avait expérimenté la chimie terrestre, au plus près, dans le laboratoire même où elle se fabriquait, à la chaîne, telle une industrie terminatrice».
Plus loin encore, l’écrivain relate des épisodes de la campagne de Russie où les hommes, bien qu’obéissant à des forces aveugles de destruction, accomplissent à leur insu une loi salvifique supérieure attestant la Miséricorde infinie de Dieu : «Sur le front de l’Est les SS tuaient systématiquement et immédiatement tous les soldats russes ; les soldats russes tuaient systématiquement et immédiatement les SS. Le diable lui-même ne pouvait échapper à la force mystérieuse de la réversibilité, lui-même finissait par tomber dans le piège qu’il avait conçu, c’était par sa folie meurtrière même que l’homme défaisait celui qui l’avait jeté dans la fosse sanglante». Dantec est ici proche de Maistre pour qui le déchaînement de la violence, transmuée en force sacrificielle lorsque culmine l'horreur de la guerre, se tourne contre le principe même du mal, du fait de la Réversibilité. Le Père Verlande, presque centenaire, fait d’ailleurs cette confession à son fils : «Mon châtiment aura été non seulement de ne pas mourir sur le champ de bataille, mais de vivre presque un siècle. Comprends la terrible réversion de la Justice divine : parce que je suis coupable, je reçois la vie, parce que j’ai donné la mort, j’ai droit à l’existence terrestre et à toutes ses richesses».
Le monde que dépeint Dantec, c’est celui de la Chute où, écrit-il, «paradoxalement la Réversibilité ne cesse d’agir dans le visible et l’invisible» (p.284). C’est pourquoi l’idée de sacrifice occupe une telle place dans son roman, et, partant, celle de réversibilité. Dans ce monde déchu, la joie même obéit à la loi de la compensation. Elle se paie d’une façon ou d’une autre (p.141), et d’abord par les souffrances de l’innocent. La réversion du sacrifice est continue car la culpabilité des hommes prend justement racine dans leur insouciance, leur inconscience, et disons-le, leur médiocrité. C’est ainsi, écrit-il avec justesse, que «certains criminels sont moins coupables que les hommes qui se destinent à cette occupation diabolique de vivre dans l’ignorance, la vanité, l’iniquité, la trahison, l’arrogance, la corruption, toutes ces micro-abominations commises au quotidien par l’homme moyen d’aujourd’hui, celui pour lequel, précisément, les innocents doivent être sacrifiés».
Châtiment
À plusieurs reprises, le personnage se présente comme un «agent du sacrifice», de la «sainte Réversibilité». C’est un «flic» au service de la justice, de cette justice divine qui dispense la Miséricorde et le Châtiment. Il doit donc mettre hors d’état de nuire les êtres pervers et malfaisants qui tirent jouissance de la destruction de l’innocence et qui, par leurs abominations, «perpétuent, à l’échelle purement terrestre, la Crucifixion du Christ» (p.168). C’est ainsi qu’«envoyer un coupable derrière les barreaux pour la vie est un acte de foi envers cette justice, car ici-bas, c’est à son innocence dévoyée que le criminel sera, pour le restant de ses jours, confronté chaque seconde. L’innocent paie pour que le criminel reçoive. Sur cette planète, ce sont les flics, soit un type d’hommes plus impitoyables encore que les criminels, qui sont les porteurs de cette promesse, ce sont les flics qui offrent le don sublime de la Cage perpétuelle».
Nous pourrions prendre un exemple dans l’actualité pour illustrer cette conception. Nous avons appris que Jean-Pierre Kleiber s’est suicidé dans sa cellule de Fleury-Mérogis. Qu’est ce qui l’a poussé à mettre fin à ses jours ? Certainement le refus de porter le poids de son crime. «J'en ai marre d'être pris pour un assassin et privé de ceux qui me sont chers» a-t-il noté dans son mot d’adieu. La police a joué son rôle, mais, on le voit, l’organisation pénitentiaire a failli. La fréquence des suicides dans les prisons françaises témoigne d’une défaillance de la justice des hommes, au sens fort que lui donne Dantec, elle qui devrait être le miroir de la justice de Dieu.
Verlande encore, quelques pages plus loin, explique à Voronine que c’est justement parce que Dieu souffre avec les victimes que l’application du châtiment doit être implacable : «Comprends juste que la Justice est émue avant même que le crime soit perpétré, elle saigne avant même que le couteau s’enfonce dans les chairs, elle pleure alors que le père ouvre la porte de sa chambre pour violer sa propre fille, elle hurle bien longtemps avant que le fer à souder s’approche des organes génitaux de l’homme attaché sur une chaise. C’est pour cela qu’elle ne laisse pas la moindre chance à ceux qui lui ont fait vivre le sort de chacune de leurs victimes. Sa divinité la rendra bien plus glaciale encore que celle dont les enfants de putain auront fait preuve, c’est cela la réversibilité infinie de Dieu».
À suivre : La Chute de la Création
Nous pourrions prendre un exemple dans l’actualité pour illustrer cette conception. Nous avons appris que Jean-Pierre Kleiber s’est suicidé dans sa cellule de Fleury-Mérogis. Qu’est ce qui l’a poussé à mettre fin à ses jours ? Certainement le refus de porter le poids de son crime. «J'en ai marre d'être pris pour un assassin et privé de ceux qui me sont chers» a-t-il noté dans son mot d’adieu. La police a joué son rôle, mais, on le voit, l’organisation pénitentiaire a failli. La fréquence des suicides dans les prisons françaises témoigne d’une défaillance de la justice des hommes, au sens fort que lui donne Dantec, elle qui devrait être le miroir de la justice de Dieu.
Verlande encore, quelques pages plus loin, explique à Voronine que c’est justement parce que Dieu souffre avec les victimes que l’application du châtiment doit être implacable : «Comprends juste que la Justice est émue avant même que le crime soit perpétré, elle saigne avant même que le couteau s’enfonce dans les chairs, elle pleure alors que le père ouvre la porte de sa chambre pour violer sa propre fille, elle hurle bien longtemps avant que le fer à souder s’approche des organes génitaux de l’homme attaché sur une chaise. C’est pour cela qu’elle ne laisse pas la moindre chance à ceux qui lui ont fait vivre le sort de chacune de leurs victimes. Sa divinité la rendra bien plus glaciale encore que celle dont les enfants de putain auront fait preuve, c’est cela la réversibilité infinie de Dieu».
À suivre : La Chute de la Création