Le thème de l’innocence expiant pour les abominations du coupable hante, depuis Joseph de Maistre, la pensée catholique. Peu de temps avant d'entamer la lecture du grand roman de Maurice Dantec, Métacortex, je m’étais replongé dans les œuvres en prose de Claudel. Feuilletant la Pléiade, j'ai découvert un texte court et dense portant sur une représentation théâtrale du Procès de Kafka. Pour Claudel, ce que met en scène ce texte unique de notre littérature, c’est le drame de l’innocent qui, dans ce monde de la Chute, pour reprendre l’expression de Dantec, est condamné, non seulement à partager le sort du coupable, mais surtout à se substituer à lui. Dans ce monde déchu, le scandale, ce n’est pas le mal, c’est l’innocence. Et plus qu’un scandale, elle constitue, selon les mots de Claudel, «un danger, un crime». Dans le roman de Kafka, le «danger» que représente Joseph K, son innocence, est perçu comme intolérable, ainsi que le constate Claudel avec une pointe d’ironie : «Que nous veut ce candidat à l’innocence, qui ne sert qu’à attirer l’attention sur notre propre cas ? L’innocence, c’est précisément son crime et le nôtre, que nous cherchons en vain à déguiser. Assez ! Enlevez-le ! Nous n’avons pas besoin d’un innocent, affiché au milieu de nous […] Il n’y a plus qu’à s’en débarrasser. N’importe comment. Avec un couteau de cuisine». À la fin du Procès, rappelons-le, Joseph K suit sans résistance deux inconnus qui le conduisent dans une clairière, à l’écart de la ville, et le tuent à coups de couteau. Il ne faut pas oublier que dans la Rome antique, les morts étaient enterrés en dehors des limites de la cité. La mort, c’est une réalité qu’on cherchait à écarter de la conscience. L’innocent, dans une société pervertie, est celui dont la simple présence excite les sentiments les plus malveillants, celui qu'on ne veut pas voir, comme le mort dans l'Antiquité. Il faut l’éliminer, il faut le tenir loin de notre existence, faite d’insouciance et d’aveuglement. Il faut l’exclure du monde, et c’est d’ailleurs avec un effroi horrifié que nous découvrons, dans Métacortex, le centre du diagramme, le territoire souterrain, l’infra-monde, où les innocents sont tenus enfermés, livrés en pâture à des êtres avides d’épuiser toutes les gammes de la perversion.
Une autre thème du Procès commenté par Claudel, c’est celui de la culpabilité inhérente à la condition humaine, de la communio peccatorum. Il est présent dans l’œuvre de tous les écrivains ayant subi l’influence de Joseph de Maistre. Maurice Dantec appartient incontestablement à cette lignée. Depuis Bernanos, jamais un écrivain se réclamant de la foi catholique n’était parvenu à le traiter avec une telle force. Le sacrifice, dans le roman de Dantec, c’est la condition du rachat : le rachat de sa faute et de celle des autres : «Au fond du cœur humain, écrit Claudel, réside le sentiment obscur, confirmé par le dogme du péché originel, d’une culpabilité innée. Tous les hommes naissent coupables et sous le coup d’une condamnation, une condamnation à mort. La vie n’est qu’un sursis sans cesse révocable. Par-dessus le péché originel, la faute actuelle. Et à côté de la faute propre, celle des autres. Nous sommes punis, mais non pas toujours pour la faute évoquée, ni à notre propre titre, mais à celui des autres dont nous portons obscurément la responsabilité». Dans Métacortex, les enfants non-nés n’échappent pas même à cette loi de la substitution expiatrice, comme les jumeaux hétérozygotes qui guident Verlande au cœur du diagramme et qui dévoilent à la fin du récit le lien qui les rattache à lui, dévoilant du même coup le sens de leur sacrifice.
Sacrifice encore du père, Voerlandt, mort dans le «futur», errant dans les limbes, mais que le Métacortex, relié à l’infini intemporel, permet d’«incarner» à nouveau dans le réel, dans le présent, l’espace de quelques «nanosecondes», dix minutes du temps humain, le temps nécessaire pour accomplir son devoir et se racheter : «Il était damné, il était coupable, des innocents avaient payé pour lui, en quantité, il devait faire de tout ce qu’il avait été, en qualité d’“être humain”, l’instrument de la Justice divine, c’est-à-dire celui du sacrifice» (p.752)
Le lecteur nous permettra peut-être une petite digression. La réussite du roman doit beaucoup à l’apparition, dans la deuxième partie du roman, de la Métaforme, cette structure mystérieuse qui s'incorpore au protagoniste, Verlande, et qui le maintient dans un état hypercognitif. Elle permet de produire des interactions entre le passé, le présent et le futur. D’où l’intervention salvatrice finale de Voerlandt et de son escouade SS, ainsi que la ressuscitation de Voronine. S’agit-il de science fiction ? Maurice Dantec abolit les frontières entre les genres. Son roman réalise une manière de fusion entre polar, roman historique, où il excelle, et récit d’anticipation. Le lecteur est à peine dérouté, il est emporté par le courant de l’intrigue, jusqu’au final stupéfiant, à couper le souffle. L’invention de la Métaforme (ou Métacortex) offrait de nombreuses possibilités romanesques à l’écrivain. Il a su en tirer le meilleur, comme en témoignent les scènes si réussies du dénouement. La Métaforme nous place en outre devant une série d’énigmes touchant aussi bien à la métaphysique qu’à la théologie.
Pour caractériser la science du Christ, pendant sa vie terrestre, certains thomistes comme Maritain ont eu recours à la distinction entre la science à «l’état de voie», soumise à un développement progressif, et celle à l’«état de consommation finale», enclose dans sa supraconscience divinisée et qui reste inaccessible à son entendement humain. Après la mort du Christ, écrit Maritain, «la science infuse, finie (et croissante) propre à l’état de voie a cédé la place à la science infuse à l’état de consommation finale qui allait s’exercer pleinement pour l’éternité». Cette distinction pourrait être appliquée aux facultés cognitives de Verlande qui n’accède que par «phases» au stade de la «cognition absolue» susceptible d’embrasser les différentes temporalités dont est faite la Création et de les faire converger en un point unique du présent. Sa «cognition immédiate est infinie mais elle ne peut encore fonctionner que par étapes successives […] À chaque fois la vision est complète mais elle ne peut être éclairée avec l’intensité maximale…» (p.671). Sa connaissance dès lors peut subir des retards, ce qui sera fatal à Voronine. La théologie nous enseigne l’impossibilité d’une science infinie dans un cerveau humain, soumis aux lois de la biologie. Dantec transpose cet enseignement de manière très convaincante dans son roman. Verlande, qui reçoit ses éclairs cognitifs du Métacortex, reste limité par sa «chair» qui l’oblige à avancer graduellement, avant d’atteindre à l’illumination totale, seule susceptible de décrypter le secret du diagramme. En approchant le cœur du souterrain, Verlande, écrit Dantec, «comprenait que l’illumination générale du diagramme était proche, elle était même en train probablement de se produire. Le retard était dû au fonctionnement biologique de ses cellules, la matière/énergie sombre contenait la lumière qui s’en libérait pour produire la chair, mais la chair ralentissait le flux phonotique, les décalages variaient, nanosecondes ou pleines journées, et son cerveau devait apprendre constamment à survivre avec le Métacortex, cette structure qu’il avait ingérée et dans laquelle pourtant il se mouvait à chaque instant» (p.669)
Une autre thème du Procès commenté par Claudel, c’est celui de la culpabilité inhérente à la condition humaine, de la communio peccatorum. Il est présent dans l’œuvre de tous les écrivains ayant subi l’influence de Joseph de Maistre. Maurice Dantec appartient incontestablement à cette lignée. Depuis Bernanos, jamais un écrivain se réclamant de la foi catholique n’était parvenu à le traiter avec une telle force. Le sacrifice, dans le roman de Dantec, c’est la condition du rachat : le rachat de sa faute et de celle des autres : «Au fond du cœur humain, écrit Claudel, réside le sentiment obscur, confirmé par le dogme du péché originel, d’une culpabilité innée. Tous les hommes naissent coupables et sous le coup d’une condamnation, une condamnation à mort. La vie n’est qu’un sursis sans cesse révocable. Par-dessus le péché originel, la faute actuelle. Et à côté de la faute propre, celle des autres. Nous sommes punis, mais non pas toujours pour la faute évoquée, ni à notre propre titre, mais à celui des autres dont nous portons obscurément la responsabilité». Dans Métacortex, les enfants non-nés n’échappent pas même à cette loi de la substitution expiatrice, comme les jumeaux hétérozygotes qui guident Verlande au cœur du diagramme et qui dévoilent à la fin du récit le lien qui les rattache à lui, dévoilant du même coup le sens de leur sacrifice.
Sacrifice encore du père, Voerlandt, mort dans le «futur», errant dans les limbes, mais que le Métacortex, relié à l’infini intemporel, permet d’«incarner» à nouveau dans le réel, dans le présent, l’espace de quelques «nanosecondes», dix minutes du temps humain, le temps nécessaire pour accomplir son devoir et se racheter : «Il était damné, il était coupable, des innocents avaient payé pour lui, en quantité, il devait faire de tout ce qu’il avait été, en qualité d’“être humain”, l’instrument de la Justice divine, c’est-à-dire celui du sacrifice» (p.752)
Le lecteur nous permettra peut-être une petite digression. La réussite du roman doit beaucoup à l’apparition, dans la deuxième partie du roman, de la Métaforme, cette structure mystérieuse qui s'incorpore au protagoniste, Verlande, et qui le maintient dans un état hypercognitif. Elle permet de produire des interactions entre le passé, le présent et le futur. D’où l’intervention salvatrice finale de Voerlandt et de son escouade SS, ainsi que la ressuscitation de Voronine. S’agit-il de science fiction ? Maurice Dantec abolit les frontières entre les genres. Son roman réalise une manière de fusion entre polar, roman historique, où il excelle, et récit d’anticipation. Le lecteur est à peine dérouté, il est emporté par le courant de l’intrigue, jusqu’au final stupéfiant, à couper le souffle. L’invention de la Métaforme (ou Métacortex) offrait de nombreuses possibilités romanesques à l’écrivain. Il a su en tirer le meilleur, comme en témoignent les scènes si réussies du dénouement. La Métaforme nous place en outre devant une série d’énigmes touchant aussi bien à la métaphysique qu’à la théologie.
Pour caractériser la science du Christ, pendant sa vie terrestre, certains thomistes comme Maritain ont eu recours à la distinction entre la science à «l’état de voie», soumise à un développement progressif, et celle à l’«état de consommation finale», enclose dans sa supraconscience divinisée et qui reste inaccessible à son entendement humain. Après la mort du Christ, écrit Maritain, «la science infuse, finie (et croissante) propre à l’état de voie a cédé la place à la science infuse à l’état de consommation finale qui allait s’exercer pleinement pour l’éternité». Cette distinction pourrait être appliquée aux facultés cognitives de Verlande qui n’accède que par «phases» au stade de la «cognition absolue» susceptible d’embrasser les différentes temporalités dont est faite la Création et de les faire converger en un point unique du présent. Sa «cognition immédiate est infinie mais elle ne peut encore fonctionner que par étapes successives […] À chaque fois la vision est complète mais elle ne peut être éclairée avec l’intensité maximale…» (p.671). Sa connaissance dès lors peut subir des retards, ce qui sera fatal à Voronine. La théologie nous enseigne l’impossibilité d’une science infinie dans un cerveau humain, soumis aux lois de la biologie. Dantec transpose cet enseignement de manière très convaincante dans son roman. Verlande, qui reçoit ses éclairs cognitifs du Métacortex, reste limité par sa «chair» qui l’oblige à avancer graduellement, avant d’atteindre à l’illumination totale, seule susceptible de décrypter le secret du diagramme. En approchant le cœur du souterrain, Verlande, écrit Dantec, «comprenait que l’illumination générale du diagramme était proche, elle était même en train probablement de se produire. Le retard était dû au fonctionnement biologique de ses cellules, la matière/énergie sombre contenait la lumière qui s’en libérait pour produire la chair, mais la chair ralentissait le flux phonotique, les décalages variaient, nanosecondes ou pleines journées, et son cerveau devait apprendre constamment à survivre avec le Métacortex, cette structure qu’il avait ingérée et dans laquelle pourtant il se mouvait à chaque instant» (p.669)