De tous les témoins de la France secrète, Barbey d'Aurevilly, Bloy, Hello, Huysmans, Verlaine, témoins de l'héroïsme et de l'honneur dans un siècle abruti par le matérialisme, le philosophe Nicolas Berdiaev s'est surtout intéressé à Léon Bloy. Il lui a consacré une étude et il le cite dans plusieurs de ses essais. Il a grandement contribué à le faire connaître en Russie. L'oeuvre à laquelle il s'est le plus référé est cette Exégèse des lieux communs qui explore le thème du bourgeoisisme spirituel. Comme le souligne Olivier Clément dans une étude où il examine les convergences entre les grands thèmes bloyens et la pensée du philosophe russe, «le bourgeois ne se définit pas par une appartenance sociologique ou par une coloration psychologique. Le bourgeois se définit métaphysiquement, spirituellement par son approche du réel : rien n'existe pour lui que le visible : mesurable, calculable, sensible et abstrait, mais sans profondeur ni mystère (...) Le "bourgeois" c'est donc l'idolâtre, puisque l'idolâtrie, selon Bloy, consiste à absolutiser le relatif pour mieux nier l'absolu».
Vous trouverez le texte de Léon Bloy en fichier-joint pdf à la fin de mon article. Il provient du site hibouc.
Le bourgeois a une prédilection pour les maximes abstraites, les sentences moisies, les lieux communs ressassés, les rengaines putréfiées, les locutions insignifiantes, les formules creuses qui lui tiennent lieu de pensée. Il fait perdre au langage toute substance. Celui-ci n'est plus le lieu du sens mais celui où les significations se perdent et agonisent. Bloy ne s'arrête pas au constat de sa vacuité, de son néant. Son origalité tient au fait qu'il applique à ce langage donné sa méthode exégétique de déchiffrement léguée par son maître spirituel, l'abbé Tardif de Moidrey (1828-1879), dont il a fait connaître les écrits, le plus important étant le Livre de Ruth qui a initié Claudel au sens figuré de l'Ecriture . Le poète admirait d'ailleurs le livre de Bloy, le Salut par les juifs qui selon lui a rouvert la voie de cette «exégèse symbolique de l'histoire et qui a été suivie par les Pères pendant les douze premiers siècles et par où tout l'art sacré est passé» (Accompagnements). L'essence du symbolisme est religieuse. Les catholiques ne doivent pas l'abandonner aux kabbalistes, à la pléthore des «initiés», aux illuministes de tous bords, propagateurs de mystiques vagues, occultisantes, a-dogmatiques et immanentistes.
L'idée que tout est renversé depuis la chute sous-tend cette exégèse : «J'ai dit seulement, et ce travail n'a pas d'autre objet, que le Bourgeois est un écho stupide, mais fidèle qui répercute la Parole de Dieu, quand elle retentit dans les lieux bas, un sombre miroir plein de la Face renversée de ce même Dieu » (p.87, ed.Idées Gallimard) L'Ecriture est invoquée pour confirmer cette idée que «nous voyons tout à l'envers dans un miroir». La première épître aux Corinthiens lui fournit l'attestation scripturaire sans laquelle cette exégèse perdrait toute raison d'être.
Celle-ci a pour corollaire l'affirmation d'un symbolisme universel. Le lien entre cette exégèse et le symbolisme est patent. Comme l'explique Jacques Maritain «par une sorte d'abstraction très spéciale, non pas philosophique certes, mais artistique, ou, si l'on veut, de typification : tout événement, tout geste, tout individu donné (à quoi il faudrait bien sûr ajouter toute parole) se trouve instantanément arraché des conditions concrètes de l'ambiance humaine qui l'expliquent et le rendent plausible, et transformé, sous le regard de ce terrible visionnaire, en un pur symbole de quelque dévorante réalité spirituelle» (Maritain, Qui était Léon Bloy?, Les Dossiers H). Toute parole prononcée, même et surtout la plus inepte, devient un signe correspondant à une vérité absolue. Loin d'être vide de sens, elle détient un enseignement inestimable à qui sait la déchiffrer. Cela suppose d'admettre que «Dieu en effet a toujours parlé de Lui-même exclusivement, sous les formes symboliques, paraboliques ou similitudinaires...et qu'il a toujours dit la même chose de mille manières»(p.35).
En vertu de ce symbolisme, une parole peut signifier exactement l'inverse de ce qu'elle semble dire. C'est ainsi que «le Bourgeois profère à son insu, continuellement et sous la forme de lieux communs, des affirmations très redoutables dont la portée lui est inconnue» (p.77)...Lorsqu'un bourgeois puise un lieu commun dans le puits sans fond de la bêtise, tel ce «Dieu n'en demande pas tant», il ne se rend pas compte qu'en fait il ratifie cette terrible injonction : «Moi je demande vos peaux sales canailles» . Le lieu commun apparaît alors comme le mystérieux divulgateur de la Parole divine, cette Parole à laquelle le Bourgeois cherche à se dérober mais qui n'en continue pas moins d'être annoncée à travers lui. Ou ce lieu commun qui affirme la toute-puissance de la volonté féminine, en fait la volonté de la «bourgeoise» qui n'admet aucune entrave : «Ce que femme veut dieu le veut» qui renvoie en fait à ce logion néo-testamentaire : «- Qu'il te soit fait selon ton désir, dit Jésus à la Chananéenne. Ma volonté est avec ta volonté». Et Bloy de commenter : «S'il savait le pauvre Bourgeois, que son Lieu commun dit un mystère dont les cieux éclatent, qu'il exprime, en une façon qui n'est pas même enveloppée, la réalité la plus éclatante, la plus explosive et qu'il est impossible de la proférer sans solliciter la foudre»
Vous trouverez le texte de Léon Bloy en fichier-joint pdf à la fin de mon article. Il provient du site hibouc.
Le bourgeois a une prédilection pour les maximes abstraites, les sentences moisies, les lieux communs ressassés, les rengaines putréfiées, les locutions insignifiantes, les formules creuses qui lui tiennent lieu de pensée. Il fait perdre au langage toute substance. Celui-ci n'est plus le lieu du sens mais celui où les significations se perdent et agonisent. Bloy ne s'arrête pas au constat de sa vacuité, de son néant. Son origalité tient au fait qu'il applique à ce langage donné sa méthode exégétique de déchiffrement léguée par son maître spirituel, l'abbé Tardif de Moidrey (1828-1879), dont il a fait connaître les écrits, le plus important étant le Livre de Ruth qui a initié Claudel au sens figuré de l'Ecriture . Le poète admirait d'ailleurs le livre de Bloy, le Salut par les juifs qui selon lui a rouvert la voie de cette «exégèse symbolique de l'histoire et qui a été suivie par les Pères pendant les douze premiers siècles et par où tout l'art sacré est passé» (Accompagnements). L'essence du symbolisme est religieuse. Les catholiques ne doivent pas l'abandonner aux kabbalistes, à la pléthore des «initiés», aux illuministes de tous bords, propagateurs de mystiques vagues, occultisantes, a-dogmatiques et immanentistes.
L'idée que tout est renversé depuis la chute sous-tend cette exégèse : «J'ai dit seulement, et ce travail n'a pas d'autre objet, que le Bourgeois est un écho stupide, mais fidèle qui répercute la Parole de Dieu, quand elle retentit dans les lieux bas, un sombre miroir plein de la Face renversée de ce même Dieu » (p.87, ed.Idées Gallimard) L'Ecriture est invoquée pour confirmer cette idée que «nous voyons tout à l'envers dans un miroir». La première épître aux Corinthiens lui fournit l'attestation scripturaire sans laquelle cette exégèse perdrait toute raison d'être.
Celle-ci a pour corollaire l'affirmation d'un symbolisme universel. Le lien entre cette exégèse et le symbolisme est patent. Comme l'explique Jacques Maritain «par une sorte d'abstraction très spéciale, non pas philosophique certes, mais artistique, ou, si l'on veut, de typification : tout événement, tout geste, tout individu donné (à quoi il faudrait bien sûr ajouter toute parole) se trouve instantanément arraché des conditions concrètes de l'ambiance humaine qui l'expliquent et le rendent plausible, et transformé, sous le regard de ce terrible visionnaire, en un pur symbole de quelque dévorante réalité spirituelle» (Maritain, Qui était Léon Bloy?, Les Dossiers H). Toute parole prononcée, même et surtout la plus inepte, devient un signe correspondant à une vérité absolue. Loin d'être vide de sens, elle détient un enseignement inestimable à qui sait la déchiffrer. Cela suppose d'admettre que «Dieu en effet a toujours parlé de Lui-même exclusivement, sous les formes symboliques, paraboliques ou similitudinaires...et qu'il a toujours dit la même chose de mille manières»(p.35).
En vertu de ce symbolisme, une parole peut signifier exactement l'inverse de ce qu'elle semble dire. C'est ainsi que «le Bourgeois profère à son insu, continuellement et sous la forme de lieux communs, des affirmations très redoutables dont la portée lui est inconnue» (p.77)...Lorsqu'un bourgeois puise un lieu commun dans le puits sans fond de la bêtise, tel ce «Dieu n'en demande pas tant», il ne se rend pas compte qu'en fait il ratifie cette terrible injonction : «Moi je demande vos peaux sales canailles» . Le lieu commun apparaît alors comme le mystérieux divulgateur de la Parole divine, cette Parole à laquelle le Bourgeois cherche à se dérober mais qui n'en continue pas moins d'être annoncée à travers lui. Ou ce lieu commun qui affirme la toute-puissance de la volonté féminine, en fait la volonté de la «bourgeoise» qui n'admet aucune entrave : «Ce que femme veut dieu le veut» qui renvoie en fait à ce logion néo-testamentaire : «- Qu'il te soit fait selon ton désir, dit Jésus à la Chananéenne. Ma volonté est avec ta volonté». Et Bloy de commenter : «S'il savait le pauvre Bourgeois, que son Lieu commun dit un mystère dont les cieux éclatent, qu'il exprime, en une façon qui n'est pas même enveloppée, la réalité la plus éclatante, la plus explosive et qu'il est impossible de la proférer sans solliciter la foudre»
De nombreux lieux communs se prêtent à ce type d'opération de «typification» consistant à transformer la parole la plus plate en affirmation directe ou renversée d'une vérité divine. L'idée que toute parole retentit à des profondeurs inconnues dérive aussi de l'exégèse symbolique telle que Bloy la pratique. Cette idée implique la réversibilité. Ainsi les mots sont-ils investis d'une puissance que nous ignorons, d'une signification surnaturelle. Cela est particulièrement vrai de la prière dont Bloy évoque la force cachée dans sa onzième Méditation d'un solitaire : «Ainsi que se passe-t-il dans le vaste monde invisible ? Il est difficile et téméraire d'y penser. Un psaume lu sans attention, un Ave Maria dit sans amour bondissent aussitôt mot par mot, lettre par lettre dans l'Infini, semblables à des forces torrentielles déchaînées par un inconnu, capables de bouleverser des mondes...»
Louis-Claude de Saint-Martin exprime des idées analogues dans son Ministère de l'homme-esprit. Nous savons que cet illuministe chrétien a exercé une influence indirecte sur le maître de jeunesse de Bloy, Joseph de Maistre. Dans son Ministère de l'homme-esprit, Saint-Martin montre avec force la contamination du langage par la banalité, le bavardage et la corruption, source de tous les mensonges, sa dissolution dans l'insignifiance, sa coupure d'avec la Parole sacrée, son influence délétère sur le milieu ambiant :
«...Considérez ce torrent de paroles, soit infécondes, soit pestilentielles, que nous immolons journellement à l'oisiveté, au néant, à nos occupations frivoles, à nos passions, à la défense de nos faux systèmes, à nos prétentions, à nos fantaisies, à nos injustices, à nos crimes, à nos abominations. Depuis que la parole vive s'est retirée de l'homme, il n'est environné que d'une atmosphère de mort. Il n'est plus assez actif pour unir sa parole au foyer vivant. Plutôt que de supporter courageusement cette douloureuse privation, et d'attendre en paix que l'aurore de la parole vraie se lève pour lui, il y supplée par cette intempérance de paroles si peu fructueuses, à laquelle il est entraîné par tous les délires de sa pensée. Il aime mieux s'infecter ainsi lui-même, et infecter en même temps se semblables, que de laisser humblement et avec docilité agir sur lui la main de la parole restauratrice, qui ne cherche qu'à le vivifier comme elle vivifie sans cesse tous les êtres auxquels elle a donné l'existence. Il oublie que cette substance des paroles de l'homme se répandant dans l'air, ne s'y détruit point, et ne s'y évapore pas pour cela, qu'elle s'y amasse et corrompt l'atmosphère de l'esprit, comme nos exhalaisons putrides corrompent l'atmosphère de nos habitations, que toutes les paroles que la langue de l'homme aura prononcées se représenteront un jour à ses yeux, et que l'air, dont notre bouche se sert pour former ces paroles, les rendra telles qu'il les aura reçues, que même nos paroles muettes et prononcées tacitement dans le secret de notre être, reparaîtront également et retentiront autour de nous, car le silence a aussi ses échos, et l'homme ne peut produire une pensée, une parole, un acte, sans que cela ne s'imprime sur l'éternel miroir où tout se grave et rien ne s'efface»
Louis-Claude de Saint-Martin exprime des idées analogues dans son Ministère de l'homme-esprit. Nous savons que cet illuministe chrétien a exercé une influence indirecte sur le maître de jeunesse de Bloy, Joseph de Maistre. Dans son Ministère de l'homme-esprit, Saint-Martin montre avec force la contamination du langage par la banalité, le bavardage et la corruption, source de tous les mensonges, sa dissolution dans l'insignifiance, sa coupure d'avec la Parole sacrée, son influence délétère sur le milieu ambiant :
«...Considérez ce torrent de paroles, soit infécondes, soit pestilentielles, que nous immolons journellement à l'oisiveté, au néant, à nos occupations frivoles, à nos passions, à la défense de nos faux systèmes, à nos prétentions, à nos fantaisies, à nos injustices, à nos crimes, à nos abominations. Depuis que la parole vive s'est retirée de l'homme, il n'est environné que d'une atmosphère de mort. Il n'est plus assez actif pour unir sa parole au foyer vivant. Plutôt que de supporter courageusement cette douloureuse privation, et d'attendre en paix que l'aurore de la parole vraie se lève pour lui, il y supplée par cette intempérance de paroles si peu fructueuses, à laquelle il est entraîné par tous les délires de sa pensée. Il aime mieux s'infecter ainsi lui-même, et infecter en même temps se semblables, que de laisser humblement et avec docilité agir sur lui la main de la parole restauratrice, qui ne cherche qu'à le vivifier comme elle vivifie sans cesse tous les êtres auxquels elle a donné l'existence. Il oublie que cette substance des paroles de l'homme se répandant dans l'air, ne s'y détruit point, et ne s'y évapore pas pour cela, qu'elle s'y amasse et corrompt l'atmosphère de l'esprit, comme nos exhalaisons putrides corrompent l'atmosphère de nos habitations, que toutes les paroles que la langue de l'homme aura prononcées se représenteront un jour à ses yeux, et que l'air, dont notre bouche se sert pour former ces paroles, les rendra telles qu'il les aura reçues, que même nos paroles muettes et prononcées tacitement dans le secret de notre être, reparaîtront également et retentiront autour de nous, car le silence a aussi ses échos, et l'homme ne peut produire une pensée, une parole, un acte, sans que cela ne s'imprime sur l'éternel miroir où tout se grave et rien ne s'efface»