Dans le courant du mois de septembre, j’adresse un long courrier au Ministère de l’enseignement supérieur afin d’attirer l’attention de ses responsables sur les graves dérives internes de l’Université… Mon courrier est accompagné d’un exemplaire de ma thèse sur la réversibilité des souffrances de l’innocent payant pour le coupable…
Au même moment, le 22 septembre, une brillante chercheuse, spécialisée en épistémologie des sciences, agrégée en philosophie, docteur, Marie-Claude Lorne, se jette dans la Seine, quelques jours après avoir reçu la notification de sa non-titularisation à un poste de Maître de Conférences de l’Université de Brest. Son corps a été retrouvé le 3 octobre 2008. Voir cet article sur Agoravox.
Marie-Claude Lorne, 39 ans, dirigeait un séminaire, en tant que stagiaire, et comme on peut le lire sur le site Rue 89, elle "devait publier sa thèse et était bien insérée dans des réseaux de recherche internationaux qu’elle avait eu l’occasion de fréquenter au gré de son parcours doctoral ".
L’agrégation obligatoire, la thèse de mille pages, les post-docs à l’étranger, des recherches reconnues ne suffisent donc pas pour obtenir un simple poste de Maître de Conférences à 1700 euros dans une université de province. Un gardien d’immeubles, en ne payant pas son loyer, gagne mieux sa vie qu’un enseignant du supérieur, en début de carrière (mais à 39 ans est-on encore en début de carrière et quid de la retraite, puisque finalement en France c’est le grand sujet ?). Même un balayeur, en se débrouillant bien, peut «gagner plus», ce critère ultime de l’excellence française. Le problème c’est que même un emploi de balayeur devient une denrée rare dans une société qui nivelle tout par le bas…Tout cela donc ne suffit pas. Il faut aussi courber l’échine devant une bande de perfides, de médiocres et de lâches qui tiennent tous les leviers du pouvoir dans l’université…. C’est parfois trop pour une seule personne qui a consumé sa jeunesse à essayer de trouver sa place au sein de l’Université et tout simplement dans la société française. Ce système, comme je l'ai écrit plusieurs fois sur ce site, est devenu malfaisant. Maintenant, on le voit, il peut tuer…
Au même moment, le 22 septembre, une brillante chercheuse, spécialisée en épistémologie des sciences, agrégée en philosophie, docteur, Marie-Claude Lorne, se jette dans la Seine, quelques jours après avoir reçu la notification de sa non-titularisation à un poste de Maître de Conférences de l’Université de Brest. Son corps a été retrouvé le 3 octobre 2008. Voir cet article sur Agoravox.
Marie-Claude Lorne, 39 ans, dirigeait un séminaire, en tant que stagiaire, et comme on peut le lire sur le site Rue 89, elle "devait publier sa thèse et était bien insérée dans des réseaux de recherche internationaux qu’elle avait eu l’occasion de fréquenter au gré de son parcours doctoral ".
L’agrégation obligatoire, la thèse de mille pages, les post-docs à l’étranger, des recherches reconnues ne suffisent donc pas pour obtenir un simple poste de Maître de Conférences à 1700 euros dans une université de province. Un gardien d’immeubles, en ne payant pas son loyer, gagne mieux sa vie qu’un enseignant du supérieur, en début de carrière (mais à 39 ans est-on encore en début de carrière et quid de la retraite, puisque finalement en France c’est le grand sujet ?). Même un balayeur, en se débrouillant bien, peut «gagner plus», ce critère ultime de l’excellence française. Le problème c’est que même un emploi de balayeur devient une denrée rare dans une société qui nivelle tout par le bas…Tout cela donc ne suffit pas. Il faut aussi courber l’échine devant une bande de perfides, de médiocres et de lâches qui tiennent tous les leviers du pouvoir dans l’université…. C’est parfois trop pour une seule personne qui a consumé sa jeunesse à essayer de trouver sa place au sein de l’Université et tout simplement dans la société française. Ce système, comme je l'ai écrit plusieurs fois sur ce site, est devenu malfaisant. Maintenant, on le voit, il peut tuer…
L'article d'Agoravox
Elle allait avoir 40 ans, elle était brillante. Le 22 septembre, elle s’est jetée dans la Seine du haut du pont Simone de Beauvoir. Son corps n’a été repêché que début octobre. Dans une lettre laissée à ses proches, elle confia son désespoir d’avoir été licenciée après une année de stage alors qu’elle avait été recrutée pour enseigner l’épistémologie. Ma sympathie à ses proches.
L’affaire est grave au point que des universitaires, qu’on ne nommera pas, tentent de faire pression sur ceux qui souhaiteraient ébruiter cet événement qui, on va le voir, contribue à déshonorer cette vénérable institution qu’est l’université. Qui du reste répond à la notion de grande muette, avec l’armée et d’autres institutions comme l’EN, par exemple. Un jeune chercheur, choqué par cet événement, a voulu relier le déroulement des faits à une critique du système universitaire. Des pressions l’ont encouragé à supprimer le texte litigieux. Mais Yves Michaud, personne sensée, qui préside l’Université de tous les savoirs, est lui aussi interpellé, et le mot est faible. Voici comment il présente l’affaire :
« J’ai parlé il y a quelques temps à la fin de L’Esprit public, dans ma "brève", de ce qui est arrivé à l’université de Brest à une jeune maître de conférences en philosophie, Mme Marie-Claude Lorne. Il me faut y revenir tant l’affaire est grave… et étouffée. Excellente chercheuse selon ceux qui l’ont dirigée, ayant donné toute satisfaction comme enseignante, Mme Lorne vit sa titularisation refusée lors de ce qu’on appelle "une commission de spécialité" le 13 juin dernier. J’ignore quelle fut la raison de ce refus de titularisation, mais il n’est même pas sûr qu’il y ait eu à donner une raison : les procès-verbaux sont aujourd’hui normalisés et demandent juste le résultat du vote. Elle ne fut pas titularisée à l’unanimité. Soit. L’étrange, c’est que cette unanimité fut de 2 votes sur 2 présents. »
Yves Michaud avoue ensuite sa perplexité et son manque d’informations. Mais il en est sûr, l’affaire est grave et étouffée. J’ai donc décidé de contacter une personne qui connaît bien cette histoire pour avoir quelques précisions. Effectivement, le sujet est sensible et ceux qui ont quelque chose à se reprocher n’hésitent pas à menacer de poursuite quiconque affirmerait quelques allégations diffamatoires. Car la procédure a été respectée. Je vais tenter de raconter cette affaire sans citer les personnes et sans commettre d’impair diffamatoire. Au moment où j’écris ces lignes, je viens de rectifier le titre. Je parle d’une université qui amène et non pas pousse au suicide. Le distinguo est important. Je vais tenter d’exposer comment cette jeune philosophe brillante a été amenée vers la porte de sortie de l’existence.
Je ne connais pas Marie-Claude. Je sais juste qu’en pareil cas, les autorités s’abritent souvent vers des supputations psychologiques, du genre, elle avait des problèmes affectifs, elle s’était séparée, elle était dépressive (lieux communs parfois servis quand un suicide dans l’EN se produit). A ma connaissance, rien de tout cela. Et d’ailleurs, la lettre qu’elle a laissée livre une vérité, partielle certes, mais avérée sur les raisons de ce suicide d’une philosophe qui sait ce qu’il en est de la raison. Une seule certitude, elle était une femme fragile, passionnée par ses recherches. Et surtout, elle était brillante. Et pour compléter le tableau, elle n’était pas conventionnelle. Ses recherches étaient aux interfaces. Des questions cruciales, portant sur la matière, la philosophie de l’esprit, l’intentionnalité, la genèse des systèmes de représentation, le rôle dans l’évolution, le comportement et, plus précisément, les fonctions du vivant. Du haut de gamme. Dans le sillage des recherches en philosophies cognitives et analytiques développées aux States depuis quelques décennies. La France avait du retard en ce domaine. Et quelques brillants cerveaux pour jouer la partie. Voici ce qu’en dit une de ses consœurs qui l’a bien connue :
« Marie-Claude avait fait des études difficiles, une carrière difficile, en poursuivant parfois une excellence dont les standards sont établis ailleurs et négligés, ou parfois méprisés, en France. Trop Française pour le jeu de massacre des carrières philosophiques internationales, trop intelligente pour se contenter de la scène intellectuelle provinciale et auto-référentielle de son pays. Comme beaucoup parmi nous, à jouer ce jeu, on devient étrangers, marginaux partout. (…) Elle était déprimée, bien sûr, comme souvent le sont les gens qui font ce type de métier, car peut-être c’est une vocation des esprits souffrants, ou parce qu’on devient facilement déprimés lorsqu’on est intelligents et méprisés. Et Marie-Claude était une femme intelligente et passionnée par les idées. »
Nous voilà au cœur de cette histoire. Du moins côté face, celui de Marie-Claude, face lumineuse, fragile, déprimée certes, mais quand on a une passion, un passif dans le combat pour arriver à exercer sa passion et son intelligence, plus une sensibilité d’ouverture, on est fragile. Je parle en connaissance de cause, ayant cette même sensibilité. Le côté pile est plus sombre, c’est le rôle du milieu professionnel. Beaucoup de personnalités du monde épistémologique, F. Proust, J. Gayon, l’EHESS, doctorat, post-docs. Elle a soutenu sa thèse en 2004. Elle fut agrégée de philosophie et trouva une authentique vocation pour des investigations scientifiques. C’était une vraie chercheuse, pas comme tous ces bureaucrates dont les institutions regorgent. Pas facile de créer sa route dans un environnement qui, de plus en plus, apparaît comme semeur d’embûches. Alors, parvenir à ce Graal de la situation stable qui ouvre enfin le champ libre pour déployer toute son intelligence, c’était une étape précieuse. Voici une citation de F. Longy qui traduit bien la situation :
« Marie-Claude était une combattante, sa vie avait souvent été assez difficile, mais elle s’était acharnée pour atteindre son but, avoir les moyens de poursuivre la vie théorique qu’elle aimait et pour laquelle elle était faite. Le succès semblait à portée de main, tous les obstacles semblaient surmontés, une vie plus sereine se profilait, mais l’apparition d’un dernier obstacle imprévu, en rien insurmontable, s’est révélé être l’obstacle de trop. »
L’obstacle de trop, ce fut d’affronter le poids d’une petite faculté de province où elle a été nommée parce qu’elle correspondait aux besoins d’enseignement fixés par les instances scientifiques. Ici, nous pouvons pointer le manque de moyens pour les gens brillants. Pourquoi cette philosophe a-t-elle dû trouver sa planche de salut dans un lieu qui devait lui être fatal. Une planche pourrie en fait. Un environnement qui ne l’a jamais soutenue. Des inimitiés. Des services d’enseignement dépassant ses forces, cinq heures de cours sans pause. Rien n’est fait pour accueillir les nouveaux arrivés dans cet univers impitoyable de la fac, sauf pour les chouchous obéissants et dociles, qui ne feront jamais aucune découverte et resteront dans l’ombre de leur patron. J’ai connu ça. Stagiaire, j’ai été balancé dans un amphi de 500 étudiants, dans la fosse. Je vous raconterai ça une autre fois car j’ai moi-même été balancé par cette vénérable institution. Vénérable et vénéneuse.
Selon mon informateur, il y a eu une sorte de cabale même pas organisée. Venons-en aux faits. Au bout d’un an, la commission de spécialistes se réunit pour titulariser le maître de conférences stagiaire ou donner un avis contraire. C’est ce qui fut fait. C’est là que les détails procéduriers entrent en jeu. En fait, tout s’est passé selon les textes. Il n’y avait pas nécessité de la présence d’un quorum. Du coup, la commission a délibéré en juin 2008 avec deux présents sur la bonne douzaine que compte cette commission. Un avis négatif a été formulé. Du coup, parmi les absents, huit se sont manifestés pour dire qu’ils n’étaient pas d’accord. Mais il était trop tard et cette histoire, raconté en sémantique de conte pour enfants, est celle du vilain canard. Mais vécu dans la jungle de la fac, ce fut un cauchemar pour l’intéressée qui, après tant de combats et de luttes, a vu sans doute son destin basculer vers le vide. Je ne connais pas la fac de Brest, mais, pourtant, je pense savoir à peu près ce qu’il s’est passé. Une dame philosophe solaire, musicienne, passionnée, qui a laissé une trace chez ceux qui l’ont fréquentée, brillante au point de susciter quelques jalousies, différente par son profil atypique, s’est vu notifier de partir. Une décision prise par deux types dont on connaîtra les noms, qui ont signé une décision dont le procès-verbal n’est pour l’instant pas accessible. Sans doute deux sinistres âmes qui fuient la lumière. Des types malfaisants comme on en trouve souvent. Et pour les autres, des irresponsables, des désinvoltes, des pauvres innocents qui n’étaient pas là, mais qui, maintenant, commencent à se poser des questions, à se tourmenter car nul ne pouvait prévoir ce qui allait se passer.
Mais ces questions affectives n’épuisent pas le sujet. La faute, ce n’est pas tant d’avoir amené une philosophe vers le suicide que d’avoir gâché cette intelligence brillante, d’avoir cassé ce travail, cette quête, cette passion pour la recherche et les idées. Ce cas de figure est exemplaire. Il n’y a pas trop de cas similaires car la plupart des cerveaux brillants partent ailleurs. L’université française est un gâchis total. Les autorités politiques n’ont pas pris la mesure de ce désastre. Une culture de déclin règne parmi… stop, ici on pensera que je m’emballe un peu vite en ajoutant à cette affaire mon propre ressentiment d’une histoire personnelle. Alors un autre témoignage de P. Huneman et A. Barberousse :
« Cette série d’événements nous dit, certes, quelque chose sur Marie-Claude et son rapport à elle-même et au monde social, un rapport tissé d’exigences et d’attentes souvent trop élevées, tissé aussi de cette lucidité extrême dont nous reconnaissons tous qu’elle ne rend pas la vie facile – mais elle indique aussi quelque chose du monde académique, qui à bien des égards n’a pas voulu de ce que représentait Marie-Claude. Nous ne comprendrons jamais pourquoi notre amie a vécu la décision universitaire prise à son encontre comme injuste au point de se donner la mort, à quel point et pourquoi elle l’a entendue comme un arrêté ultime, irrévocable à l’encontre de sa légitimité comme philosophe. Certes, il y a une tragique malchance dans cet événement, rien dans les pratiques universitaires ne le laissant envisager ; reste qu’il peut représenter une version extrême de la réaction épidermique que suscitait chez certains le refus absolu de tout compromis que Marie-Claude défendit constamment. Nous supposons simplement qu’à entendre cette décision faire écho avec bien d’autres mots, discours, événements, situations, elle en a conclu que la place consacrée à la recherche de la vérité était bien trop férocement ou arbitrairement défendue, ou qu’elle n’avait plus assez d’énergie pour mener un combat dont elle avait sous-évalué les forces en présence, et qu’elle a jeté le gant. »
Voilà à travers ce témoignage le cœur de cette tragédie. Qui aurait été due à une tragique malchance que ne laissait pas envisager les pratiques universitaires, disent les deux témoins ; comme si son licenciement avait été décidé par une chute de rocher. Mais, auparavant, ces mêmes témoins n’ont pas hésité à évoquer un monde académique qui ne voulait pas de ce que représentait Marie-Claude. Il n’y a donc aucun hasard. Cette décision de licenciement est une saloperie qui a été perpétrée par une institution dont les acteurs ne savaient certainement pas ce qui allait se passer. Mais, pour revenir au fond du problème, quoi qu’il aurait pu se passer d’autre, une université a décidé de licencier une personne douée de capacités intellectuelles au-dessus du lot.
Une fois la décision de non-titularisation prise, le stagiaire a 30 jours pour faire appel. Il se dit que Marie-Claude n’aurait pas été prévenue à temps. C’est ce que prétend Y. Michaud. Mon informateur donne une version un peu différente. Marie-Claude s’est sentie en déphasage et, si elle avait fait appel, elle aurait dû affronter un an de plus ses « assassins », les voir en face, traquée car elle aurait dû repasser devant la commission. C’était peut-être trop pour une personne aussi entière que passionnée et fragile. Son suicide va sans doute plus loin que ne le pensent ceux qui souhaitent ne pas faire de vague et minimiser cette affaire. Car c’est le suicide de l’université dont il est question. Je pense comprendre ce qu’a vécu Marie-Claude. J’ai expérimenté une situation similaire. Licencié parce que trop brillant. Déjà dans le champ de la biologie théorique et de la systémique à 30 ans. J’avoue avoir vécu douloureusement cette mise à la porte, alors que je commençais une belle aventure intellectuelle. J’ai survécu, j’ai lutté, j’ai pendant des années songé au suicide. Avec le recul, je ne regrette rien et cette expérience me permet d’entrer en empathie avec ce qu’à dû subir Marie-Claude.
Le plus inquiétant, c’est que nul ne trouve à redire dans ce système. D’après mon informateur, ceux qui ont « drivé » Marie-Claude à ses débuts n’ont rien fait pour la préserver alors qu’elle les avait alertés, alors qu’ils savaient. Et maintenant les voilà qui s’épanchent en larmoiement. Ce système universitaire est devenu malade. Le mal est ancré depuis vingt ans. Au lieu de soutenir les chercheurs atypiques, ceux qui ont un avenir, il les enfonce, les nivelle, les lamine. Parfois en tolérant de la part de ses responsables une sorte de sadisme pas si éloigné du harcèlement moral. Selon mon informateur, jeune universitaire de 30 ans, les notables du savoir craignent l’arrivée d’une génération de jeunes chercheurs très brillants qui pourraient leur faire de l’ombre. Du coup, les cerveaux se tirent à l’étranger et les restants galèrent et se sclérosent lentement. Dans le cas de Marie-Claude, ceux qui ont été absents, indifférents, avaient sans doute peur pour leur avancement, leur promotion. Le silence orchestré des universitaires en dit long sur les priorités matérielles.
Au final, quel gâchis ! Un sentiment oscillant entre consternation et colère. Pour l’instant, il reste deux zones d’ombres qui seront peut-être comblées. Cette lettre d’adieu signée de Marie-Claire et ce fameux procès-verbal de la commission de spécialistes où vont apparaître les motifs de ce refus de titularisation. Il paraît qu’une réunion des instances compétentes se prépare à réhabiliter Mme Lorne. Signe qu’il y a un peu de Dreyfus dans cette histoire. La suite à donner à cette affaire n’est pas de mon ressort. Nous sommes dans un Etat de droit et, s’il y a eu une faute, les personnes habilitées pourront saisir la justice. Pour l’instant, il faut garder raison. Ne pas accuser sans preuve. Appliquer la présomption d’innocence. Et certainement, éviter de généraliser. Dans ce genre d’affaires, une situation locale s’ajoute à une histoire personnelle. C’est comme pour ces suicides de professeurs. On ne peut pas dire que l’EN est responsable collectivement, mais que, localement, il y eut parfois quelques négligences de la hiérarchie. Nous, qui sommes citoyens, avons parfois le sentiment d’un malaise dans la société. Cette université qui, elle aussi, est devenue, sans qu’on puisse généraliser, une machine à broyer les brillantes individualités. Est-ce une fatalité ? Que cette chose humaine semblant jouée à maintes reprises. Des personnages irresponsables, comme dans la trilogie de Broch annonçant le cataclysme allemand. Des fatalités impossibles à conjurer, tel un malaise de marbre dépeint par Jünger. Doit-on enterrer cette affaire ? Ou bien faire en sorte qu’elle ait un retentissement national afin d’ouvrir une discussion sur ces scandales à répétition touchant les facs et sur lesquels l’université préfère fermer les yeux, pratiquant une omerta consensuelle car tous ont peur pour leur avancement. Le citoyen qui est aussi un contribuable n’a-t-il pas son mot à dire sur une institution qui casse les carrières de tant de jeunes chercheurs prometteurs ? Et la ministre n’a-t-elle pas le pouvoir de mettre en place un Grenelle de l’université, plutôt que de distribuer quelques avantages financiers aux uns et aux autres, renforçant ainsi les dérives carriéristes ?
L’affaire est grave au point que des universitaires, qu’on ne nommera pas, tentent de faire pression sur ceux qui souhaiteraient ébruiter cet événement qui, on va le voir, contribue à déshonorer cette vénérable institution qu’est l’université. Qui du reste répond à la notion de grande muette, avec l’armée et d’autres institutions comme l’EN, par exemple. Un jeune chercheur, choqué par cet événement, a voulu relier le déroulement des faits à une critique du système universitaire. Des pressions l’ont encouragé à supprimer le texte litigieux. Mais Yves Michaud, personne sensée, qui préside l’Université de tous les savoirs, est lui aussi interpellé, et le mot est faible. Voici comment il présente l’affaire :
« J’ai parlé il y a quelques temps à la fin de L’Esprit public, dans ma "brève", de ce qui est arrivé à l’université de Brest à une jeune maître de conférences en philosophie, Mme Marie-Claude Lorne. Il me faut y revenir tant l’affaire est grave… et étouffée. Excellente chercheuse selon ceux qui l’ont dirigée, ayant donné toute satisfaction comme enseignante, Mme Lorne vit sa titularisation refusée lors de ce qu’on appelle "une commission de spécialité" le 13 juin dernier. J’ignore quelle fut la raison de ce refus de titularisation, mais il n’est même pas sûr qu’il y ait eu à donner une raison : les procès-verbaux sont aujourd’hui normalisés et demandent juste le résultat du vote. Elle ne fut pas titularisée à l’unanimité. Soit. L’étrange, c’est que cette unanimité fut de 2 votes sur 2 présents. »
Yves Michaud avoue ensuite sa perplexité et son manque d’informations. Mais il en est sûr, l’affaire est grave et étouffée. J’ai donc décidé de contacter une personne qui connaît bien cette histoire pour avoir quelques précisions. Effectivement, le sujet est sensible et ceux qui ont quelque chose à se reprocher n’hésitent pas à menacer de poursuite quiconque affirmerait quelques allégations diffamatoires. Car la procédure a été respectée. Je vais tenter de raconter cette affaire sans citer les personnes et sans commettre d’impair diffamatoire. Au moment où j’écris ces lignes, je viens de rectifier le titre. Je parle d’une université qui amène et non pas pousse au suicide. Le distinguo est important. Je vais tenter d’exposer comment cette jeune philosophe brillante a été amenée vers la porte de sortie de l’existence.
Je ne connais pas Marie-Claude. Je sais juste qu’en pareil cas, les autorités s’abritent souvent vers des supputations psychologiques, du genre, elle avait des problèmes affectifs, elle s’était séparée, elle était dépressive (lieux communs parfois servis quand un suicide dans l’EN se produit). A ma connaissance, rien de tout cela. Et d’ailleurs, la lettre qu’elle a laissée livre une vérité, partielle certes, mais avérée sur les raisons de ce suicide d’une philosophe qui sait ce qu’il en est de la raison. Une seule certitude, elle était une femme fragile, passionnée par ses recherches. Et surtout, elle était brillante. Et pour compléter le tableau, elle n’était pas conventionnelle. Ses recherches étaient aux interfaces. Des questions cruciales, portant sur la matière, la philosophie de l’esprit, l’intentionnalité, la genèse des systèmes de représentation, le rôle dans l’évolution, le comportement et, plus précisément, les fonctions du vivant. Du haut de gamme. Dans le sillage des recherches en philosophies cognitives et analytiques développées aux States depuis quelques décennies. La France avait du retard en ce domaine. Et quelques brillants cerveaux pour jouer la partie. Voici ce qu’en dit une de ses consœurs qui l’a bien connue :
« Marie-Claude avait fait des études difficiles, une carrière difficile, en poursuivant parfois une excellence dont les standards sont établis ailleurs et négligés, ou parfois méprisés, en France. Trop Française pour le jeu de massacre des carrières philosophiques internationales, trop intelligente pour se contenter de la scène intellectuelle provinciale et auto-référentielle de son pays. Comme beaucoup parmi nous, à jouer ce jeu, on devient étrangers, marginaux partout. (…) Elle était déprimée, bien sûr, comme souvent le sont les gens qui font ce type de métier, car peut-être c’est une vocation des esprits souffrants, ou parce qu’on devient facilement déprimés lorsqu’on est intelligents et méprisés. Et Marie-Claude était une femme intelligente et passionnée par les idées. »
Nous voilà au cœur de cette histoire. Du moins côté face, celui de Marie-Claude, face lumineuse, fragile, déprimée certes, mais quand on a une passion, un passif dans le combat pour arriver à exercer sa passion et son intelligence, plus une sensibilité d’ouverture, on est fragile. Je parle en connaissance de cause, ayant cette même sensibilité. Le côté pile est plus sombre, c’est le rôle du milieu professionnel. Beaucoup de personnalités du monde épistémologique, F. Proust, J. Gayon, l’EHESS, doctorat, post-docs. Elle a soutenu sa thèse en 2004. Elle fut agrégée de philosophie et trouva une authentique vocation pour des investigations scientifiques. C’était une vraie chercheuse, pas comme tous ces bureaucrates dont les institutions regorgent. Pas facile de créer sa route dans un environnement qui, de plus en plus, apparaît comme semeur d’embûches. Alors, parvenir à ce Graal de la situation stable qui ouvre enfin le champ libre pour déployer toute son intelligence, c’était une étape précieuse. Voici une citation de F. Longy qui traduit bien la situation :
« Marie-Claude était une combattante, sa vie avait souvent été assez difficile, mais elle s’était acharnée pour atteindre son but, avoir les moyens de poursuivre la vie théorique qu’elle aimait et pour laquelle elle était faite. Le succès semblait à portée de main, tous les obstacles semblaient surmontés, une vie plus sereine se profilait, mais l’apparition d’un dernier obstacle imprévu, en rien insurmontable, s’est révélé être l’obstacle de trop. »
L’obstacle de trop, ce fut d’affronter le poids d’une petite faculté de province où elle a été nommée parce qu’elle correspondait aux besoins d’enseignement fixés par les instances scientifiques. Ici, nous pouvons pointer le manque de moyens pour les gens brillants. Pourquoi cette philosophe a-t-elle dû trouver sa planche de salut dans un lieu qui devait lui être fatal. Une planche pourrie en fait. Un environnement qui ne l’a jamais soutenue. Des inimitiés. Des services d’enseignement dépassant ses forces, cinq heures de cours sans pause. Rien n’est fait pour accueillir les nouveaux arrivés dans cet univers impitoyable de la fac, sauf pour les chouchous obéissants et dociles, qui ne feront jamais aucune découverte et resteront dans l’ombre de leur patron. J’ai connu ça. Stagiaire, j’ai été balancé dans un amphi de 500 étudiants, dans la fosse. Je vous raconterai ça une autre fois car j’ai moi-même été balancé par cette vénérable institution. Vénérable et vénéneuse.
Selon mon informateur, il y a eu une sorte de cabale même pas organisée. Venons-en aux faits. Au bout d’un an, la commission de spécialistes se réunit pour titulariser le maître de conférences stagiaire ou donner un avis contraire. C’est ce qui fut fait. C’est là que les détails procéduriers entrent en jeu. En fait, tout s’est passé selon les textes. Il n’y avait pas nécessité de la présence d’un quorum. Du coup, la commission a délibéré en juin 2008 avec deux présents sur la bonne douzaine que compte cette commission. Un avis négatif a été formulé. Du coup, parmi les absents, huit se sont manifestés pour dire qu’ils n’étaient pas d’accord. Mais il était trop tard et cette histoire, raconté en sémantique de conte pour enfants, est celle du vilain canard. Mais vécu dans la jungle de la fac, ce fut un cauchemar pour l’intéressée qui, après tant de combats et de luttes, a vu sans doute son destin basculer vers le vide. Je ne connais pas la fac de Brest, mais, pourtant, je pense savoir à peu près ce qu’il s’est passé. Une dame philosophe solaire, musicienne, passionnée, qui a laissé une trace chez ceux qui l’ont fréquentée, brillante au point de susciter quelques jalousies, différente par son profil atypique, s’est vu notifier de partir. Une décision prise par deux types dont on connaîtra les noms, qui ont signé une décision dont le procès-verbal n’est pour l’instant pas accessible. Sans doute deux sinistres âmes qui fuient la lumière. Des types malfaisants comme on en trouve souvent. Et pour les autres, des irresponsables, des désinvoltes, des pauvres innocents qui n’étaient pas là, mais qui, maintenant, commencent à se poser des questions, à se tourmenter car nul ne pouvait prévoir ce qui allait se passer.
Mais ces questions affectives n’épuisent pas le sujet. La faute, ce n’est pas tant d’avoir amené une philosophe vers le suicide que d’avoir gâché cette intelligence brillante, d’avoir cassé ce travail, cette quête, cette passion pour la recherche et les idées. Ce cas de figure est exemplaire. Il n’y a pas trop de cas similaires car la plupart des cerveaux brillants partent ailleurs. L’université française est un gâchis total. Les autorités politiques n’ont pas pris la mesure de ce désastre. Une culture de déclin règne parmi… stop, ici on pensera que je m’emballe un peu vite en ajoutant à cette affaire mon propre ressentiment d’une histoire personnelle. Alors un autre témoignage de P. Huneman et A. Barberousse :
« Cette série d’événements nous dit, certes, quelque chose sur Marie-Claude et son rapport à elle-même et au monde social, un rapport tissé d’exigences et d’attentes souvent trop élevées, tissé aussi de cette lucidité extrême dont nous reconnaissons tous qu’elle ne rend pas la vie facile – mais elle indique aussi quelque chose du monde académique, qui à bien des égards n’a pas voulu de ce que représentait Marie-Claude. Nous ne comprendrons jamais pourquoi notre amie a vécu la décision universitaire prise à son encontre comme injuste au point de se donner la mort, à quel point et pourquoi elle l’a entendue comme un arrêté ultime, irrévocable à l’encontre de sa légitimité comme philosophe. Certes, il y a une tragique malchance dans cet événement, rien dans les pratiques universitaires ne le laissant envisager ; reste qu’il peut représenter une version extrême de la réaction épidermique que suscitait chez certains le refus absolu de tout compromis que Marie-Claude défendit constamment. Nous supposons simplement qu’à entendre cette décision faire écho avec bien d’autres mots, discours, événements, situations, elle en a conclu que la place consacrée à la recherche de la vérité était bien trop férocement ou arbitrairement défendue, ou qu’elle n’avait plus assez d’énergie pour mener un combat dont elle avait sous-évalué les forces en présence, et qu’elle a jeté le gant. »
Voilà à travers ce témoignage le cœur de cette tragédie. Qui aurait été due à une tragique malchance que ne laissait pas envisager les pratiques universitaires, disent les deux témoins ; comme si son licenciement avait été décidé par une chute de rocher. Mais, auparavant, ces mêmes témoins n’ont pas hésité à évoquer un monde académique qui ne voulait pas de ce que représentait Marie-Claude. Il n’y a donc aucun hasard. Cette décision de licenciement est une saloperie qui a été perpétrée par une institution dont les acteurs ne savaient certainement pas ce qui allait se passer. Mais, pour revenir au fond du problème, quoi qu’il aurait pu se passer d’autre, une université a décidé de licencier une personne douée de capacités intellectuelles au-dessus du lot.
Une fois la décision de non-titularisation prise, le stagiaire a 30 jours pour faire appel. Il se dit que Marie-Claude n’aurait pas été prévenue à temps. C’est ce que prétend Y. Michaud. Mon informateur donne une version un peu différente. Marie-Claude s’est sentie en déphasage et, si elle avait fait appel, elle aurait dû affronter un an de plus ses « assassins », les voir en face, traquée car elle aurait dû repasser devant la commission. C’était peut-être trop pour une personne aussi entière que passionnée et fragile. Son suicide va sans doute plus loin que ne le pensent ceux qui souhaitent ne pas faire de vague et minimiser cette affaire. Car c’est le suicide de l’université dont il est question. Je pense comprendre ce qu’a vécu Marie-Claude. J’ai expérimenté une situation similaire. Licencié parce que trop brillant. Déjà dans le champ de la biologie théorique et de la systémique à 30 ans. J’avoue avoir vécu douloureusement cette mise à la porte, alors que je commençais une belle aventure intellectuelle. J’ai survécu, j’ai lutté, j’ai pendant des années songé au suicide. Avec le recul, je ne regrette rien et cette expérience me permet d’entrer en empathie avec ce qu’à dû subir Marie-Claude.
Le plus inquiétant, c’est que nul ne trouve à redire dans ce système. D’après mon informateur, ceux qui ont « drivé » Marie-Claude à ses débuts n’ont rien fait pour la préserver alors qu’elle les avait alertés, alors qu’ils savaient. Et maintenant les voilà qui s’épanchent en larmoiement. Ce système universitaire est devenu malade. Le mal est ancré depuis vingt ans. Au lieu de soutenir les chercheurs atypiques, ceux qui ont un avenir, il les enfonce, les nivelle, les lamine. Parfois en tolérant de la part de ses responsables une sorte de sadisme pas si éloigné du harcèlement moral. Selon mon informateur, jeune universitaire de 30 ans, les notables du savoir craignent l’arrivée d’une génération de jeunes chercheurs très brillants qui pourraient leur faire de l’ombre. Du coup, les cerveaux se tirent à l’étranger et les restants galèrent et se sclérosent lentement. Dans le cas de Marie-Claude, ceux qui ont été absents, indifférents, avaient sans doute peur pour leur avancement, leur promotion. Le silence orchestré des universitaires en dit long sur les priorités matérielles.
Au final, quel gâchis ! Un sentiment oscillant entre consternation et colère. Pour l’instant, il reste deux zones d’ombres qui seront peut-être comblées. Cette lettre d’adieu signée de Marie-Claire et ce fameux procès-verbal de la commission de spécialistes où vont apparaître les motifs de ce refus de titularisation. Il paraît qu’une réunion des instances compétentes se prépare à réhabiliter Mme Lorne. Signe qu’il y a un peu de Dreyfus dans cette histoire. La suite à donner à cette affaire n’est pas de mon ressort. Nous sommes dans un Etat de droit et, s’il y a eu une faute, les personnes habilitées pourront saisir la justice. Pour l’instant, il faut garder raison. Ne pas accuser sans preuve. Appliquer la présomption d’innocence. Et certainement, éviter de généraliser. Dans ce genre d’affaires, une situation locale s’ajoute à une histoire personnelle. C’est comme pour ces suicides de professeurs. On ne peut pas dire que l’EN est responsable collectivement, mais que, localement, il y eut parfois quelques négligences de la hiérarchie. Nous, qui sommes citoyens, avons parfois le sentiment d’un malaise dans la société. Cette université qui, elle aussi, est devenue, sans qu’on puisse généraliser, une machine à broyer les brillantes individualités. Est-ce une fatalité ? Que cette chose humaine semblant jouée à maintes reprises. Des personnages irresponsables, comme dans la trilogie de Broch annonçant le cataclysme allemand. Des fatalités impossibles à conjurer, tel un malaise de marbre dépeint par Jünger. Doit-on enterrer cette affaire ? Ou bien faire en sorte qu’elle ait un retentissement national afin d’ouvrir une discussion sur ces scandales à répétition touchant les facs et sur lesquels l’université préfère fermer les yeux, pratiquant une omerta consensuelle car tous ont peur pour leur avancement. Le citoyen qui est aussi un contribuable n’a-t-il pas son mot à dire sur une institution qui casse les carrières de tant de jeunes chercheurs prometteurs ? Et la ministre n’a-t-elle pas le pouvoir de mettre en place un Grenelle de l’université, plutôt que de distribuer quelques avantages financiers aux uns et aux autres, renforçant ainsi les dérives carriéristes ?