Je diffuse ici texte savoureux de Théophile Gautier qui nous présente un poète platonique du 16eme siècle, Scalion de Virbluneau, le parangon des amoureux transis…
« Quant à Scalion de Virbluneau, sieur d’Ofayel, c’est très certainement un des plus détestables poètes qu’il soit possible de trouver…Cela est monstrueusement nul, démesurément plat et gigantesquement médiocre ; c’est au dessous de tout, cela n’est même pas mauvais…
Mais vous allez me dire : pourquoi perdre votre temps et le nôtre sur un poète qui le mérite si peu, et que vous reconnaissez vous-même pour détestable ? C’est précisément parce qu’il est détestable que je m’en occupe…
Et puis ce qui me plaît en Virbluneau, tout assommant qu’il puisse être, c’est qu’il est un type, un véritable type, tout à fait oublié dans ce siècle vainqueur et triomphant, le type de l’amoureux transi, de l’amoureux de la vieille roche, dont les grands-mères parlent à leur petite fille, - de l’amoureux débonnaire et naïf qui n’ose toucher sa déesse du bout des doigts, qui sèche sur pied respectueusement et se contente de l’appeler cruelle et tigresse, au lieu de la violer élégamment à la manière d’Antony et consorts. O bon Scalion de Virbluneau, o mon bel amoureux du seizième siècle, tu vaux que l’on t’empaille et que l’on te mette confire à l’esprit-de-vin ! Que tu es curieux et réjouissant à voir, mon pauvre martyr d’amour ! Mon Dieu ! que tu es maigre ! comme tes yeux sont caves, comme ton front est labouré ! que tu es sale et en désordre ! Allons peigne un peu cette figure hérissée; cire-moi cette moustache qui a l’air d’une moustache de chat en colère, taille-moi en pointe cette barbe prolixe (…) relève-moi un peu les coins de cette bouche qui fait la moue ; essuie-toi les yeux, mon éternel pleurard, mon Cupidon-Héraclite (…) cambre-toi ; assure-toi sur tes talons , campe ta main sur ta hanche : prends un air vainqueur et matamore, et je réponds qu’Angélique te sautera au col et te suivra au bout du monde, et même plus loin si tu l’exiges. Avec les femmes, il n’y a que les honteux qui perdent : elles aiment les vaillants, et veulent qu’on les prenne d’assaut.
[…] O Scalion de Virbluneau, sieur d’Orfayel !…Tudieu quel amour que le tien ! Ce ne sont que doléances et complaintes à n’en plus finir. On mettrait à flot un vaisseau à trois ponts des larmes qu’il répand ; son oreiller est tout trempé ; ses matelas sont traversés de part en part ; c’est un cataclysme universel : sa cervelle se fond en eau…il est hâve, pâle, maigre et n’aura tantôt plus que la peau sur les os. Il va mourir. Il est mort. – Laissons-le parler lui-même :
Mon cœur ne peut plus vivre ainsi qu’il est,
Loing de pitié, de faveur et de liesse,
Car le tourment le plus cruel qu’il ait,
C’est quand il croit que votre amitié cesse
Las ! qui vous rend si dure ma maîtresse ?
Puisque servir vos beautés il se plaît
Mieux lui vaudrait de vivre tout seule
Que de chercher compagne qui le blesse
Aussi le livre de Scalion est-il tout écrit en sonnets : il y en a bien, Apollon le lui pardonne ! deux ou trois mille, tout autant que cela. C’est effrayant. Ils sont adressés, en grande partie, à une dame idéale ou réelle qui a nom Angélique. Cette brave dame, à ce qu’il paraît, était vertueuse outre mesure ; car les sonnets du malheureux Viirbluneau ne roulent que sur sa cruauté. Pardieu ! si j’eusse été madame Angélique, je lui aurais cédé sur le champ, afin qu’il ne fît plus de sonnets ; mais Scalion aurait été homme à chanter son ivresse aussi longuement que sa détresse, et son bonheur aurait été aussi à redouter que son infortune.
Cet amour dura cinq ans entiers. Ce n’est pas aujourd’hui que l’on trouverait des amants assez contemplateurs pour être capable d’une telle persévérance. Pendant tout ce temps le loyal et pudicque Scalion de Virbluneau n’eut d’autres mets pour alimenter son amour que quelques baisers sur la main ou sur la joue, et tels autres menus suffrages, encore chaque baiser lui coûte dix ou douze sonnets, où il crie pitié et merci, et demande pardon de tant d’audaces
[…]
Eh bien ! malgré et peut-être à cause de tous ces soupirs, de toutes ces larmes, de tous ces sonnets, de tous ces concetti, de toutes ces pointes, de tous ces rébus, Scalion ne put venir à bout de se faire aimer d’Angélique ; et force lui fut de reporter son amour aux pieds de mademoiselle Adriane, qui ne fut pas cruelle comme Angélique …
Il se maria donc avec Adriane ; ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants….
Cependant si détestable poète qu’il soit, Scalion de Virbluneau aura l’ineffable gloire d’avoir fourni au grand Molière l’idée du Madrigal que chante le marquis de Mascarille aux deux précieuses sœurs Cathos et Madelon. Le fameux Au voleur ! au voleur ! se retrouve presque textuellement dans un sonnet du sieur d’Ofayel. Voici les deux vers :
Alarme ! alarme ! alarme ! et au secours !
On m’a volé mon cœur dans ma poitrine
Il y a cent à parier contre un que Molière n’avait pas lu notre platonique poète, mais il était donné à Molière de tout comprendre, de tout pénétrer et de reproduire comme par divination jusqu’aux plus incroyables aberrations du ridicule humain.
Théophile Gautier, Les Grotesques
« Quant à Scalion de Virbluneau, sieur d’Ofayel, c’est très certainement un des plus détestables poètes qu’il soit possible de trouver…Cela est monstrueusement nul, démesurément plat et gigantesquement médiocre ; c’est au dessous de tout, cela n’est même pas mauvais…
Mais vous allez me dire : pourquoi perdre votre temps et le nôtre sur un poète qui le mérite si peu, et que vous reconnaissez vous-même pour détestable ? C’est précisément parce qu’il est détestable que je m’en occupe…
Et puis ce qui me plaît en Virbluneau, tout assommant qu’il puisse être, c’est qu’il est un type, un véritable type, tout à fait oublié dans ce siècle vainqueur et triomphant, le type de l’amoureux transi, de l’amoureux de la vieille roche, dont les grands-mères parlent à leur petite fille, - de l’amoureux débonnaire et naïf qui n’ose toucher sa déesse du bout des doigts, qui sèche sur pied respectueusement et se contente de l’appeler cruelle et tigresse, au lieu de la violer élégamment à la manière d’Antony et consorts. O bon Scalion de Virbluneau, o mon bel amoureux du seizième siècle, tu vaux que l’on t’empaille et que l’on te mette confire à l’esprit-de-vin ! Que tu es curieux et réjouissant à voir, mon pauvre martyr d’amour ! Mon Dieu ! que tu es maigre ! comme tes yeux sont caves, comme ton front est labouré ! que tu es sale et en désordre ! Allons peigne un peu cette figure hérissée; cire-moi cette moustache qui a l’air d’une moustache de chat en colère, taille-moi en pointe cette barbe prolixe (…) relève-moi un peu les coins de cette bouche qui fait la moue ; essuie-toi les yeux, mon éternel pleurard, mon Cupidon-Héraclite (…) cambre-toi ; assure-toi sur tes talons , campe ta main sur ta hanche : prends un air vainqueur et matamore, et je réponds qu’Angélique te sautera au col et te suivra au bout du monde, et même plus loin si tu l’exiges. Avec les femmes, il n’y a que les honteux qui perdent : elles aiment les vaillants, et veulent qu’on les prenne d’assaut.
[…] O Scalion de Virbluneau, sieur d’Orfayel !…Tudieu quel amour que le tien ! Ce ne sont que doléances et complaintes à n’en plus finir. On mettrait à flot un vaisseau à trois ponts des larmes qu’il répand ; son oreiller est tout trempé ; ses matelas sont traversés de part en part ; c’est un cataclysme universel : sa cervelle se fond en eau…il est hâve, pâle, maigre et n’aura tantôt plus que la peau sur les os. Il va mourir. Il est mort. – Laissons-le parler lui-même :
Mon cœur ne peut plus vivre ainsi qu’il est,
Loing de pitié, de faveur et de liesse,
Car le tourment le plus cruel qu’il ait,
C’est quand il croit que votre amitié cesse
Las ! qui vous rend si dure ma maîtresse ?
Puisque servir vos beautés il se plaît
Mieux lui vaudrait de vivre tout seule
Que de chercher compagne qui le blesse
Aussi le livre de Scalion est-il tout écrit en sonnets : il y en a bien, Apollon le lui pardonne ! deux ou trois mille, tout autant que cela. C’est effrayant. Ils sont adressés, en grande partie, à une dame idéale ou réelle qui a nom Angélique. Cette brave dame, à ce qu’il paraît, était vertueuse outre mesure ; car les sonnets du malheureux Viirbluneau ne roulent que sur sa cruauté. Pardieu ! si j’eusse été madame Angélique, je lui aurais cédé sur le champ, afin qu’il ne fît plus de sonnets ; mais Scalion aurait été homme à chanter son ivresse aussi longuement que sa détresse, et son bonheur aurait été aussi à redouter que son infortune.
Cet amour dura cinq ans entiers. Ce n’est pas aujourd’hui que l’on trouverait des amants assez contemplateurs pour être capable d’une telle persévérance. Pendant tout ce temps le loyal et pudicque Scalion de Virbluneau n’eut d’autres mets pour alimenter son amour que quelques baisers sur la main ou sur la joue, et tels autres menus suffrages, encore chaque baiser lui coûte dix ou douze sonnets, où il crie pitié et merci, et demande pardon de tant d’audaces
[…]
Eh bien ! malgré et peut-être à cause de tous ces soupirs, de toutes ces larmes, de tous ces sonnets, de tous ces concetti, de toutes ces pointes, de tous ces rébus, Scalion ne put venir à bout de se faire aimer d’Angélique ; et force lui fut de reporter son amour aux pieds de mademoiselle Adriane, qui ne fut pas cruelle comme Angélique …
Il se maria donc avec Adriane ; ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants….
Cependant si détestable poète qu’il soit, Scalion de Virbluneau aura l’ineffable gloire d’avoir fourni au grand Molière l’idée du Madrigal que chante le marquis de Mascarille aux deux précieuses sœurs Cathos et Madelon. Le fameux Au voleur ! au voleur ! se retrouve presque textuellement dans un sonnet du sieur d’Ofayel. Voici les deux vers :
Alarme ! alarme ! alarme ! et au secours !
On m’a volé mon cœur dans ma poitrine
Il y a cent à parier contre un que Molière n’avait pas lu notre platonique poète, mais il était donné à Molière de tout comprendre, de tout pénétrer et de reproduire comme par divination jusqu’aux plus incroyables aberrations du ridicule humain.
Théophile Gautier, Les Grotesques