L’étude comparée de La Femme pauvre de Léon Bloy et de Cosmos et Gloire d’Albert Frank-Duquesne permet de mettre en évidence des similitudes de pensée qui témoignent de la pureté du catholicisme de ces deux écrivains. Nul doute qu’Albert Frank a lu et médité avec attention les livres du Mendiant ingrat. Mais les ressemblances que l’on peut relever dans ses livres tiennent moins à une influence, difficile à prouver, qu’à un accord profond, en sorte qu’Albert Frank aurait pu retrouver ou découvrir sa pensée dans l’œuvre de Léon Bloy. Comme l’écrivait Jacques Petit toute influence suppose une prédisposition à la subir. En outre leur pensée repose sur des fondements théologiques intangibles, ce qui favorise également ces rapprochements.
Nous nous proposons dans cet article de commenter quelques passages particulièrement marquants de leur livre et d’en faire ressortir les idées-forces, basées sur la dyade chute-rédemption, sans laquelle, disait déjà Maistre, «on ne peut rien expliquer».
Prolongeant Maistre, Bloy écrivait en 1846: «La chute est à l’origine de tout, pour tout envelopper et pour tout expliquer. C’est ce fait initial et prépondérant de la chute qui donne la raison suffisante du Rédempteur […] Il est clair que la notion de chute n’habite plus les intelligences. Nous avons cessé de voir cet énorme fait moral et social, qui domine tout dans l’histoire de l’humanité et dans la vie des individus. Joseph de Maistre, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg, avait bien essayé de projeter quelques éclairs jusqu’au fond de ce gouffre métaphysique ; mais, à part quelques esprits solitaires, qui donc s’occupe du grand de Maistre en ces temps accablés d’affaires ?».
C’est le fait mystique de la Chute qui donne tout son sens au passage de La Femme pauvre où Marchenoir et Clotilde, parcourant le Jardin de Plantes, s'arrêtent devant la cage d’un tigre superbe qui suscite l'apitoiement de la jeune fille. Clotilde s’émeut du sort infligé à cette bête : «Mais Monsieur s’exclame-t-elle, parmi tant de mystères, il y en a un surtout qui me confond et me décourage. Voici, par exemple, une belle créature, innocente malgré sa férocité, puisqu’elle est privée de raison. Pourquoi faut-il quelle soit, en même temps, privée de sa liberté ? Pourquoi les animaux souffrent-ils ? J’ai vu souvent maltraiter les bêtes et je me suis demandé comment Dieu pouvait supporter cette injustice exercée sur de pauvres êtres qui n’ont pas mérité, comme nous, leur châtiment»
A la révolte du cœur exprimée par la jeune Clotilde, Marchenoir, le double de Léon Bloy, oppose la loi divine et irréfragable de la Rédemption qui se confond avec le «dogme universel et aussi ancien que le monde» (Maistre) de la réversibilité des douleurs de l'innocence au profit des coupables. Il lui révèle cette communauté de destins qui, depuis la Chute, oblige les bêtes à souffrir par et pour les hommes.
«Notre premier ancêtre, dit-il, en nommant les bêtes, les a fait siennes, d’une manière inexprimable. Il ne les a pas seulement assujetties comme un empereur. Son essence les a pénétrées. Il les a fixées, cousues à lui pour jamais, les affiliant à son équilibre et les immisçant à son destin. Pourquoi voudriez-vous que ces animaux qui nous entourent ne fussent point captifs, quand la race humaine est sept fois captive ? Il fallait bien que tout tombât à la même place où tombait l’homme. On dit que les bêtes s’étaient révoltées contre l’homme, en même temps que l’homme s’était révolté contre Dieu. Pieuse rhétorique sans profondeur. Ces cages ne sont ténébreuses que parce qu’elles sont placées au-dessous de la Cage humaine qu’elles étançonnent et qui les écrase. Mais captifs ou non, sauvages ou domestiques, très près ou très loin de leur misérable sultan, les animaux sont forcés de souffrir sous lui, à cause de lui, et par conséquent pour lui».
Leurs souffrances imméritées sont le tribut qu’elles doivent payer pour contrebalancer le poids des iniquités de l’humanité déchue. Bien qu’innocentes, elles sont impliquées dans le drame de la chute humaine et en subissent les contrecoups. Clotilde, troublée par la démonstration de Marchenoir, s’afflige à la pensée que ces souffrances expiatrices puissent n’entraîner aucune compensation pour les créatures qui les subissent : «Vous affirmez que les bêtes partagent la destinée de l’homme qui les entraîna dans sa chute ! Soit, vous ajoutez qu’étant privées de conscience et n’ayant pas à souffrir pour elles-mêmes, elles souffrent nécessairement à cause de nous et pour nous. Cela je le comprends moins. Cependant je peux encore l’admettre comme un mystère qui n’a rien de révoltant pour ma raison. J’entends bien que la douleur ne peut jamais être inutile. Mais, au nom du ciel ! ne doit-elle pas profiter aussi à l’être qui souffre ? Le sacrifice, même involontaire, n’appelle-t-il pas une compensation ?».
Dans cette conception, la masse énorme de leurs souffrances fait partie de la «rançon» du genre humain et participe au «rachat cosmique» dont parle Albert Frank-Duquesne. Un chapitre de son livre, Cosmos et Gloire, traitant de la «com-passion des créature inférieures», offre de nombreuses similitudes avec le texte de Léon Bloy et s’articule autour du même motif fondamental Chute/Rédemption. L’auteur fait fond sur l’intuition paulinienne d’une universelle parturition, consécutive à la Chute et à ses séquelles, intuition qui vient de l’empathie que l’apôtre manifeste à l’égard des souffrances du monde sensible et qui lui fait épouser «le point de vue du cosmos», préfigurant ainsi sainte Hildegarde.
Ce chapitre ainsi que le texte de Bloy ne peuvent mieux exprimer cette solidarité indéfectible qui tient liées toutes les créatures qui « prennent part, dans l’unité d’une effective symbiose, à ces douleurs de la chrysalide cosmique en voie de métamorphose ». Frank-Duquesne se réfère à un passage biblique pour rendre compte de cette unité indissoluble entre les créatures : «L’homme, dans ce concert d’une tristesse faite pour la joie, n’est pas isolée, et l’humanité déchue, visitée par «la philanthropie et la bénignité de Dieu» (Tite, 3:4) a pour symbole Ninive, «ville immense, où sont plus de cent vingt mille hommes, incapables de distinguer leur droite de leur gauche, et des animaux en grand nombre», sur qui Yahvew proclame formellement qu’Il "S’afflige" (Jonas, 4 :11). C’est donc ensemble, comme un seul être, que la création tout entière – "la créature" synthétise St Paul, comme s’il n’y en avait qu’une seule – souffre et gémit»
Ce chapitre fondamental s’achève par des vues très profondes sur la valeur propitiatoire de ces souffrances apparemment absurdes :
«Aussi l’universelle parturition impose-t-elle à toutes les créatures, sans exception, son tribut d‘inquiétude, d’attente anxieuse et de souffrances, à première vue «imméritées». Le sacrifice des animaux sous l’ancienne Loi – bétail, colombes, agneaux – et les comparaisons répétées, dans les Saints Livres, entre la destinée du Christ et le sort des brebis offertes, l’éloge par Isaïe du «bœuf qui connaît son Seigneur», et de «l’âne qui va d’instinct vers le crèche de son Maître, alors qu’Israël n’a point de connaissance, et le peuple (élu) point d’intelligence» (Isaïe, 1:3), la présence des troupeaux dans la grotte de Bethléem : tout cela ne suggère-t-il pas que le monde animal, qui porte en lui ce point sacré qui dit «Pater noster» (Claudel dixit), a sa part du fardeau commun, subit les effets de la Chute sans faute aucune de sa part – que ce monde animal, dis-je figure Celui qui, dans la pleine lumière de la conscience et de la responsabilité, souverainement pur, saint, obéissant au Père, cependant tollit peccata mundi, «paie» pour le cosmos entier.
Qu’en dépit de son «innocence», de l’absence en lui de toute malice, ce monde soit admis, par ses souffrances imméritées, à compenser peut-être – halo clair obscur autour du «Soleil de justice» – l’insolent bonheur des hommes rebelles, à «payer» pour eux lui aussi, il y a là un mystère qui dépasse notre entendement et devrait nous induire en humilité.
Ce texte est extrait de mon essai
Nous nous proposons dans cet article de commenter quelques passages particulièrement marquants de leur livre et d’en faire ressortir les idées-forces, basées sur la dyade chute-rédemption, sans laquelle, disait déjà Maistre, «on ne peut rien expliquer».
Prolongeant Maistre, Bloy écrivait en 1846: «La chute est à l’origine de tout, pour tout envelopper et pour tout expliquer. C’est ce fait initial et prépondérant de la chute qui donne la raison suffisante du Rédempteur […] Il est clair que la notion de chute n’habite plus les intelligences. Nous avons cessé de voir cet énorme fait moral et social, qui domine tout dans l’histoire de l’humanité et dans la vie des individus. Joseph de Maistre, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg, avait bien essayé de projeter quelques éclairs jusqu’au fond de ce gouffre métaphysique ; mais, à part quelques esprits solitaires, qui donc s’occupe du grand de Maistre en ces temps accablés d’affaires ?».
C’est le fait mystique de la Chute qui donne tout son sens au passage de La Femme pauvre où Marchenoir et Clotilde, parcourant le Jardin de Plantes, s'arrêtent devant la cage d’un tigre superbe qui suscite l'apitoiement de la jeune fille. Clotilde s’émeut du sort infligé à cette bête : «Mais Monsieur s’exclame-t-elle, parmi tant de mystères, il y en a un surtout qui me confond et me décourage. Voici, par exemple, une belle créature, innocente malgré sa férocité, puisqu’elle est privée de raison. Pourquoi faut-il quelle soit, en même temps, privée de sa liberté ? Pourquoi les animaux souffrent-ils ? J’ai vu souvent maltraiter les bêtes et je me suis demandé comment Dieu pouvait supporter cette injustice exercée sur de pauvres êtres qui n’ont pas mérité, comme nous, leur châtiment»
A la révolte du cœur exprimée par la jeune Clotilde, Marchenoir, le double de Léon Bloy, oppose la loi divine et irréfragable de la Rédemption qui se confond avec le «dogme universel et aussi ancien que le monde» (Maistre) de la réversibilité des douleurs de l'innocence au profit des coupables. Il lui révèle cette communauté de destins qui, depuis la Chute, oblige les bêtes à souffrir par et pour les hommes.
«Notre premier ancêtre, dit-il, en nommant les bêtes, les a fait siennes, d’une manière inexprimable. Il ne les a pas seulement assujetties comme un empereur. Son essence les a pénétrées. Il les a fixées, cousues à lui pour jamais, les affiliant à son équilibre et les immisçant à son destin. Pourquoi voudriez-vous que ces animaux qui nous entourent ne fussent point captifs, quand la race humaine est sept fois captive ? Il fallait bien que tout tombât à la même place où tombait l’homme. On dit que les bêtes s’étaient révoltées contre l’homme, en même temps que l’homme s’était révolté contre Dieu. Pieuse rhétorique sans profondeur. Ces cages ne sont ténébreuses que parce qu’elles sont placées au-dessous de la Cage humaine qu’elles étançonnent et qui les écrase. Mais captifs ou non, sauvages ou domestiques, très près ou très loin de leur misérable sultan, les animaux sont forcés de souffrir sous lui, à cause de lui, et par conséquent pour lui».
Leurs souffrances imméritées sont le tribut qu’elles doivent payer pour contrebalancer le poids des iniquités de l’humanité déchue. Bien qu’innocentes, elles sont impliquées dans le drame de la chute humaine et en subissent les contrecoups. Clotilde, troublée par la démonstration de Marchenoir, s’afflige à la pensée que ces souffrances expiatrices puissent n’entraîner aucune compensation pour les créatures qui les subissent : «Vous affirmez que les bêtes partagent la destinée de l’homme qui les entraîna dans sa chute ! Soit, vous ajoutez qu’étant privées de conscience et n’ayant pas à souffrir pour elles-mêmes, elles souffrent nécessairement à cause de nous et pour nous. Cela je le comprends moins. Cependant je peux encore l’admettre comme un mystère qui n’a rien de révoltant pour ma raison. J’entends bien que la douleur ne peut jamais être inutile. Mais, au nom du ciel ! ne doit-elle pas profiter aussi à l’être qui souffre ? Le sacrifice, même involontaire, n’appelle-t-il pas une compensation ?».
Dans cette conception, la masse énorme de leurs souffrances fait partie de la «rançon» du genre humain et participe au «rachat cosmique» dont parle Albert Frank-Duquesne. Un chapitre de son livre, Cosmos et Gloire, traitant de la «com-passion des créature inférieures», offre de nombreuses similitudes avec le texte de Léon Bloy et s’articule autour du même motif fondamental Chute/Rédemption. L’auteur fait fond sur l’intuition paulinienne d’une universelle parturition, consécutive à la Chute et à ses séquelles, intuition qui vient de l’empathie que l’apôtre manifeste à l’égard des souffrances du monde sensible et qui lui fait épouser «le point de vue du cosmos», préfigurant ainsi sainte Hildegarde.
Ce chapitre ainsi que le texte de Bloy ne peuvent mieux exprimer cette solidarité indéfectible qui tient liées toutes les créatures qui « prennent part, dans l’unité d’une effective symbiose, à ces douleurs de la chrysalide cosmique en voie de métamorphose ». Frank-Duquesne se réfère à un passage biblique pour rendre compte de cette unité indissoluble entre les créatures : «L’homme, dans ce concert d’une tristesse faite pour la joie, n’est pas isolée, et l’humanité déchue, visitée par «la philanthropie et la bénignité de Dieu» (Tite, 3:4) a pour symbole Ninive, «ville immense, où sont plus de cent vingt mille hommes, incapables de distinguer leur droite de leur gauche, et des animaux en grand nombre», sur qui Yahvew proclame formellement qu’Il "S’afflige" (Jonas, 4 :11). C’est donc ensemble, comme un seul être, que la création tout entière – "la créature" synthétise St Paul, comme s’il n’y en avait qu’une seule – souffre et gémit»
Ce chapitre fondamental s’achève par des vues très profondes sur la valeur propitiatoire de ces souffrances apparemment absurdes :
«Aussi l’universelle parturition impose-t-elle à toutes les créatures, sans exception, son tribut d‘inquiétude, d’attente anxieuse et de souffrances, à première vue «imméritées». Le sacrifice des animaux sous l’ancienne Loi – bétail, colombes, agneaux – et les comparaisons répétées, dans les Saints Livres, entre la destinée du Christ et le sort des brebis offertes, l’éloge par Isaïe du «bœuf qui connaît son Seigneur», et de «l’âne qui va d’instinct vers le crèche de son Maître, alors qu’Israël n’a point de connaissance, et le peuple (élu) point d’intelligence» (Isaïe, 1:3), la présence des troupeaux dans la grotte de Bethléem : tout cela ne suggère-t-il pas que le monde animal, qui porte en lui ce point sacré qui dit «Pater noster» (Claudel dixit), a sa part du fardeau commun, subit les effets de la Chute sans faute aucune de sa part – que ce monde animal, dis-je figure Celui qui, dans la pleine lumière de la conscience et de la responsabilité, souverainement pur, saint, obéissant au Père, cependant tollit peccata mundi, «paie» pour le cosmos entier.
Qu’en dépit de son «innocence», de l’absence en lui de toute malice, ce monde soit admis, par ses souffrances imméritées, à compenser peut-être – halo clair obscur autour du «Soleil de justice» – l’insolent bonheur des hommes rebelles, à «payer» pour eux lui aussi, il y a là un mystère qui dépasse notre entendement et devrait nous induire en humilité.
Ce texte est extrait de mon essai