Le Sacrifice est le film testament du grand cinéaste russe Andrei Tarkovski. Inspiré d'une nouvelle écrite par le réalisateur en 1984, ce film récapitule les thèmes fondateurs de son oeuvre, ces thèmes qui, comme il le dit, «viennent du fond de l'âme». L'histoire est pour le moins singulière : Critique, professeur réputé, Alexandre habite dans l'île de Gotland, entouré des siens. Le soir de son anniversaire, quelque chose d'inouïe se produit : le premier ministre annonce une guerre nucléaire mondiale. Terrorisé, Alexandre prie pour la première fois de sa vie et fait le serment de tout quitter si le péril est écarté...Plus tard il se réveille dans un monde qui a effacé jusqu'au souvenir de la menace. C'est alors qu'il accomplit sa terrible promesse en mettant le feu à sa maison puis se laisse emmener par une ambulance sans rien dire...
Ce film tourné en 1986 reflète les angoisses du cinéaste face à l'envahissement du matérialisme dans la société contemporaine : « Nous ne voulons pas nous avouer, écrivait-il à cette époque, que nombre des malheurs qui frappent l’humanité proviennent de ce que nous sommes devenus impardonnablement et désespérément matérialistes ». C’est ce constat qui l’a poussé à réaliser son film Le Sacrifice qu’il présente comme une parabole sur «la disposition à se sacrifier soi-même». C’est parce que l’homme a perdu l’esprit de sacrifice qu’il est devenu la proie du matérialisme le plus féroce, impuissant à résister aux mécanismes destructeurs de la société contemporaine, aux forces de dissolution qui la traversent. L’emprise de la consommation, l’abrutissement, l’absence de profondeur dans les relations humaines sont autant de signes de la déshumanisation organisée par le monde moderne, du dépérissement du spirituel. Ecrasé sous le poids du matérialisme, vidé de sa substance, confronté au vide spirituel que lui impose la société, l’homme se trouve placé devant un choix redoutable : soit il s’obstine dans cette voie d’aliénation, soit il revient vers Dieu, reprenant ainsi possession de lui-même. Telle était la conviction profonde de Tarkovski au moment de réaliser son film qu’il considérait comme le plus important de toute sa carrière.
Son personnage principal, en quête de vie spirituelle, traverse une crise profonde qui l'amène à renier son passé de comédien et à rejeter tout ce qui l'enserre dans le cercle de la quotidienneté.
Le film repose sur l'enchaînement sacrifice-régénération-renaissance spirituelle. Cette renaissance, il n'y atteint qu'au prix de cette forme absolue d'irrationalisme que représente le sacrifice. L'irrationalisme doit être entendu au sens positif que lui prête le philosophe russe Léon Chestov dont l'oeuvre a sans doute nourri la propre réflexion du cinéaste. Alexandre doit accomplir un geste irrationnel, insensé pour se libérer à tout ce qui le reliait à son ancienne vie.
Dans le temps scellé, sorte d'essai philosophique et esthétique paru en 1989, Tarkovski montre que l'acte de foi d'Alexandre correspond en quelque sorte à une suspension de l'éthique. L'influence de Chestov est ici indéniable : «le fait que Dieu écrit-il ait entendu la requête d'Alexandre a des conséquences à la fois terribles et exaltantes. On peut trouver terrible, en effet, qu'Alexandre, fidèle à son serment, rompe de façon pratique et définitive avec le monde et les lois auxquelles il s'était plié toute sa vie. Il perd ce faisant, non seulement sa famille, mais aussi toute sa capacité d'évaluation des normes morales, et c'est bien cela qui apparaît comme le plus terrible aux yeux de son entourage. Malgré cela, ou plus précisément à cause de cela, Alexandre incarne pour moi l'élu de Dieu». Pour Chestov le rapport à l'Absolu est le domaine de la grande solitude. Quiconque y pénètre, écrit-il dans sa préface de la Philosophie de la tragédie, «se met à penser, à sentir, à désirer différemment des autres. Tout ce qui est cher aux hommes, tout ce à quoi ils tiennent, lui devient inutile et complètement étranger...Les vaisseaux sont brûlés, la voie de retour est interdite, il faut aller de l'avant vers un avenir inconnu et toujours terrible...Sur son visage où se reflète douloureusement son inquiétude, dans ses yeux qui brillent d'une lumière étrange, les hommes veulent discerner les signes de la démence, afin d'obtenir le droit de renoncer à lui»
Il est significatif que Tarkovski ait recours aux mêmes expressions que Chestov pour éclairer les agissements de son personnage : « Alexandre s'adresse à Dieu par la prière. Il rompt avec le passé et brûle ses vaisseaux pour s'interdire toute possibilité de retour en arrière. Il détruit son foyer, se sépare de son fils, qu'il aime pourtant au-delà de tout, et il s'enfonce dans le silence...»
Ce film tourné en 1986 reflète les angoisses du cinéaste face à l'envahissement du matérialisme dans la société contemporaine : « Nous ne voulons pas nous avouer, écrivait-il à cette époque, que nombre des malheurs qui frappent l’humanité proviennent de ce que nous sommes devenus impardonnablement et désespérément matérialistes ». C’est ce constat qui l’a poussé à réaliser son film Le Sacrifice qu’il présente comme une parabole sur «la disposition à se sacrifier soi-même». C’est parce que l’homme a perdu l’esprit de sacrifice qu’il est devenu la proie du matérialisme le plus féroce, impuissant à résister aux mécanismes destructeurs de la société contemporaine, aux forces de dissolution qui la traversent. L’emprise de la consommation, l’abrutissement, l’absence de profondeur dans les relations humaines sont autant de signes de la déshumanisation organisée par le monde moderne, du dépérissement du spirituel. Ecrasé sous le poids du matérialisme, vidé de sa substance, confronté au vide spirituel que lui impose la société, l’homme se trouve placé devant un choix redoutable : soit il s’obstine dans cette voie d’aliénation, soit il revient vers Dieu, reprenant ainsi possession de lui-même. Telle était la conviction profonde de Tarkovski au moment de réaliser son film qu’il considérait comme le plus important de toute sa carrière.
Son personnage principal, en quête de vie spirituelle, traverse une crise profonde qui l'amène à renier son passé de comédien et à rejeter tout ce qui l'enserre dans le cercle de la quotidienneté.
Le film repose sur l'enchaînement sacrifice-régénération-renaissance spirituelle. Cette renaissance, il n'y atteint qu'au prix de cette forme absolue d'irrationalisme que représente le sacrifice. L'irrationalisme doit être entendu au sens positif que lui prête le philosophe russe Léon Chestov dont l'oeuvre a sans doute nourri la propre réflexion du cinéaste. Alexandre doit accomplir un geste irrationnel, insensé pour se libérer à tout ce qui le reliait à son ancienne vie.
Dans le temps scellé, sorte d'essai philosophique et esthétique paru en 1989, Tarkovski montre que l'acte de foi d'Alexandre correspond en quelque sorte à une suspension de l'éthique. L'influence de Chestov est ici indéniable : «le fait que Dieu écrit-il ait entendu la requête d'Alexandre a des conséquences à la fois terribles et exaltantes. On peut trouver terrible, en effet, qu'Alexandre, fidèle à son serment, rompe de façon pratique et définitive avec le monde et les lois auxquelles il s'était plié toute sa vie. Il perd ce faisant, non seulement sa famille, mais aussi toute sa capacité d'évaluation des normes morales, et c'est bien cela qui apparaît comme le plus terrible aux yeux de son entourage. Malgré cela, ou plus précisément à cause de cela, Alexandre incarne pour moi l'élu de Dieu». Pour Chestov le rapport à l'Absolu est le domaine de la grande solitude. Quiconque y pénètre, écrit-il dans sa préface de la Philosophie de la tragédie, «se met à penser, à sentir, à désirer différemment des autres. Tout ce qui est cher aux hommes, tout ce à quoi ils tiennent, lui devient inutile et complètement étranger...Les vaisseaux sont brûlés, la voie de retour est interdite, il faut aller de l'avant vers un avenir inconnu et toujours terrible...Sur son visage où se reflète douloureusement son inquiétude, dans ses yeux qui brillent d'une lumière étrange, les hommes veulent discerner les signes de la démence, afin d'obtenir le droit de renoncer à lui»
Il est significatif que Tarkovski ait recours aux mêmes expressions que Chestov pour éclairer les agissements de son personnage : « Alexandre s'adresse à Dieu par la prière. Il rompt avec le passé et brûle ses vaisseaux pour s'interdire toute possibilité de retour en arrière. Il détruit son foyer, se sépare de son fils, qu'il aime pourtant au-delà de tout, et il s'enfonce dans le silence...»
Tarkovski dans cet essai précise sa conception du sacrifice, inséparable de «l'idée chrétienne du don de soi». L'attitude d'Alexandre ne correspond en rien à la logique dite «normale». Son sacrifice écrit-il «contredit la conception matérialiste du monde et les lois qui l'accompagnent. Il apparaît comme absurde ou maladroit. Malgré cela (ou peut-être à cause de cela), la démarche d'un tel individu transforme profondément l'histoire et le destin des hommes». Il s'avère salutaire pour lui et pour l'humanité (il n'y a pas au final de guerre nucléaire). Sa portée n'est pas mesurable. Alexandre fait le sacrifice de sa propre vie pour préserver les siens et sauver le monde. Claudel disait que le bienfait suprême du sacrifice tient à ce qu'il «ne reste pas confiné à sa source mais se répand sur le monde entier en cercles sans cesse élargis». Le Sacrifice est un film qui illustre la loi redoutable de la Réversibilité..
La prière d'Alexandre
La scène centrale du film est celle où Alexandre, au milieu de sa chambre adresse une prière à Dieu. Cette scène est si puissante qu'il me semble indispensable de la reproduire ici :
La pièce est plongée dans une lumière bleu nuit. Alexandre marche vers une reproduction de Léonard de Vinci devant laquelle il s'arrête :
Alexandre : Notre Père qui êtes aux...Notre Père qui êtes aux cieux, que Ton nom soit sanctifié, que Ton règne arrive, que Ta volonté soit faite...donne nous aujourd'hui notre pain quotidien et délivre nous du mal car c'est à Toi qu'appartiennent la puissance, le règne et la gloire, amen.
Il s'agenouille au centre de la pièce, se laisse glisser au sol, pose son ventre.
Alexandre : Seigneur, aie pitié de nous en ce moment angoissant. Ne fais pas mourir mes enfants, mon épouse, Victor...
Il tourne ses regards vers le ciel, puis devant soi. Légère contre-plongée sur son visage.
Alexandre :...Qui t'aiment et qui croient en Ta parole, également ceux qui ne croient pas en Toi parce qu'ils sont aveugles et qu'ils tardent à se reconnaître en Toi pour n'avoir pas connu la souffrance, le malheur ou la solitude. Ceux qui en ce moment sont en train de perdre jusqu'à leur espoir, leur avenir et leur vie et sont incapables de se soumettre à Ta Loi, ceux qui, submergés par une affreuse angoisse sentent la fin approcher et n'ont pas de crainte pour eux, mais pour leurs proches. Ceux, innombrables, qui n'ont que Toi pour assumer leur protection car cette guerre-ci est la dernière. Une guerre terrorisante, après laquelle personne ne sera vainqueur, personne ne sera vaincu ; il n'y aura plus ni cités, ni villages, plus d'oiseaux sous la voûte des cieux et plus d'eau au fond des puits. Je Te donnerai tout ce que j'ai. Je quitterai ma famille que pourtant j'adore. Je mettrai le feu à la maison, au petit je vais renoncer, muet je deviendrai, et ne parlerai de toute mon existence. Je suis prêt à renoncer à ce qui me rattache maintenant à la vie. Fais Seigneur que tout redevienne comme avant, comme ce matin, comme hier. Que je sois délivré de cette peur affreuse, bestiale, écoeurante, mortelle qui nous étreint. Seigneur, aide-moi, je tiendrai tout ce que j'ai promis, Seigneur.
La prière d'Alexandre
La scène centrale du film est celle où Alexandre, au milieu de sa chambre adresse une prière à Dieu. Cette scène est si puissante qu'il me semble indispensable de la reproduire ici :
La pièce est plongée dans une lumière bleu nuit. Alexandre marche vers une reproduction de Léonard de Vinci devant laquelle il s'arrête :
Alexandre : Notre Père qui êtes aux...Notre Père qui êtes aux cieux, que Ton nom soit sanctifié, que Ton règne arrive, que Ta volonté soit faite...donne nous aujourd'hui notre pain quotidien et délivre nous du mal car c'est à Toi qu'appartiennent la puissance, le règne et la gloire, amen.
Il s'agenouille au centre de la pièce, se laisse glisser au sol, pose son ventre.
Alexandre : Seigneur, aie pitié de nous en ce moment angoissant. Ne fais pas mourir mes enfants, mon épouse, Victor...
Il tourne ses regards vers le ciel, puis devant soi. Légère contre-plongée sur son visage.
Alexandre :...Qui t'aiment et qui croient en Ta parole, également ceux qui ne croient pas en Toi parce qu'ils sont aveugles et qu'ils tardent à se reconnaître en Toi pour n'avoir pas connu la souffrance, le malheur ou la solitude. Ceux qui en ce moment sont en train de perdre jusqu'à leur espoir, leur avenir et leur vie et sont incapables de se soumettre à Ta Loi, ceux qui, submergés par une affreuse angoisse sentent la fin approcher et n'ont pas de crainte pour eux, mais pour leurs proches. Ceux, innombrables, qui n'ont que Toi pour assumer leur protection car cette guerre-ci est la dernière. Une guerre terrorisante, après laquelle personne ne sera vainqueur, personne ne sera vaincu ; il n'y aura plus ni cités, ni villages, plus d'oiseaux sous la voûte des cieux et plus d'eau au fond des puits. Je Te donnerai tout ce que j'ai. Je quitterai ma famille que pourtant j'adore. Je mettrai le feu à la maison, au petit je vais renoncer, muet je deviendrai, et ne parlerai de toute mon existence. Je suis prêt à renoncer à ce qui me rattache maintenant à la vie. Fais Seigneur que tout redevienne comme avant, comme ce matin, comme hier. Que je sois délivré de cette peur affreuse, bestiale, écoeurante, mortelle qui nous étreint. Seigneur, aide-moi, je tiendrai tout ce que j'ai promis, Seigneur.