Percevoir l’unité du monde requiert des dons que Baudelaire dénie à tous les hommes dépourvus non point de finesse et de sensibilité mais d’imagination. L’imagination est pour lui cette «reine des facultés», faculté métaphysique, qui «au début du monde créa l’analogie et la métaphore». Elle seule permet d’établir, «en dehors des méthodes philosophiques les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies»
L’image du monde comme totalité organique et indivisible se confond dès l’origine avec la poésie. Sa pérennité est liée au destin de la métaphore qui, comme l’a finement observé le critique russe Wladimir Weidlé, était au début «tout autre chose qu’un ornement adventice, tel que parmi les autres tropes l’ont classé les rhéteurs alexandrins. Elle s’ensuivait de la connaissance poétique de toute chose, elle témoignait de l’unité essentielle de l’univers, dont toutes les parties pouvaient entrer en relations réciproques, où chaque élément en invoquait un autre, où tout participait à tout. Cette image du monde ne disparaîtra tout à fait que lorsque la poésie sera morte, mais depuis elle est plutôt postulée que perçue directement».
Il est révélateur que Léon Bloy et Claudel tiennent la métaphore comme le seul moyen d’accéder à une connaissance profonde, essentielle des choses. L’univers est ce poème de Dieu que l’artiste, animé d’un esprit religieux, ne peut déchiffrer qu’à l’aide des métaphores : «N’avez-vous pas remarqué, dit Marchenoir dans La Femme pauvre, que nous ne pouvons apercevoir les êtres et les choses que dans leurs rapports avec d’autres êtres ou d’autres choses, jamais dans leur fond ou leur essence?». Pour Claudel la métaphore vise à «l’établissement et la constatation de rapports qui sont entre les choses». Elle est l’organe essentiel du «Nouvel Art poétique», de la «Nouvelle Logique» qui enseigne l’art d’assembler, de réunir deux choses différentes, à l’imitation de la nature. La métaphore note-t-il «ne se joue pas qu’aux feuilles de nos livres : elle est l’art autochtone employé par tout ce qui naît». L’ancienne logique s’articulait autour du syllogisme aristotélicien auquel restait voilé «ce rapport secret, étranger à la logique et prodigieusement fécond entre les choses, les personnes et les idées qu’on appelle l’analogie et dont la rhétorique a fait la métaphore ». Le poète, doué d’une grâce d’attention, «n’est pas, écrit-il à propos de Dante, celui qui invente, mais celui qui met ensemble et qui, en rapprochant les choses, nous permet de les comprendre».
L'étude de la métaphore permet de dégager la notion de solidarité universelle. Un scientifique de renom, Jean-Marie Pelt, spécialiste de botanique et d’écologie, lui a accordé une grande place dans ses travaux. Il s’y inscrit en faux contre la vision darwinienne du «struggle for life» dont la transposition aux sociétés humaines a été la source d’injustices innombrables. Ses analyses tendent à démontrer que l’interprétation sociale du darwinisme a servi à justifier le matérialisme scientifique, l’individualisme dans ses formes extrêmes ainsi que la tendance à exclure les plus faibles. Il s’applique à la réfuter en dévoilant dans son dernier ouvrage un autre visage de la nature, celui des solidarités innombrables qui se tissent entre les plantes, les animaux et toutes celles qui ont cours dans le vaste champ des règnes naturels. L’exemple le plus connu est sans doute celui des insectes butineurs qui concourent à la pollinisation des fleurs. Les champignons eux nourrissent les arbres qu'ils semblent à première vue parasiter. Un autre cas mérite notre attention, celui du bénitier, cette énorme palourde dont la coquille servait jadis à contenir l’eau bénite dans les églises. S’il survit c’est grâce à de petites algues unicellulaires, les zooxantheles qu’il abrite par millions : «La symbiose entre l’algue et le mollusque, écrit-il, est tout bénéfice pour les deux partenaires : l’algue effectue naturellement la photosynthèse, fournissant des glucides aux mollusques qui leur renvoie en échange des nutriments issus de son propre métabolisme, notamment l’azote. Et l’algue dégage par photosynthèse de l’oxygène que le bénitier utilisera pour sa respiration, en bon animal qu’il est, dégageant à son tour du gaz carbonique aussitôt recyclé par l’algue qui l’utilise pour sa photosynthèse. L’algue et le bénitier illustrent bien la complémentarité immémoriale des plantes et des animaux : les premières prélèvent du gaz carbonique et rejettent de l’oxygène, c’est la photosynthèse ; les seconds font l’inverse : c’est la respiration». Le botaniste conclut son analyse par cette remarque plaisante : «Le bénitier, décidément, aime les algues même lorsqu’il est installé à l’entrée d’une église. Serait-ce par ce que celles-ci apprécient l’eau bénite ? Quoi qu’il en soit, il n’est pas rare de voir de jolies proliférations d’algues vertes sur le fond ou les bords des bénitiers de nos vieilles nefs romanes ou gothiques».
Jean-Marie Pelt aurait pu invoquer l’autorité de Claudel qui écrit dans son Art Poétique que «le cerisier et le hareng ne sont pas si féconds pour eux-mêmes mais pour les peuplades paillardes qu’ils nourrissent»
L’idée de la solidarité universelle nous permet d’appréhender toutes les implications du dogme de la communion des saints mais aussi de cette communion de ténèbres qui en est la face renversée, obscure, maléfique. L’exigence de la perfection, inhérente à toute vie chrétienne authentique, jaillit de la prise de conscience d’une responsabilité infinie à l’égard de l’humanité et de l’univers. Dans un passage saisissant de son Livre des visions et instructions la bienheureuse Angèle de Foligno confesse que son rapport au péché se transforma le jour où, à la faveur d’une vision mystique, elle en découvrit la portée universelle. Depuis lors elle en conçut une sainte horreur : «Une illumination me donna la vue de mes péchés dans la profondeur. Ici je compris qu’en offensant le Créateur, j’avais offensé toutes les créatures, qui toutes étaient faites pour moi. Tous mes péchés me revenaient profondément à la mémoire, et dans la confession que je faisais à Dieu, je les pesais très profondément. Par la sainte Vierge et par tous les saints j’invoquais la miséricorde de Dieu, et me sentant morte, je demandais à genoux la vie. Et je suppliais toutes les créatures que je sentais avoir offensées, de ne pas prendre la parole pour m’accuser devant Dieu. Tout à coup je crus sentir sur moi la pitié de toutes les créatures, et la pitié de tous les saints. Et je reçus alors un don : c’était un grand feu d’amour, et la puissance de prier comme jamais je n’avais prié».
Ce texte n’est pas sans rappeler un épisode de la biographie du Starets Zosime dans Les Frères Karamazov qui décrit les derniers jours du frère du starets, Marcel, âgé de 17 ans. Alors qu’il se meurt de tuberculose, le jeune homme se confesse en demandant pardon aux oiseaux : «Sa chambre donnait sur le jardin, planté de vieux arbres ; les arbres avaient poussé, les oiseaux étaient arrivés, ils chantaient sous ses fenêtres, lui prenait plaisir à les regarder, et voilà qu’il se mit à leur demander pardon : «"Oiseaux du bon Dieu, joyeux oiseaux, pardonnez-moi, car j’ai péché aussi envers vous". Aucun de nous ne pu alors le comprendre , et il pleurait de joie : "Oui la gloire de Dieu m’entourait : les oiseaux, les arbres, les prairies, le ciel ; moi seul je vivais dans la honte, déshonorant la création"…».
Nous sommes tous solidaires de l'humanité et de l'univers. Pour le chrétien rien de ce qui fait la trame de sa vie n’échappe à l’universel. Cette idée est au centre d’une conférence fort intéressante que l’abbé Maurice Zundel a prononcée à Genève le 27 juillet 1974, quelques mois avant sa mort.
Pour Maurice Zundel chaque vie «influe sur toute l'humanité et sur tout l'univers». C’est pourquoi, dit-il, « personne ne peut donc se plaindre que sa vie n'est pas importante, car toutes les vies ont la même importance au regard justement de cette vérité intérieure. Chacun, même s'il est seul dans sa chambre, chacun, même s'il est solitaire dans sa maison, chacun est présent au monde entier et chacun dispose de tout l'univers ». Il s’ensuit que « chaque action, chaque sacrifice, chaque acte de générosité accompli dans notre for intérieur, dans le secret de nos coeurs est porteur précisément d'une immense efficacité. C'est bien pour ce motif d'ailleurs que l'Eglise s'efforce de restaurer cette Confession Sacramentelle qui est en voie de disparition, parce que nous ne sommes pas seulement coupables envers Dieu du fait que nous éteignons en nous la lumière de Sa Présence, mais nous sommes coupables envers toute l'humanité et tout l'univers et nous devons obtenir le pardon et l'absolution de toute l'humanité et de tout l'univers ».
L’image du monde comme totalité organique et indivisible se confond dès l’origine avec la poésie. Sa pérennité est liée au destin de la métaphore qui, comme l’a finement observé le critique russe Wladimir Weidlé, était au début «tout autre chose qu’un ornement adventice, tel que parmi les autres tropes l’ont classé les rhéteurs alexandrins. Elle s’ensuivait de la connaissance poétique de toute chose, elle témoignait de l’unité essentielle de l’univers, dont toutes les parties pouvaient entrer en relations réciproques, où chaque élément en invoquait un autre, où tout participait à tout. Cette image du monde ne disparaîtra tout à fait que lorsque la poésie sera morte, mais depuis elle est plutôt postulée que perçue directement».
Il est révélateur que Léon Bloy et Claudel tiennent la métaphore comme le seul moyen d’accéder à une connaissance profonde, essentielle des choses. L’univers est ce poème de Dieu que l’artiste, animé d’un esprit religieux, ne peut déchiffrer qu’à l’aide des métaphores : «N’avez-vous pas remarqué, dit Marchenoir dans La Femme pauvre, que nous ne pouvons apercevoir les êtres et les choses que dans leurs rapports avec d’autres êtres ou d’autres choses, jamais dans leur fond ou leur essence?». Pour Claudel la métaphore vise à «l’établissement et la constatation de rapports qui sont entre les choses». Elle est l’organe essentiel du «Nouvel Art poétique», de la «Nouvelle Logique» qui enseigne l’art d’assembler, de réunir deux choses différentes, à l’imitation de la nature. La métaphore note-t-il «ne se joue pas qu’aux feuilles de nos livres : elle est l’art autochtone employé par tout ce qui naît». L’ancienne logique s’articulait autour du syllogisme aristotélicien auquel restait voilé «ce rapport secret, étranger à la logique et prodigieusement fécond entre les choses, les personnes et les idées qu’on appelle l’analogie et dont la rhétorique a fait la métaphore ». Le poète, doué d’une grâce d’attention, «n’est pas, écrit-il à propos de Dante, celui qui invente, mais celui qui met ensemble et qui, en rapprochant les choses, nous permet de les comprendre».
L'étude de la métaphore permet de dégager la notion de solidarité universelle. Un scientifique de renom, Jean-Marie Pelt, spécialiste de botanique et d’écologie, lui a accordé une grande place dans ses travaux. Il s’y inscrit en faux contre la vision darwinienne du «struggle for life» dont la transposition aux sociétés humaines a été la source d’injustices innombrables. Ses analyses tendent à démontrer que l’interprétation sociale du darwinisme a servi à justifier le matérialisme scientifique, l’individualisme dans ses formes extrêmes ainsi que la tendance à exclure les plus faibles. Il s’applique à la réfuter en dévoilant dans son dernier ouvrage un autre visage de la nature, celui des solidarités innombrables qui se tissent entre les plantes, les animaux et toutes celles qui ont cours dans le vaste champ des règnes naturels. L’exemple le plus connu est sans doute celui des insectes butineurs qui concourent à la pollinisation des fleurs. Les champignons eux nourrissent les arbres qu'ils semblent à première vue parasiter. Un autre cas mérite notre attention, celui du bénitier, cette énorme palourde dont la coquille servait jadis à contenir l’eau bénite dans les églises. S’il survit c’est grâce à de petites algues unicellulaires, les zooxantheles qu’il abrite par millions : «La symbiose entre l’algue et le mollusque, écrit-il, est tout bénéfice pour les deux partenaires : l’algue effectue naturellement la photosynthèse, fournissant des glucides aux mollusques qui leur renvoie en échange des nutriments issus de son propre métabolisme, notamment l’azote. Et l’algue dégage par photosynthèse de l’oxygène que le bénitier utilisera pour sa respiration, en bon animal qu’il est, dégageant à son tour du gaz carbonique aussitôt recyclé par l’algue qui l’utilise pour sa photosynthèse. L’algue et le bénitier illustrent bien la complémentarité immémoriale des plantes et des animaux : les premières prélèvent du gaz carbonique et rejettent de l’oxygène, c’est la photosynthèse ; les seconds font l’inverse : c’est la respiration». Le botaniste conclut son analyse par cette remarque plaisante : «Le bénitier, décidément, aime les algues même lorsqu’il est installé à l’entrée d’une église. Serait-ce par ce que celles-ci apprécient l’eau bénite ? Quoi qu’il en soit, il n’est pas rare de voir de jolies proliférations d’algues vertes sur le fond ou les bords des bénitiers de nos vieilles nefs romanes ou gothiques».
Jean-Marie Pelt aurait pu invoquer l’autorité de Claudel qui écrit dans son Art Poétique que «le cerisier et le hareng ne sont pas si féconds pour eux-mêmes mais pour les peuplades paillardes qu’ils nourrissent»
L’idée de la solidarité universelle nous permet d’appréhender toutes les implications du dogme de la communion des saints mais aussi de cette communion de ténèbres qui en est la face renversée, obscure, maléfique. L’exigence de la perfection, inhérente à toute vie chrétienne authentique, jaillit de la prise de conscience d’une responsabilité infinie à l’égard de l’humanité et de l’univers. Dans un passage saisissant de son Livre des visions et instructions la bienheureuse Angèle de Foligno confesse que son rapport au péché se transforma le jour où, à la faveur d’une vision mystique, elle en découvrit la portée universelle. Depuis lors elle en conçut une sainte horreur : «Une illumination me donna la vue de mes péchés dans la profondeur. Ici je compris qu’en offensant le Créateur, j’avais offensé toutes les créatures, qui toutes étaient faites pour moi. Tous mes péchés me revenaient profondément à la mémoire, et dans la confession que je faisais à Dieu, je les pesais très profondément. Par la sainte Vierge et par tous les saints j’invoquais la miséricorde de Dieu, et me sentant morte, je demandais à genoux la vie. Et je suppliais toutes les créatures que je sentais avoir offensées, de ne pas prendre la parole pour m’accuser devant Dieu. Tout à coup je crus sentir sur moi la pitié de toutes les créatures, et la pitié de tous les saints. Et je reçus alors un don : c’était un grand feu d’amour, et la puissance de prier comme jamais je n’avais prié».
Ce texte n’est pas sans rappeler un épisode de la biographie du Starets Zosime dans Les Frères Karamazov qui décrit les derniers jours du frère du starets, Marcel, âgé de 17 ans. Alors qu’il se meurt de tuberculose, le jeune homme se confesse en demandant pardon aux oiseaux : «Sa chambre donnait sur le jardin, planté de vieux arbres ; les arbres avaient poussé, les oiseaux étaient arrivés, ils chantaient sous ses fenêtres, lui prenait plaisir à les regarder, et voilà qu’il se mit à leur demander pardon : «"Oiseaux du bon Dieu, joyeux oiseaux, pardonnez-moi, car j’ai péché aussi envers vous". Aucun de nous ne pu alors le comprendre , et il pleurait de joie : "Oui la gloire de Dieu m’entourait : les oiseaux, les arbres, les prairies, le ciel ; moi seul je vivais dans la honte, déshonorant la création"…».
Nous sommes tous solidaires de l'humanité et de l'univers. Pour le chrétien rien de ce qui fait la trame de sa vie n’échappe à l’universel. Cette idée est au centre d’une conférence fort intéressante que l’abbé Maurice Zundel a prononcée à Genève le 27 juillet 1974, quelques mois avant sa mort.
Pour Maurice Zundel chaque vie «influe sur toute l'humanité et sur tout l'univers». C’est pourquoi, dit-il, « personne ne peut donc se plaindre que sa vie n'est pas importante, car toutes les vies ont la même importance au regard justement de cette vérité intérieure. Chacun, même s'il est seul dans sa chambre, chacun, même s'il est solitaire dans sa maison, chacun est présent au monde entier et chacun dispose de tout l'univers ». Il s’ensuit que « chaque action, chaque sacrifice, chaque acte de générosité accompli dans notre for intérieur, dans le secret de nos coeurs est porteur précisément d'une immense efficacité. C'est bien pour ce motif d'ailleurs que l'Eglise s'efforce de restaurer cette Confession Sacramentelle qui est en voie de disparition, parce que nous ne sommes pas seulement coupables envers Dieu du fait que nous éteignons en nous la lumière de Sa Présence, mais nous sommes coupables envers toute l'humanité et tout l'univers et nous devons obtenir le pardon et l'absolution de toute l'humanité et de tout l'univers ».