La nouvelle traduction de la sixième demande du Notre Père va entrer en vigueur le 3 décembre. Elle a été confirmée par la Congrégation pour le culte divin. Les fidèles catholiques ne diront plus désormais : «Ne nous soumets pas à la tentation» (traduction œcuménique) mais «Ne nous laisse pas entrer en tentation». Avant d’étudier en profondeur le récit des trois tentations du Christ au désert, je n’ai jamais prononcé la version dite œcuménique, datant de 1966, qui présente un certain nombre de difficultés. Elle revient à affirmer que Dieu est la cause de la tentation. Il m’est arrivé plus d’une fois de réfléchir après la récitation du Notre Père sur cette sixième demande. J’ai toujours dit : «Ne nous laisse pas succomber à la tentation» (traduction un peu trop littéraire et moins conforme, comme nous allons le voir, à l'esprit et à la lettre du texte sacré). Tout ce qui est bon vient de Dieu, rien de mauvais ne s’origine à Lui (Jacques 1:18). La tentation ne peut donc pas provenir d’en Haut. Mais Dieu peut permettre que nous soyons tentés (Job, 1:12 ; Matt, 4:1). Dans Marc, c’est l’Esprit-Saint qui «pousse» le Christ dans le désert, L’y «chasse» pour y être tenté. Comme l’écrit Frank-Duquesne, «littéralement, l’Esprit L’y induit, Le mène en plein traquenard diabolique, pour qu’Il en dérègle la machine et en bouleverse l’astuce. L’Esprit Le conduit tambour battant (ekballeï), et la 6ème clause du Pater, si platement et fadement traduit (à la moliniste) en français, prend ici tout son sens : ne nos inducas in tentationem»(1).
Certains prêtres traditionalistes estiment que la nouvelle traduction est inexacte. Voici ce qu’écrit par exemple l’abbé de Tanoüarn : «Autant donc la formule "Ne nous soumets pas à la tentation" est fausse, parce qu’elle laisse penser que Dieu nous obligerait à subir la tentation. Nous devons lui opposer le mot de saint Jacques : Dieu ne tente personne. Autant il est métaphysiquement impossible de ne pas admettre que Dieu, ayant créé le monde esclave de la vanité (Rom, 8:21), n’ait métaphysiquement pas pris le risque que sa créature soit exposée à la tentation (…) Personnellement en tout cas, je déteste cette idée que l’on puisse demander à Dieu qu’il ne nous fasse même pas entrer… oui qu’il revoie tout son dispositif, pour ne pas nous faire "entrer" en tentation. Comme si nous étions parfaits, avant même d’avoir essayé de l’être ! » (Source).
La nouvelle version est pourtant, selon moi, plus exacte que celle dont se réclame l'abbé de Tanoüarn. La métaphysique, même adossée à la théologie chrétienne, ne peut nous nous fournir aucun appui dans l'interprétation de cette prière. A travers cette humble demande, le fidèle confesse d’abord sa faiblesse. C’est une prière d’humilité. Dans son très beau commentaire du «Notre Père», Raïssa Maritain écrit : «La sixième demande est la prière de notre faiblesse, la prière d’un être qui se sait faible et qui prie pour ne l’être pas aujourd’hui (...) Elle nous met en garde contre la présomption (…) Il y a une présomption qui n’est qu’apparente, parce qu’elle est seulement un naïf élan d’amour et de confiance. C’est ainsi que le Psalmiste demande à être éprouvé : "Scrute-moi Yahvé, éprouve-moi, passe au feu mes reins et mon cœur" (…) Mais la vraie présomption coûte cher. Pauvre Pierre ! "Si tous se sont scandalisés à ton sujet, moi je ne le serai jamais… Dussé-je mourir pour toi, non je ne te renierai pas" (Matthieu, 26:33-35).
A l’heure du suprême combat, il faut prier pour ne pas entrer en tentation, la tentation risquerait de passer trop nos faibles forces. Arrivé au Jardin des Oliviers, Jésus dit à ses disciples : "Priez pour ne pas entrer en tentation". Et encore, quand il les trouve endormis de tristesse : "Simon, tu dors ? Tu n’as pas eu la force de veiller une heure ? Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation" (Marc, 14:37-38).
Un homme qui connaît vraiment sa faiblesse, il ne refuse pas l’épreuve, il sait qu’au sein des pires afflictions et des pires tentations Dieu l’aidera toujours. Mais c’est de lui-même qu’il se méfie. Il sait qu’un rien suffit à l’égarer, qu’il est capable de toutes les lâchetés et de toutes les folies »(2).
Frank-Duquesne, dans son ouvrage encore inédit, Jésus cet homme (je vais m’atteler à sa publication cette année), apporte quelques précisions éclairantes sur cette sixième demande de l’Oraison Dominicale.
« Ne nous fais pas entrer dans la tentation», dans ses engrenages : quel est le sens de cette requête, qui nous vient du Christ ? Nous venons de voir chez saint Jacques le mécanisme de la tentation. Saint Paul précise que, permise par Dieu, celle-ci est toujours à notre échelle : jamais anormale au point d’en être irrésistible (1 Cor, 10:13). Et toute tentation nous vient, escortée de son ekbasis, de son moyen d’y échapper. Nous recevons la capacité d’en sortir, de nous évader (Hupenegkeïn, dans 1Cor, 10:13 que l’Apôtre oppose évidemment à l’eïsenegkês du Pater qui signifie "conduire dans, faire entrer"). Tenant compte, désormais, du double facteur dénoncé par saint Jacques (1:13-15), nous supplions le Père de n’être pas éprouvés au-delà de notre capacité de résistance. Ne nous induis pas, ne nous fais pas glisser dans la tentation. Que l’occasion tentatrice ne se conjoigne pas avec notre disposition trop susceptible ; que les murmures démoniaques ne rencontrent pas en nous de propensions trop complices ! Père, lorsque survient la tentation, éteins notre concupiscence ; lorsque s’éveille celle-ci, fais-nous grâce de la tentation ! Ne mets pas en présence l’allumette et la poudre !
Demandant à Dieu ce "bien", comme dit Jésus, et, lorsque poindra la tentation, nous la sentirons, voire la ressentiront, mais sans y consentir. Peut-être y assentirons-nous quelque peu. Mais que serait tentation sans atomes crochus ? Tout ce qu’on voudra, mais pas une tentation ! Mais il n’y aura péché que si la suggestion diabolique emporte notre jouissance délibérée, notre consentement par abandon volontaire à l’Ennemi ; lorsque s’ouvre toute grande, parce qu’il nous plaît ainsi, la "main de notre conseil", pour que l’Autre y plante sa griffe : "Tope, camarade !"… lorsque la tentation, donc le Tentateur, fait pencher la balance du cœur » (3).
Notes
1) Note de Frank-Duquesne : « "Ne nous laisse pas succomber" est, on l'admettra, plus semi-pélagien que barthien... On ne savoure pas assez l'introduction du mot "pauvre" (= médiocre, minuscule) dans les formules ora pro nobis pauvres peccatoribus...et ad te clamamus pauvres exiles filii Evae. Noter aussi, dans le Memorare, la traduction "je me prosterne à tes pieds", pour coram te assisto (= "je me tiens debout devant toi", comme le Verbe devant le Père dans Jean 1:1). Il y a là comme un parti-pris de multiplier les rapetissements bêtifiants. Le redoutable Ponêros du Pater, puante hyène rôdant, les yeux pleins d'un feu rouge, autour de nous, devient le "mal", quelconque, abstrait. Nous proposons un degré de plus dans l'aplatissement : "Priez pour nous, pauvres petits pécheurs" ».
2) Jacques et Raïssa Maritain, Œuvres Complètes, Tome XV, Editions Saint-Paul, p. 121-122.
3) Albert Frank-Duquesne, Jésus cet homme. Phénoménologie de l'incarnation, inédit.
Certains prêtres traditionalistes estiment que la nouvelle traduction est inexacte. Voici ce qu’écrit par exemple l’abbé de Tanoüarn : «Autant donc la formule "Ne nous soumets pas à la tentation" est fausse, parce qu’elle laisse penser que Dieu nous obligerait à subir la tentation. Nous devons lui opposer le mot de saint Jacques : Dieu ne tente personne. Autant il est métaphysiquement impossible de ne pas admettre que Dieu, ayant créé le monde esclave de la vanité (Rom, 8:21), n’ait métaphysiquement pas pris le risque que sa créature soit exposée à la tentation (…) Personnellement en tout cas, je déteste cette idée que l’on puisse demander à Dieu qu’il ne nous fasse même pas entrer… oui qu’il revoie tout son dispositif, pour ne pas nous faire "entrer" en tentation. Comme si nous étions parfaits, avant même d’avoir essayé de l’être ! » (Source).
La nouvelle version est pourtant, selon moi, plus exacte que celle dont se réclame l'abbé de Tanoüarn. La métaphysique, même adossée à la théologie chrétienne, ne peut nous nous fournir aucun appui dans l'interprétation de cette prière. A travers cette humble demande, le fidèle confesse d’abord sa faiblesse. C’est une prière d’humilité. Dans son très beau commentaire du «Notre Père», Raïssa Maritain écrit : «La sixième demande est la prière de notre faiblesse, la prière d’un être qui se sait faible et qui prie pour ne l’être pas aujourd’hui (...) Elle nous met en garde contre la présomption (…) Il y a une présomption qui n’est qu’apparente, parce qu’elle est seulement un naïf élan d’amour et de confiance. C’est ainsi que le Psalmiste demande à être éprouvé : "Scrute-moi Yahvé, éprouve-moi, passe au feu mes reins et mon cœur" (…) Mais la vraie présomption coûte cher. Pauvre Pierre ! "Si tous se sont scandalisés à ton sujet, moi je ne le serai jamais… Dussé-je mourir pour toi, non je ne te renierai pas" (Matthieu, 26:33-35).
A l’heure du suprême combat, il faut prier pour ne pas entrer en tentation, la tentation risquerait de passer trop nos faibles forces. Arrivé au Jardin des Oliviers, Jésus dit à ses disciples : "Priez pour ne pas entrer en tentation". Et encore, quand il les trouve endormis de tristesse : "Simon, tu dors ? Tu n’as pas eu la force de veiller une heure ? Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation" (Marc, 14:37-38).
Un homme qui connaît vraiment sa faiblesse, il ne refuse pas l’épreuve, il sait qu’au sein des pires afflictions et des pires tentations Dieu l’aidera toujours. Mais c’est de lui-même qu’il se méfie. Il sait qu’un rien suffit à l’égarer, qu’il est capable de toutes les lâchetés et de toutes les folies »(2).
Frank-Duquesne, dans son ouvrage encore inédit, Jésus cet homme (je vais m’atteler à sa publication cette année), apporte quelques précisions éclairantes sur cette sixième demande de l’Oraison Dominicale.
« Ne nous fais pas entrer dans la tentation», dans ses engrenages : quel est le sens de cette requête, qui nous vient du Christ ? Nous venons de voir chez saint Jacques le mécanisme de la tentation. Saint Paul précise que, permise par Dieu, celle-ci est toujours à notre échelle : jamais anormale au point d’en être irrésistible (1 Cor, 10:13). Et toute tentation nous vient, escortée de son ekbasis, de son moyen d’y échapper. Nous recevons la capacité d’en sortir, de nous évader (Hupenegkeïn, dans 1Cor, 10:13 que l’Apôtre oppose évidemment à l’eïsenegkês du Pater qui signifie "conduire dans, faire entrer"). Tenant compte, désormais, du double facteur dénoncé par saint Jacques (1:13-15), nous supplions le Père de n’être pas éprouvés au-delà de notre capacité de résistance. Ne nous induis pas, ne nous fais pas glisser dans la tentation. Que l’occasion tentatrice ne se conjoigne pas avec notre disposition trop susceptible ; que les murmures démoniaques ne rencontrent pas en nous de propensions trop complices ! Père, lorsque survient la tentation, éteins notre concupiscence ; lorsque s’éveille celle-ci, fais-nous grâce de la tentation ! Ne mets pas en présence l’allumette et la poudre !
Demandant à Dieu ce "bien", comme dit Jésus, et, lorsque poindra la tentation, nous la sentirons, voire la ressentiront, mais sans y consentir. Peut-être y assentirons-nous quelque peu. Mais que serait tentation sans atomes crochus ? Tout ce qu’on voudra, mais pas une tentation ! Mais il n’y aura péché que si la suggestion diabolique emporte notre jouissance délibérée, notre consentement par abandon volontaire à l’Ennemi ; lorsque s’ouvre toute grande, parce qu’il nous plaît ainsi, la "main de notre conseil", pour que l’Autre y plante sa griffe : "Tope, camarade !"… lorsque la tentation, donc le Tentateur, fait pencher la balance du cœur » (3).
Notes
1) Note de Frank-Duquesne : « "Ne nous laisse pas succomber" est, on l'admettra, plus semi-pélagien que barthien... On ne savoure pas assez l'introduction du mot "pauvre" (= médiocre, minuscule) dans les formules ora pro nobis pauvres peccatoribus...et ad te clamamus pauvres exiles filii Evae. Noter aussi, dans le Memorare, la traduction "je me prosterne à tes pieds", pour coram te assisto (= "je me tiens debout devant toi", comme le Verbe devant le Père dans Jean 1:1). Il y a là comme un parti-pris de multiplier les rapetissements bêtifiants. Le redoutable Ponêros du Pater, puante hyène rôdant, les yeux pleins d'un feu rouge, autour de nous, devient le "mal", quelconque, abstrait. Nous proposons un degré de plus dans l'aplatissement : "Priez pour nous, pauvres petits pécheurs" ».
2) Jacques et Raïssa Maritain, Œuvres Complètes, Tome XV, Editions Saint-Paul, p. 121-122.
3) Albert Frank-Duquesne, Jésus cet homme. Phénoménologie de l'incarnation, inédit.