A l'unité indissoluble des membres du corps mystique que saint Paul identifie à l'église correspond l'unité du genre humain, cette unité que sous tend la réversibilité, le «nom philosophique que l'on donne au grand dogme de la communion des saints» (Bloy). Elle excède en fait le dogme dans la mesure où tout individu, le laïque même, peut transmettre à d'autres ses mérites et où le lien de dépendance qui l'unit au saint n'est plus ce qui importe puisque, innervant de sa présence l'espace et la durée, il est lui-même un membre indispensable dont les actes sont chargés de sens. Ce qui reste, c'est l'idée d'une communion spirituelle, d'une unité divine, c'est à dire l'essentiel. Dans la vision de Léon Bloy l'homme occupe une place considérable et possède par son libre arbitre le pouvoir de modifier un moment de l'étendue du temps :
«Le temps n'existant pas pour Dieu, écrit-il dans un texte de 1916, l'inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très humble d'une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles». Il ajoute plus loin : «Ce qu'on nomme le libre arbitre est semblable à ces fleurs banales dont le vent emporte les graines duvetées à des distances quelques fois énormes et dans toutes les directions pour ensemencer on ne sait quelles montagnes ou quelles vallées. La révélation de ces prodiges sera le spectacle d'une minute qui durera l'éternité» (Méditations d'un solitaire).
Les suites de la Chute nous rendent inintelligibles ces vérités. Nous cheminons ici bas en aveugles, dans l'absolue ignorance de notre identité, impuissants à appréhender nos actes hors de leurs effets immédiats et visibles. Mais chacun de nous dit Léon Bloy est solidaire de tous et se trouve, selon des lois d'affinité, relié à d'autres qui peuvent être la cause de sa perte ou au contraire d'une inspiration salvatrice : «Tel mouvement de la grâce qui me sauve d'un péril grave a pu être déterminé par tel acte d'amour, accompli ce matin ou il y a cinq cent ans par un homme très obscur de qui l'âme correspondait mystérieusement à la mienne et qui reçoit ainsi son salaire... inversement il est loisible à chacun de provoquer des catastrophes anciennes ou présentes dans la mesure où d'autres âmes peuvent retentir à la sienne».
Pierre Emmanuel, à propos de cette conception de Léon Bloy, fait ce commentaire : «Quoi que nous fassions nous sommes au centre de tout : sans le savoir nos moindres gestes commandent selon d'imprévisibles rapports le cours entier de l'universelle Destinée» (L'annonciateur du corps mystique in Dossier H, Léon Bloy).
Cette étude ne peut éluder une réflexion sur le temps et sa relation avec l'éternité, et plus généralement sur la conception de l'espace et du temps telle qu'elle ressort des passages où Bloy parle de la réversibilité. Le philosophe agnostique Léon Chestov qui n'a eu de cesse de dénoncer l'absolutisme de la raison, cause de notre impuissance et de nos mensonges, a exprimé à propos d'une intuition de Kant une idée qui montre bien sur quel plan doit se situer cette réflexion. Gardons nous tout de même de faire grand cas des êtres fictifs évoqués ci dessous car Dieu seul embrasse toutes choses absolument, ayant tout le cours du temps présent à son instant éternel :
«Kant a essayé jusqu'à un certain point d'expliquer ce qu'il entendait par les mots : "l'espace et le temps sont les formes subjectives de nos perceptions". Il a même donné un exemple concret : peut-être, disait-il, existe-t-il des êtres qui perçoivent l'univers autrement qu'à l'aide des conceptions du temps et de l'espace. Cela signifie que pour ces êtres le changement n'existe pas. Ils perçoivent en une fois ce que nous percevons successivement. Pour eux César vit encore et il est mort ; pour eux, le XXVeme siècle après Jésus-Christ qu'aucun de nous ne verra et le XXVeme siècle avant Jésus Christ que nous reconstituons qu'à grande peine, d'après les vestiges trouvés par hasard, aussi bien que le lointain Pôle Nord et même ces étoiles qui ne sont pas visibles au télescope, tout cela est accessible à leur conscience simultanément, comme nous sont accessibles les événements qui se déroulent sous nos yeux. Et néanmoins Kant, malgré toute la séduction d'une telle connaissance, et bien qu'il fût profondément convaincu de la véracité de sa découverte, n'a rien fait pour détruire l'enchantement des formes de la perception et des catégories de la raison, pour arracher ses oeillères, afin de voir enfin toute la profondeur de la réalité mystérieuse qui, jusqu'à présent nous était cachée. Il ne se donne même pas la peine d'expliquer tant soit peu pourquoi il juge cette tâche impossible. Il se limite à une affirmation dogmatique : l'homme ne peut concevoir la réalité en dehors de l'espace et du temps. Pourquoi ? N'est ce pas là un problème d'une énorme importance ? En comparaison tous les autres problèmes de la Critique de la raison pure passent au second plan. Comment sont possibles les mathématiques, les sciences naturelles ? Ce ne sont même pas là des problèmes en regard de celui qui se pose : pouvons-nous nous libérer de la connaissance humaine conventionnelle pour atteindre une vérité ultime qui embrasse tout ». Plus loin il ajoute : « Je ne partage pas la certitude de Kant sur le fait que l'espace et le temps sont des formes de notre perception ; je n'y vois nulle révélation. Mais si j'avais accepté cette affirmation apocalyptique, si je pouvais penser que ces paroles renferment la vérité, je ne l'aurais pas abandonnée pour aller vers la science positive» (Les grandes veilles).
La vision de Bloy se situe de fait bien au delà des «jugements synthétiques à priori» chers aux kantiens que stigmatise Chestov, vision que les rationalistes bornés, rivés au monde naturel, ne se feraient pas faute d'assimiler à une de ces illuminations dont sont friands les amateurs de mystères. D'autres y décèleront la marque du prophète. C'est ainsi que Jean Guitton a pu dire : «Au siècle dernier un ordre de prophètes, ordre laïque, s'est constitué en France : je songe à la lignée qui de Joseph de Maistre va jusqu'à Léon Bloy, Péguy, Mounier, Bernanos... Dans un Troisième Testament, on pourrait recueillir leurs oracles, comme jadis ceux d'Amos, de Jonas, d'Habacs... Le prophète dirais-je encore, c'est celui qui déserte ce temps linéaire où nous nous écoulons pour habiter un temps pour ainsi dire vertical et qui nous relie d'emblée à l'éternité ...» (Discours de réception à l'académie française). Léon Bloy s'est toujours récrié contre ce genre d'identification témoignant à ses yeux de l'abolition du sens des mots dont il n'a cessé de scruter les ravages dans la société de son temps. Ce propos de Jean Guitton mérite quand même une certaine attention, dans la mesure où sa vision du prophète est révélatrice de cette tension vers le surnaturel qui a toujours animé l'écrivain.
Bernanos, hériter de Léon Bloy, a été marqué par cette conception de la réversibilité qui est au centre de ses grands romans et du dialogue de Carmélites. On pourrait citer ce passage tiré du Journal d'un curé de campagne, qui est une partie du dialogue entre le curé d'Ambricourt et la comtesse :
« - Mais nos fautes cachées empoisonnent l'air que d'autres respirent, et tel crime dont un misérable portait le germe à son insu, n'aurait jamais mûri son fruit sans ce principe de corruption.
- Ce sont des folies, de pures folies, des rêves malsains. Si on pensait à ces choses on ne pourrait pas vivre.
- Je le crois, madame. Je crois que si Dieu nous donnait une idée claire de la solidarité qui nous lie les uns aux autres, dans le bien et dans le mal, nous ne pourrions plus vivre en effet».
Il convient de rapprocher ces répliques de ce passage du Désespéré où Bloy a atteint une étonnante hauteur de vue : «Notre liberté écrit-il est solidaire de l'équilibre du monde, et c'est là ce qu'il faut comprendre pour ne pas s'étonner du profond mystère de la Réversibilité. Tout homme qui produit un acte libre projette sa personnalité dans l'infini. S'il produit un acte impur, il obscurcit peut-être des milliers de coeur qu'il ne connaît pas qui correspondent mystérieusement à lui, et qui ont besoin que cet homme soit pur ... Toute la philosophie chrétienne est dans la notion d'une enveloppante et irréductible solidarité».
L'idée de la solidarité qui est le caractère du monde spirituel se trouve également au coeur du message spirituel du starets Zosime, la grande figure religieuse, avec Aliocha, son disciple, du dernier roman de Dostoïevski, Les frères Karamazov. Leur portée n'est pas toujours exactement reconnue. Certains critiques portent bien souvent plus d'intérêt aux personnages byroniens de Dostoïevski, aux athées ou aux agnostiques. Cette idée que «chacun est coupable pour tout et tous», qui revient comme un leitmotiv tout au long du roman et que fait sienne Dimitri au moment de sa conversion, vient de l'intuition profonde qu'a le starets de l'universelle solidarité. Lors de son dernier entretien, il dit aux religieux qui l'assistent : « Mon frère demandait pardon aux oiseaux ; cela semble absurde, mais c'est juste car tout ressemble à l'Océan où tout s'écoule et communique, on touche à une place et cela se répercute à l'autre bout du monde».
Cette affirmation de la solidarité n'est rendue possible que par l'élargissement considérable du dogme de la communion des saints. Dans cette perspective, Claudel ne pouvait que reconnaître le rôle de «précurseur» tenu par Léon Bloy. L'exégèse symbolique, adaptée à l'Ecriture, celui ci l'a appliquée au déchiffrement de l'histoire puis en a tiré la matière propice à la révélation de ce «concert des âmes», exempt de dissonances, reflet de l'harmonie de l'univers où «les globes célestes situés par calcul à d'épouvantables distances les unes des autres sont, en réalité, dans la vision séraphique, une masse compacte de corps immenses aussi serrés que les blocs d'un granit». Le traité de la co-naissance de Claudel et ses drames fondés sur la communion mystique des êtres pourraient être lus à la lumière des développements lumineux qu'inspire à Bloy le mystère de la réversibilité, sans qu'il soit nécessaire de discuter la profonde originalité du poète dont l'univers ne ressemble à aucun autre. Ils ont en commun de penser à la fois l'homme et l'univers, les rapports du temps et de l'éternité, l'unité de la création divine comme issue «d'un seul geste», où «tout se tient». En ce qui concerne la relation du temps et de l'éternité on pourra se référer à la philosophie de Jacques Maritain dont on sait qu'il fut converti par Léon Bloy. Ce défenseur de l'orthodoxie catholique a montré dans son Court traité de l'existence et de l'existant, entre autres, que «tous les moments du temps sont présents à l'éternité divine... Ainsi tel événement futur qui n'existe pas encore en lui même et dans sa durée propre est déjà actuellement présent dans l'éternité, avec tous ceux qui l'ont précédé et qui le suivront... Il suit de là qu'à proprement parler Dieu ne prévoit pas les choses du temps, il les voit et en particulier les options et les décisions libres de l'existant créé... Il les voit, dans l'instant même qu'elles ont lieu, dans la pure fraîcheur existentielle de leur émergence à l'être, dans l'humilité de leur propre instant d'éclosion» Pour illustrer son propos Maritain cite un passage éclairant de saint Pierre Damien et cette phrase de saint Thomas : «Il n'y a rien de futur pour Dieu» qui nous renvoie au «temps n'existant pas pour Dieu», certitude première à partir de laquelle Bloy développe la théorie de la réversibilité.
Cette conception du Corps mystique qui résulte de l'extension du dogme de la communion des saints peut induire certaines confusions. En effet, au lieu de désigner l'Eglise visible, le Corps mystique devient une autre réalité, d'abord séparée d'elle, et qui finit par lui être opposée. Léon Bloy à la fin de sa vie tendait à opposer nettement l'Eglise visible et l'Eglise invisible, au point de privilégier cette dernière. Georges Bernanos lui se défiait de ces oppositions insidieuses, comme l'atteste ce passage de Frère Martin : «Je ne suis pas théologien, c'est pourquoi je me méfierai comme de la peste des généralisations littéraires sur l'Eglise visible et l'Eglise invisible. Je crains que ces distinctions ne soient dangereuses pour tout autre qu'un spécialiste, et d'ailleurs, il ne saurait évidemment s'agir, dans mon propos que de l'Eglise visible, puisque je prétends bien ne parler que de ce que je vois». Ou encore : «On a tort de raisonner comme si l'Eglise visible et l'Eglise invisible était en réalité deux Eglises, alors que l'Eglise visible est ce que nous pouvons voir de l'Eglise invisible, et cette part visible de l'Eglise invisible varie avec chacun de nous. Car nous connaissons d'autant mieux ce qu'il y a en elle d'humain que nous sommes moins dignes de connaître ce qu'elle a de divin. Sinon comment expliqueriez-vous cette bizarrerie que les plus qualifiés pour se scandaliser des défauts, des déformations ou même des difformités de l'Eglise visible - je veux dire les saints - soient précisément ceux qui ne s'en plaignent jamais ?» (Nos amis les saints). Georges Bernanos a développé à partir de la doctrine du Corps mystique des vues sur la réversibilité dont l'orthodoxie ne saurait être mise en cause. Certaines pourraient d'ailleurs être rapprochées des réflexions de sainte Edith Stein sur la souffrance. Il n'est que de comparer ces deux passages où l'idée du transfert, de l'échange des mérites et des grâces prend tout son sens :
Bernanos : «La communion des saints... Lequel d'entre nous est sûr de lui appartenir ? Et s'il a ce bonheur, quel rôle y joue-t-il ? Quels sont les riches et les pauvres de cette étonnante communauté ? Ceux qui donnent et ceux qui reçoivent ? Que de surprises ! Tel vénérable chanoine pieusement décédé, dont le bulletin diocésain aura fait l'éloge pompeux, dans le style particulier à ces publications, ne risque-t-il pas d'apprendre, par exemple, qu'il a dû sa vocation et son salut à quelque incrédule notoire, secrètement harcelé par l'angoisse religieuse, et auquel Dieu avait incompréhensiblement refusé les consolations mais non les mérites de la foi ? ( tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé. ) Oh rien ne paraît mieux réglé, plus strictement ordonné, hiérarchisé, équilibré que la vie extérieure de l'Eglise. Mais sa vie intérieure déborde de prodigieuses libertés, on voudrait presque dire de divines extravagances de l'Esprit- l'Esprit qui souffle où il veut » (Nos amis les saints ).
Edith Stein : « Souffrir et mourir c'est le lot de tout homme. Mais quand il est membre vivant du corps du Christ, la divinité de la tête confère à sa souffrance et à sa mort une force rédemptrice. C'est la raison objective pour laquelle tous les saints ont aspiré à la souffrance. Ce n'est pas une propensions maladive à la souffrance. Au regard de l'entendement naturel, cela peut sans doute apparaître comme une perversion. A la lumière du mystère de la Rédemption, cette aspiration est cependant la plus haute sagesse. Ainsi, l'allié du Christ pourra persévérer, imperturbable, même dans la nuit obscure de l'éloignement et de l'abandon subjectifs de Dieu ; la providence divine lui impose peut-être ce supplice pour libérer quelqu'un d'autre qui est, lui, objectivement entravé. Aussi « que ta volonté soit faite » même et surtout dans la nuit obscure» (l'Amour de la Croix)
Jusqu'à Léon Bloy en fait on note une certaine continuité dans l'approche de la réversibilité, à l'exception de Baudelaire qui en fait une illustration de sa contre religion, marquée par l'ironie et la provocation. C'est à Joseph de Maistre que revient le mérite d'avoir su éclairer des attitudes religieuses qui pour beaucoup étaient incompréhensibles à la lumière de cette doctrine de la réversibilité qu'il a parfaitement définie dans ses Considérations pour la France et Les Soirées de saint-pétersbourg. Dans sa Vie de Rancé Chateaubriand semble impuissant à saisir le sens des rigueurs extrêmes que s'imposent les trappistes. Il ne fait que tourner autour du vrai problème qui jamais n'est éclairci. De Maistre, que nombre d'écrivains catholiques ont tenu pour un révélateur, écrit dans sa Neuvième soirée : «Le juste en souffrant volontairement ne satisfait pas seulement pour lui, mais pour le coupable par voie de réversibilité». De celle-ci il fait ressortir le principe de substitution, c'est à dire la substitution de la victime souffrant volontairement à la place d'autrui, souffrant aussi pour que soit maintenu l'équilibre de la balance infaillible où sont pesés les mérites et les démérites de chacun, les satisfactions et les larmes. L'idée du sacrifice propitiatoire, de l'expiation par la souffrance, nombre d'écrivains l'ont apprise à l'école de Joseph de Maistre. Toute une tradition renvoie à lui. Un lecteur du Prêtre marié doit connaître la pensée de celui qui fut pour Barbey d'Aurevilly plus qu'un maître à penser. Toute l'action repose sur la réversibilité. Calixte est une figure lumineuse de l'innocence qui paie par ses souffrances pour le rachat de l'âme de son père, ce prêtre défroqué qui, après avoir perdu la foi, se consacre à la science. La maladie est le prix qu'elle accepte de payer pour le sauver. Léon Bloy remonte lui à Joseph de Maistre par Barbey. On peut découvrir dans son oeuvre de nombreuses traces de cette influence. La question de la réversibilité, il va peu à peu l'approfondir et en tirer des aperçus admirables, où se décèle son génie visionnaire. On peut penser que Bloy a souvent entretenu Huysmans de cette question avant leur brouille. Sur ce point il semble qu'il ait été son initiateur. L'enseignement que Huysmans recevra de l'abbé Boulan ne fera en fait que consolider des données existantes. Le thème de la substitution (ou de la suppléance) mystique revêt dans son oeuvre catholique une grande importance. Pour l'admettre il faut croire à la réversibilité des douleurs au profit des coupables, sans quoi il perd tout son sens. On en trouve de multiples illustrations dans En route et son hagiographie, Sainte Lidwine de Schiedam. Cette loi de la substitution mystique fonde l'attitude religieuse de Louis Massignon, au point que de multiples expériences basées sur elle émaillent son existence. Elle lui a été inspirée par Charles de Foucauld et surtout par Huysmans, en sorte qu'on peut parler aussi dans son cas d'une influence indirecte de Léon Bloy. Quant à Bernanos, on sait que les «maîtres» de son adolescence, outre Villiers, furent Barbey et Léon Bloy. Il s'est donc familiarisé assez tôt avec la théorie maistrienne de la réversibilité qui n'est restée pour lui aussi qu'un point de départ.
Il importe dans cette étude de bien cerner le caractère particulier de la réversibilité telle que la conçoivent ces auteurs. Car en fait la réversibilité des mérites équivaut chez eux à la réversibilité des douleurs. Ces mérites résident dans la souffrance volontaire. «Puissante est la souffrance quand elle est aussi volontaire que le pêché» s'écrie Violaine dans L'Annonce faite à Marie. Tout repose sur l'imitation du Christ qui le premier a offert sa vie en sacrifice expiatoire. Toute la mystique de la croix qui recouvre aussi bien la mystique «affective» que «nuptiale» en découle. Jésus seul justifie la théorie de la réversibilité, ce jésus antépascal qu'il faut suivre au Calvaire pour en recommencer les affres. Le but de la vie proclame Violaine «n'est pas de vivre, mais de mourir, et non point de charpenter la croix mais d'y monter...». Le chrétien véritable, rivé à la nécessité de souffrir, se rue en affamé à la Douleur. Qui s'y dérobe attente à son être essentiel, outrage la divinité : «Lors donc que nous refusons de souffrir, écrit Léon Bloy, nous adultérons autant qu'il est en nous notre propre essence, nous faisons entrer dans la chair même et jusque dans l'âme de notre Chef un élément profanateur».
Cette fixation sur le « Crucifié » inspire évidemment une floraison de sarcasmes aux contempteurs du christianisme. Dans l'essai qu'il a consacré à Joseph de Maistre, Cioran fait cette remarque où perce son ironie : «Le seul christ qui eût pu lui convenir eût été celui de la statuaire espagnole, sanguinolent, défiguré, convulsif et satisfait jusqu'au délire de son crucifiement». Nietzsche, quant à lui, tente de ruiner le sens théologique que les chrétiens prêtent à la mort de Jésus et en particulier l'idée de l'acquittement d'une «dette», fondamentale chez tous les écrivains qui croient à la fécondité du sacrifice. Il y décèle la marque du christianisme primitif qu'incarne à ses yeux saint Paul qu'il érige en maître absolu de la falsification. Il reste consterné «devant l'effroyable et paradoxal expédient qui fit trouver à l'humanité angoissée un soulagement temporaire, ce soulagement qui fut le coup de génie du christianisme : Dieu lui-même s'offrant en sacrifice pour payer les dettes de l'homme, Dieu se faisant payer lui-même par lui-même, Dieu parvenant seul à libérer l'homme de ce qui pour l'homme même est devenu irrémissible, le créancier se sacrifiant pour son débiteur, par amour (qui le croirait ?), par amour pour son débiteur» (Généalogie de la morale).
Aujourd'hui de toute façon cette idée ne passe plus. La mystique de la croix qu'on a tôt fait d'associer au moyen-âge est considérée avec curiosité mais ne saurait plus constituer une voie. On lui préfère la mystique spéculative représentée par Maître Eckhart, de nature à satisfaire tous ceux qui se sentent des affinités avec le bouddhisme. Les exégètes ont beau s'ingénier à restituer le fond christologique de la mystique eckhartienne, l'intérêt toujours plus grand qu'on lui porte est le signe du rejet de tout ce qui dans le christianisme participe de l'exaltation des souffrances. René Girard même, auteur d' apologies du christianisme, apporte une autre interprétation du sacrifice de Jésus. Il considère la croix dans sa puissance révélatrice et non pas comme le Signe de l'expiation. Il opère une distinction radicale entre les sacrifices des premiers temps et de l'antiquité et le sacrifice fondateur du christianisme, distinction qui n'apparaît pas clairement chez Maistre qui voit dans les premiers le «cri prophétique du genre humain» que le second justifie. Pour Girard, dont les analyses relèvent moins de la théologie que de l'anthropologie, la croix marque un triomphe contre l'organisation païenne du monde qui livre à foule des victimes dont l'innocence ne s'impose à personne, du fait de cet «unanimisme violent» qui les désigne d'emblée comme coupables. Jésus aurait accepté la souffrance de la croix pour «offrir à l'humanité cette représentation vraie de l'origine dont elle reste prisonnière ( cf : «Satan», c'est à dire, le mimétisme violent) et pour priver à la longue le mécanisme victimaire de son efficacité». Et non pas pour laver les pêchés du monde. Girard, trop respectueux de l'Ecriture Sainte et des traditions de l'église ne peut pas nier ce rôle que les premiers chrétiens lui ont attribué et sur lequel les catholiques les plus exigeants ont réglé leur attitude. Il ne reste pas moins que ses conclusions vont à contre courant de ce qui fonde la «pratique de l'imitation de la croix» (Massignon). Que penser, si l'on adopte son point de vue, de cette allégation de Huysmans selon laquelle Jésus serait «le premier exemple de la substitution mystique, de la suppléance de celui qui ne doit rien à celui qui doit tout» ? Beaucoup éprouvent sans doute des sentiments mêlés devant l'absolu que poursuivent ces hommes et ces femmes, ces coopérants souffrants qui, par leurs maux, escomptent le rachat des mécréants, des insouciants, des criminels, de tous ceux en fait qui ont suspendu leurs «paiements». Nombreux sont ceux qui, prompts à voir dans ces voeux de substitution le prodrome d'un certain déséquilibre, pourraient arguer que finalement «Dieu n'en demande pas tant» ( formule chère à Huysmans et à Bloy, révélatrice de la non exigence en matière de foi, lieu commun par excellence, caractéristique selon Bloy du langage du « bourgeois»). Que l'athée trouve ces souffrances absurdes, on peut le concevoir. Il est conséquent avec lui-même. Que le chrétien par contre stigmatise ce qu'il appelle le « dolorisme » relève de l'aberration pure. Marie Claire Davy de ce point de vue pourrait illustrer cette tendance. Elle écrit dans un texte sur Louis Massignon : «Autrefois les amants des mystères donnaient trop d'importance à la souffrance comme Sainte Lidwine, Bernanos, Léon Bloy. Je crois que la souffrance, il ne faut pas la chercher ni l'aimer comme si c'était le coursier le plus rapide. Pour moi, le coursier le plus rapide, comme dit Maître Eckhart, c'est le détachement de soi». Ce genre de réflexion témoigne d'une ignorance de la force salvifique que recèle la souffrance et, partant, du sens du péché qui seul éclaire le dogme de la Rédemption. On peut lire dans les Cahiers de Cioran cette note significative : «Hier soir, Marie Claire Davy me disait que je n'avais pas raison de mettre l'accent sur le péché originel, qu'il n'est pas vrai que Jésus est venu pour racheter l'homme, etc. D'après elle il est venu pour que l'homme devienne Dieu. Cela m'a paru tellement absurde au milieu du repas»
La voie du détachement, prise comme seule finalité, n'est pas l'objet de cette étude à laquelle on pourrait mettre en exergue cette phrase profonde de Simone Weil : «L'extrême grandeur du christianisme vient de ce qu'il ne cherche pas un remède surnaturel contre la souffrance, mais un usage surnaturel de la souffrance».
La réversibilité pose encore un certains nombre de questions sur lesquelles il faudra s'attarder. Il conviendra de s'interroger sur ce primat accordé à la Passion du Christ et cette propension à méditer exclusivement ses souffrances. Nietzsche voit derrière cette conformité au Christ une «délectation pour la cruauté» mais «parée de noms si rassurants que la conscience la plus délicate et la plus hypocrite n'en pût concevoir de l'ombrage, la «pitié tragique» est un de ces noms , les «nostalgies de la croix» en sont une autre» (Généalogie de la morale). La mystique victimale pourrait trahir une tendance à l'auto flagellation. Au temps de Thérèse de Lisieux il était parfaitement admis que des âmes généreuses pussent s'offrir en victimes à la Justice de Dieu afin de détourner et d'attirer sur elles les châtiments réservés aux coupables. Attachée à l'idée du «Corps mystique» qui n'avait pas pour elle le caractère abstrait d'un concept, Thérèse pensait que son amour, sa «mort d'amour» pourrait profiter à quelques pécheurs ou pécheresse. Le seul gage de cet amour résidait pour elle dans l'acceptation des souffrances. Il y avait seulement pour elle dévoiement quand une carmélite s'offrait à la Justice, une Justice évidemment vengeresse exigeant de terribles mortifications. Une telle fixation sur la justice divine et le sentiment d'indignité face à Celui qui à tout assumé ont pu donner une caution aux pratiques et aux déviations sado-masochistes. Thérèse, beaucoup plus avancée sur le plan spirituel, a redressé le courant victimal et dépassé un certain masochisme. Elle écrit : «Oh mon Dieu... n'y aura-t-il que votre Justice qui recevra des âmes s'immolant en victimes ? Votre amour miséricordieux n'en a t-il pas besoin lui aussi ? Votre amour méprisé va t-il rester dans votre coeur ? Il me semble que si vous trouviez des âmes s'offrant en victimes d'holocaustes à votre Amour , vous les consumeriez rapidement ... Vous seriez heureux de ne point comprimer les flots d'infinies tendresses qui sont en vous».
Parmi les écrivains particulièrement sensibles à la justice divine, Huysmans occupe une place à part. Dans Sainte Lidwine et En route la «délectation pour la cruauté» est manifeste. Son Dieu est le Dieu terrible par excellence, comptable de sa Miséricorde, réclamant à quelques «élues» des souffrances inouïes pour réparer les forfaits commis par d'autres. Ses saintes sont des boucs émissaires auxquels rien n'est épargné. Huysmans se plaît alors à nous décrire les progrès des maladies, la déchéance physique, la décomposition des corps que la vermine a investis, les infections qui s'étendent inexorablement, les entrailles qui pourrissent. Huysmans excelle dans le registre de la morbidité. En outre il semble évident qu'à ses yeux la réversibilité vaut aussi pour l'artiste dont c'est la mission de souffrir, d'endosser toutes les misères, de se repaître de toutes les laideurs, d'égaler les saintes, ces «voraces de l'immolation», ces «fruits de souffrance» qui par leur sacrifice sauvent l'humanité. .
Une autre question doit se poser, liée à la vision christocentrique d'écrivains comme Léon Bloy, Bernanos et Huysmans même qui place la Passion au coeur de sa réflexion. En se fondant sur le Christ crucifié, en «agonie jusqu'à la fin du monde» selon l'expression de Pascal que Léon Bloy cite à plusieurs reprises, n'ignorent-ils pas le sens de la résurrection ? Bloy par exemple écrit dans son journal un dimanche de Pâques : «Je n'arrive pas à sentir la joie de la résurrection, parce que la résurrection pour moi n'arrive jamais. Je vois toujours Jésus en agonie, Jésus en croix et je ne peux le voir autrement». Mais la Résurrection , transposée au plan symbolique, n'est pas absente de ses romans qui font apparaître la dialectique, typiquement chrétienne, de la mort et de la résurrection. Le sacrifice, en vertu de la réversibilité, contribue à la rédemption des âmes captives, fermées à la grâce. On peut révéler, dans La Femme pauvre, le sacrifice de Léopold qui offre sa vie pour que soit épargnée celle de Clotilde. Peu avant il lance ce cri vers le ciel : «Faites attention, Seigneur Jésus, que je ne Vous offre pas moins que ma vie en échange de cette justice, que je réclame avec toute la force que votre Passion a donnée à la prière humaine». Ajoutons le sacrifice de la jeune Sonia dans Crime et châtiment, prélude à la rénovation de Raskolnikov. Enfin Donissan, Chevance, Chantal de Clergerie, le curé d'Ambricourt, la prieure et Blanche de la Force, ces saints bernanosien, offrent leurs souffrances, leur mort et jusqu'à leur salut éternel à ceux auxquels ils sont unis par des liens surnaturels, union illustrant parfaitement cette réalité vivante de la réversibilité. Tous ces écrivains, auxquels il faudrait ajouter Paul Claudel, posent le sacrifice comme une valeur suprême, commandé par Dieu, par cet amour de Dieu sans lequel l'amour du prochain n'est qu'une convention. Voici un extrait significatif d'une lettre de Louis Massignon destinée à Claudel, admirable par ses accents mystiques :
«Mais je n'aime plus que pour Lui, et si le zèle de la charité qu'Il lui plaît d'infondre en mon âme étroite m'incite à L'aider, Lui, à porter la croix d'autres âmes , si je suis accablé par mon nouveau fardeau, alors ne souffrira-t-il pas pour moi ?
Laissez-moi l'espérer avec vous. Il n'a pas de plus grande joie au monde que de donner sa vie pour ses amis. Qui ? Les siens. Ceux que nous tenons de Lui. Le prochain».
«Le temps n'existant pas pour Dieu, écrit-il dans un texte de 1916, l'inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très humble d'une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles». Il ajoute plus loin : «Ce qu'on nomme le libre arbitre est semblable à ces fleurs banales dont le vent emporte les graines duvetées à des distances quelques fois énormes et dans toutes les directions pour ensemencer on ne sait quelles montagnes ou quelles vallées. La révélation de ces prodiges sera le spectacle d'une minute qui durera l'éternité» (Méditations d'un solitaire).
Les suites de la Chute nous rendent inintelligibles ces vérités. Nous cheminons ici bas en aveugles, dans l'absolue ignorance de notre identité, impuissants à appréhender nos actes hors de leurs effets immédiats et visibles. Mais chacun de nous dit Léon Bloy est solidaire de tous et se trouve, selon des lois d'affinité, relié à d'autres qui peuvent être la cause de sa perte ou au contraire d'une inspiration salvatrice : «Tel mouvement de la grâce qui me sauve d'un péril grave a pu être déterminé par tel acte d'amour, accompli ce matin ou il y a cinq cent ans par un homme très obscur de qui l'âme correspondait mystérieusement à la mienne et qui reçoit ainsi son salaire... inversement il est loisible à chacun de provoquer des catastrophes anciennes ou présentes dans la mesure où d'autres âmes peuvent retentir à la sienne».
Pierre Emmanuel, à propos de cette conception de Léon Bloy, fait ce commentaire : «Quoi que nous fassions nous sommes au centre de tout : sans le savoir nos moindres gestes commandent selon d'imprévisibles rapports le cours entier de l'universelle Destinée» (L'annonciateur du corps mystique in Dossier H, Léon Bloy).
Cette étude ne peut éluder une réflexion sur le temps et sa relation avec l'éternité, et plus généralement sur la conception de l'espace et du temps telle qu'elle ressort des passages où Bloy parle de la réversibilité. Le philosophe agnostique Léon Chestov qui n'a eu de cesse de dénoncer l'absolutisme de la raison, cause de notre impuissance et de nos mensonges, a exprimé à propos d'une intuition de Kant une idée qui montre bien sur quel plan doit se situer cette réflexion. Gardons nous tout de même de faire grand cas des êtres fictifs évoqués ci dessous car Dieu seul embrasse toutes choses absolument, ayant tout le cours du temps présent à son instant éternel :
«Kant a essayé jusqu'à un certain point d'expliquer ce qu'il entendait par les mots : "l'espace et le temps sont les formes subjectives de nos perceptions". Il a même donné un exemple concret : peut-être, disait-il, existe-t-il des êtres qui perçoivent l'univers autrement qu'à l'aide des conceptions du temps et de l'espace. Cela signifie que pour ces êtres le changement n'existe pas. Ils perçoivent en une fois ce que nous percevons successivement. Pour eux César vit encore et il est mort ; pour eux, le XXVeme siècle après Jésus-Christ qu'aucun de nous ne verra et le XXVeme siècle avant Jésus Christ que nous reconstituons qu'à grande peine, d'après les vestiges trouvés par hasard, aussi bien que le lointain Pôle Nord et même ces étoiles qui ne sont pas visibles au télescope, tout cela est accessible à leur conscience simultanément, comme nous sont accessibles les événements qui se déroulent sous nos yeux. Et néanmoins Kant, malgré toute la séduction d'une telle connaissance, et bien qu'il fût profondément convaincu de la véracité de sa découverte, n'a rien fait pour détruire l'enchantement des formes de la perception et des catégories de la raison, pour arracher ses oeillères, afin de voir enfin toute la profondeur de la réalité mystérieuse qui, jusqu'à présent nous était cachée. Il ne se donne même pas la peine d'expliquer tant soit peu pourquoi il juge cette tâche impossible. Il se limite à une affirmation dogmatique : l'homme ne peut concevoir la réalité en dehors de l'espace et du temps. Pourquoi ? N'est ce pas là un problème d'une énorme importance ? En comparaison tous les autres problèmes de la Critique de la raison pure passent au second plan. Comment sont possibles les mathématiques, les sciences naturelles ? Ce ne sont même pas là des problèmes en regard de celui qui se pose : pouvons-nous nous libérer de la connaissance humaine conventionnelle pour atteindre une vérité ultime qui embrasse tout ». Plus loin il ajoute : « Je ne partage pas la certitude de Kant sur le fait que l'espace et le temps sont des formes de notre perception ; je n'y vois nulle révélation. Mais si j'avais accepté cette affirmation apocalyptique, si je pouvais penser que ces paroles renferment la vérité, je ne l'aurais pas abandonnée pour aller vers la science positive» (Les grandes veilles).
La vision de Bloy se situe de fait bien au delà des «jugements synthétiques à priori» chers aux kantiens que stigmatise Chestov, vision que les rationalistes bornés, rivés au monde naturel, ne se feraient pas faute d'assimiler à une de ces illuminations dont sont friands les amateurs de mystères. D'autres y décèleront la marque du prophète. C'est ainsi que Jean Guitton a pu dire : «Au siècle dernier un ordre de prophètes, ordre laïque, s'est constitué en France : je songe à la lignée qui de Joseph de Maistre va jusqu'à Léon Bloy, Péguy, Mounier, Bernanos... Dans un Troisième Testament, on pourrait recueillir leurs oracles, comme jadis ceux d'Amos, de Jonas, d'Habacs... Le prophète dirais-je encore, c'est celui qui déserte ce temps linéaire où nous nous écoulons pour habiter un temps pour ainsi dire vertical et qui nous relie d'emblée à l'éternité ...» (Discours de réception à l'académie française). Léon Bloy s'est toujours récrié contre ce genre d'identification témoignant à ses yeux de l'abolition du sens des mots dont il n'a cessé de scruter les ravages dans la société de son temps. Ce propos de Jean Guitton mérite quand même une certaine attention, dans la mesure où sa vision du prophète est révélatrice de cette tension vers le surnaturel qui a toujours animé l'écrivain.
Bernanos, hériter de Léon Bloy, a été marqué par cette conception de la réversibilité qui est au centre de ses grands romans et du dialogue de Carmélites. On pourrait citer ce passage tiré du Journal d'un curé de campagne, qui est une partie du dialogue entre le curé d'Ambricourt et la comtesse :
« - Mais nos fautes cachées empoisonnent l'air que d'autres respirent, et tel crime dont un misérable portait le germe à son insu, n'aurait jamais mûri son fruit sans ce principe de corruption.
- Ce sont des folies, de pures folies, des rêves malsains. Si on pensait à ces choses on ne pourrait pas vivre.
- Je le crois, madame. Je crois que si Dieu nous donnait une idée claire de la solidarité qui nous lie les uns aux autres, dans le bien et dans le mal, nous ne pourrions plus vivre en effet».
Il convient de rapprocher ces répliques de ce passage du Désespéré où Bloy a atteint une étonnante hauteur de vue : «Notre liberté écrit-il est solidaire de l'équilibre du monde, et c'est là ce qu'il faut comprendre pour ne pas s'étonner du profond mystère de la Réversibilité. Tout homme qui produit un acte libre projette sa personnalité dans l'infini. S'il produit un acte impur, il obscurcit peut-être des milliers de coeur qu'il ne connaît pas qui correspondent mystérieusement à lui, et qui ont besoin que cet homme soit pur ... Toute la philosophie chrétienne est dans la notion d'une enveloppante et irréductible solidarité».
L'idée de la solidarité qui est le caractère du monde spirituel se trouve également au coeur du message spirituel du starets Zosime, la grande figure religieuse, avec Aliocha, son disciple, du dernier roman de Dostoïevski, Les frères Karamazov. Leur portée n'est pas toujours exactement reconnue. Certains critiques portent bien souvent plus d'intérêt aux personnages byroniens de Dostoïevski, aux athées ou aux agnostiques. Cette idée que «chacun est coupable pour tout et tous», qui revient comme un leitmotiv tout au long du roman et que fait sienne Dimitri au moment de sa conversion, vient de l'intuition profonde qu'a le starets de l'universelle solidarité. Lors de son dernier entretien, il dit aux religieux qui l'assistent : « Mon frère demandait pardon aux oiseaux ; cela semble absurde, mais c'est juste car tout ressemble à l'Océan où tout s'écoule et communique, on touche à une place et cela se répercute à l'autre bout du monde».
Cette affirmation de la solidarité n'est rendue possible que par l'élargissement considérable du dogme de la communion des saints. Dans cette perspective, Claudel ne pouvait que reconnaître le rôle de «précurseur» tenu par Léon Bloy. L'exégèse symbolique, adaptée à l'Ecriture, celui ci l'a appliquée au déchiffrement de l'histoire puis en a tiré la matière propice à la révélation de ce «concert des âmes», exempt de dissonances, reflet de l'harmonie de l'univers où «les globes célestes situés par calcul à d'épouvantables distances les unes des autres sont, en réalité, dans la vision séraphique, une masse compacte de corps immenses aussi serrés que les blocs d'un granit». Le traité de la co-naissance de Claudel et ses drames fondés sur la communion mystique des êtres pourraient être lus à la lumière des développements lumineux qu'inspire à Bloy le mystère de la réversibilité, sans qu'il soit nécessaire de discuter la profonde originalité du poète dont l'univers ne ressemble à aucun autre. Ils ont en commun de penser à la fois l'homme et l'univers, les rapports du temps et de l'éternité, l'unité de la création divine comme issue «d'un seul geste», où «tout se tient». En ce qui concerne la relation du temps et de l'éternité on pourra se référer à la philosophie de Jacques Maritain dont on sait qu'il fut converti par Léon Bloy. Ce défenseur de l'orthodoxie catholique a montré dans son Court traité de l'existence et de l'existant, entre autres, que «tous les moments du temps sont présents à l'éternité divine... Ainsi tel événement futur qui n'existe pas encore en lui même et dans sa durée propre est déjà actuellement présent dans l'éternité, avec tous ceux qui l'ont précédé et qui le suivront... Il suit de là qu'à proprement parler Dieu ne prévoit pas les choses du temps, il les voit et en particulier les options et les décisions libres de l'existant créé... Il les voit, dans l'instant même qu'elles ont lieu, dans la pure fraîcheur existentielle de leur émergence à l'être, dans l'humilité de leur propre instant d'éclosion» Pour illustrer son propos Maritain cite un passage éclairant de saint Pierre Damien et cette phrase de saint Thomas : «Il n'y a rien de futur pour Dieu» qui nous renvoie au «temps n'existant pas pour Dieu», certitude première à partir de laquelle Bloy développe la théorie de la réversibilité.
Cette conception du Corps mystique qui résulte de l'extension du dogme de la communion des saints peut induire certaines confusions. En effet, au lieu de désigner l'Eglise visible, le Corps mystique devient une autre réalité, d'abord séparée d'elle, et qui finit par lui être opposée. Léon Bloy à la fin de sa vie tendait à opposer nettement l'Eglise visible et l'Eglise invisible, au point de privilégier cette dernière. Georges Bernanos lui se défiait de ces oppositions insidieuses, comme l'atteste ce passage de Frère Martin : «Je ne suis pas théologien, c'est pourquoi je me méfierai comme de la peste des généralisations littéraires sur l'Eglise visible et l'Eglise invisible. Je crains que ces distinctions ne soient dangereuses pour tout autre qu'un spécialiste, et d'ailleurs, il ne saurait évidemment s'agir, dans mon propos que de l'Eglise visible, puisque je prétends bien ne parler que de ce que je vois». Ou encore : «On a tort de raisonner comme si l'Eglise visible et l'Eglise invisible était en réalité deux Eglises, alors que l'Eglise visible est ce que nous pouvons voir de l'Eglise invisible, et cette part visible de l'Eglise invisible varie avec chacun de nous. Car nous connaissons d'autant mieux ce qu'il y a en elle d'humain que nous sommes moins dignes de connaître ce qu'elle a de divin. Sinon comment expliqueriez-vous cette bizarrerie que les plus qualifiés pour se scandaliser des défauts, des déformations ou même des difformités de l'Eglise visible - je veux dire les saints - soient précisément ceux qui ne s'en plaignent jamais ?» (Nos amis les saints). Georges Bernanos a développé à partir de la doctrine du Corps mystique des vues sur la réversibilité dont l'orthodoxie ne saurait être mise en cause. Certaines pourraient d'ailleurs être rapprochées des réflexions de sainte Edith Stein sur la souffrance. Il n'est que de comparer ces deux passages où l'idée du transfert, de l'échange des mérites et des grâces prend tout son sens :
Bernanos : «La communion des saints... Lequel d'entre nous est sûr de lui appartenir ? Et s'il a ce bonheur, quel rôle y joue-t-il ? Quels sont les riches et les pauvres de cette étonnante communauté ? Ceux qui donnent et ceux qui reçoivent ? Que de surprises ! Tel vénérable chanoine pieusement décédé, dont le bulletin diocésain aura fait l'éloge pompeux, dans le style particulier à ces publications, ne risque-t-il pas d'apprendre, par exemple, qu'il a dû sa vocation et son salut à quelque incrédule notoire, secrètement harcelé par l'angoisse religieuse, et auquel Dieu avait incompréhensiblement refusé les consolations mais non les mérites de la foi ? ( tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé. ) Oh rien ne paraît mieux réglé, plus strictement ordonné, hiérarchisé, équilibré que la vie extérieure de l'Eglise. Mais sa vie intérieure déborde de prodigieuses libertés, on voudrait presque dire de divines extravagances de l'Esprit- l'Esprit qui souffle où il veut » (Nos amis les saints ).
Edith Stein : « Souffrir et mourir c'est le lot de tout homme. Mais quand il est membre vivant du corps du Christ, la divinité de la tête confère à sa souffrance et à sa mort une force rédemptrice. C'est la raison objective pour laquelle tous les saints ont aspiré à la souffrance. Ce n'est pas une propensions maladive à la souffrance. Au regard de l'entendement naturel, cela peut sans doute apparaître comme une perversion. A la lumière du mystère de la Rédemption, cette aspiration est cependant la plus haute sagesse. Ainsi, l'allié du Christ pourra persévérer, imperturbable, même dans la nuit obscure de l'éloignement et de l'abandon subjectifs de Dieu ; la providence divine lui impose peut-être ce supplice pour libérer quelqu'un d'autre qui est, lui, objectivement entravé. Aussi « que ta volonté soit faite » même et surtout dans la nuit obscure» (l'Amour de la Croix)
Jusqu'à Léon Bloy en fait on note une certaine continuité dans l'approche de la réversibilité, à l'exception de Baudelaire qui en fait une illustration de sa contre religion, marquée par l'ironie et la provocation. C'est à Joseph de Maistre que revient le mérite d'avoir su éclairer des attitudes religieuses qui pour beaucoup étaient incompréhensibles à la lumière de cette doctrine de la réversibilité qu'il a parfaitement définie dans ses Considérations pour la France et Les Soirées de saint-pétersbourg. Dans sa Vie de Rancé Chateaubriand semble impuissant à saisir le sens des rigueurs extrêmes que s'imposent les trappistes. Il ne fait que tourner autour du vrai problème qui jamais n'est éclairci. De Maistre, que nombre d'écrivains catholiques ont tenu pour un révélateur, écrit dans sa Neuvième soirée : «Le juste en souffrant volontairement ne satisfait pas seulement pour lui, mais pour le coupable par voie de réversibilité». De celle-ci il fait ressortir le principe de substitution, c'est à dire la substitution de la victime souffrant volontairement à la place d'autrui, souffrant aussi pour que soit maintenu l'équilibre de la balance infaillible où sont pesés les mérites et les démérites de chacun, les satisfactions et les larmes. L'idée du sacrifice propitiatoire, de l'expiation par la souffrance, nombre d'écrivains l'ont apprise à l'école de Joseph de Maistre. Toute une tradition renvoie à lui. Un lecteur du Prêtre marié doit connaître la pensée de celui qui fut pour Barbey d'Aurevilly plus qu'un maître à penser. Toute l'action repose sur la réversibilité. Calixte est une figure lumineuse de l'innocence qui paie par ses souffrances pour le rachat de l'âme de son père, ce prêtre défroqué qui, après avoir perdu la foi, se consacre à la science. La maladie est le prix qu'elle accepte de payer pour le sauver. Léon Bloy remonte lui à Joseph de Maistre par Barbey. On peut découvrir dans son oeuvre de nombreuses traces de cette influence. La question de la réversibilité, il va peu à peu l'approfondir et en tirer des aperçus admirables, où se décèle son génie visionnaire. On peut penser que Bloy a souvent entretenu Huysmans de cette question avant leur brouille. Sur ce point il semble qu'il ait été son initiateur. L'enseignement que Huysmans recevra de l'abbé Boulan ne fera en fait que consolider des données existantes. Le thème de la substitution (ou de la suppléance) mystique revêt dans son oeuvre catholique une grande importance. Pour l'admettre il faut croire à la réversibilité des douleurs au profit des coupables, sans quoi il perd tout son sens. On en trouve de multiples illustrations dans En route et son hagiographie, Sainte Lidwine de Schiedam. Cette loi de la substitution mystique fonde l'attitude religieuse de Louis Massignon, au point que de multiples expériences basées sur elle émaillent son existence. Elle lui a été inspirée par Charles de Foucauld et surtout par Huysmans, en sorte qu'on peut parler aussi dans son cas d'une influence indirecte de Léon Bloy. Quant à Bernanos, on sait que les «maîtres» de son adolescence, outre Villiers, furent Barbey et Léon Bloy. Il s'est donc familiarisé assez tôt avec la théorie maistrienne de la réversibilité qui n'est restée pour lui aussi qu'un point de départ.
Il importe dans cette étude de bien cerner le caractère particulier de la réversibilité telle que la conçoivent ces auteurs. Car en fait la réversibilité des mérites équivaut chez eux à la réversibilité des douleurs. Ces mérites résident dans la souffrance volontaire. «Puissante est la souffrance quand elle est aussi volontaire que le pêché» s'écrie Violaine dans L'Annonce faite à Marie. Tout repose sur l'imitation du Christ qui le premier a offert sa vie en sacrifice expiatoire. Toute la mystique de la croix qui recouvre aussi bien la mystique «affective» que «nuptiale» en découle. Jésus seul justifie la théorie de la réversibilité, ce jésus antépascal qu'il faut suivre au Calvaire pour en recommencer les affres. Le but de la vie proclame Violaine «n'est pas de vivre, mais de mourir, et non point de charpenter la croix mais d'y monter...». Le chrétien véritable, rivé à la nécessité de souffrir, se rue en affamé à la Douleur. Qui s'y dérobe attente à son être essentiel, outrage la divinité : «Lors donc que nous refusons de souffrir, écrit Léon Bloy, nous adultérons autant qu'il est en nous notre propre essence, nous faisons entrer dans la chair même et jusque dans l'âme de notre Chef un élément profanateur».
Cette fixation sur le « Crucifié » inspire évidemment une floraison de sarcasmes aux contempteurs du christianisme. Dans l'essai qu'il a consacré à Joseph de Maistre, Cioran fait cette remarque où perce son ironie : «Le seul christ qui eût pu lui convenir eût été celui de la statuaire espagnole, sanguinolent, défiguré, convulsif et satisfait jusqu'au délire de son crucifiement». Nietzsche, quant à lui, tente de ruiner le sens théologique que les chrétiens prêtent à la mort de Jésus et en particulier l'idée de l'acquittement d'une «dette», fondamentale chez tous les écrivains qui croient à la fécondité du sacrifice. Il y décèle la marque du christianisme primitif qu'incarne à ses yeux saint Paul qu'il érige en maître absolu de la falsification. Il reste consterné «devant l'effroyable et paradoxal expédient qui fit trouver à l'humanité angoissée un soulagement temporaire, ce soulagement qui fut le coup de génie du christianisme : Dieu lui-même s'offrant en sacrifice pour payer les dettes de l'homme, Dieu se faisant payer lui-même par lui-même, Dieu parvenant seul à libérer l'homme de ce qui pour l'homme même est devenu irrémissible, le créancier se sacrifiant pour son débiteur, par amour (qui le croirait ?), par amour pour son débiteur» (Généalogie de la morale).
Aujourd'hui de toute façon cette idée ne passe plus. La mystique de la croix qu'on a tôt fait d'associer au moyen-âge est considérée avec curiosité mais ne saurait plus constituer une voie. On lui préfère la mystique spéculative représentée par Maître Eckhart, de nature à satisfaire tous ceux qui se sentent des affinités avec le bouddhisme. Les exégètes ont beau s'ingénier à restituer le fond christologique de la mystique eckhartienne, l'intérêt toujours plus grand qu'on lui porte est le signe du rejet de tout ce qui dans le christianisme participe de l'exaltation des souffrances. René Girard même, auteur d' apologies du christianisme, apporte une autre interprétation du sacrifice de Jésus. Il considère la croix dans sa puissance révélatrice et non pas comme le Signe de l'expiation. Il opère une distinction radicale entre les sacrifices des premiers temps et de l'antiquité et le sacrifice fondateur du christianisme, distinction qui n'apparaît pas clairement chez Maistre qui voit dans les premiers le «cri prophétique du genre humain» que le second justifie. Pour Girard, dont les analyses relèvent moins de la théologie que de l'anthropologie, la croix marque un triomphe contre l'organisation païenne du monde qui livre à foule des victimes dont l'innocence ne s'impose à personne, du fait de cet «unanimisme violent» qui les désigne d'emblée comme coupables. Jésus aurait accepté la souffrance de la croix pour «offrir à l'humanité cette représentation vraie de l'origine dont elle reste prisonnière ( cf : «Satan», c'est à dire, le mimétisme violent) et pour priver à la longue le mécanisme victimaire de son efficacité». Et non pas pour laver les pêchés du monde. Girard, trop respectueux de l'Ecriture Sainte et des traditions de l'église ne peut pas nier ce rôle que les premiers chrétiens lui ont attribué et sur lequel les catholiques les plus exigeants ont réglé leur attitude. Il ne reste pas moins que ses conclusions vont à contre courant de ce qui fonde la «pratique de l'imitation de la croix» (Massignon). Que penser, si l'on adopte son point de vue, de cette allégation de Huysmans selon laquelle Jésus serait «le premier exemple de la substitution mystique, de la suppléance de celui qui ne doit rien à celui qui doit tout» ? Beaucoup éprouvent sans doute des sentiments mêlés devant l'absolu que poursuivent ces hommes et ces femmes, ces coopérants souffrants qui, par leurs maux, escomptent le rachat des mécréants, des insouciants, des criminels, de tous ceux en fait qui ont suspendu leurs «paiements». Nombreux sont ceux qui, prompts à voir dans ces voeux de substitution le prodrome d'un certain déséquilibre, pourraient arguer que finalement «Dieu n'en demande pas tant» ( formule chère à Huysmans et à Bloy, révélatrice de la non exigence en matière de foi, lieu commun par excellence, caractéristique selon Bloy du langage du « bourgeois»). Que l'athée trouve ces souffrances absurdes, on peut le concevoir. Il est conséquent avec lui-même. Que le chrétien par contre stigmatise ce qu'il appelle le « dolorisme » relève de l'aberration pure. Marie Claire Davy de ce point de vue pourrait illustrer cette tendance. Elle écrit dans un texte sur Louis Massignon : «Autrefois les amants des mystères donnaient trop d'importance à la souffrance comme Sainte Lidwine, Bernanos, Léon Bloy. Je crois que la souffrance, il ne faut pas la chercher ni l'aimer comme si c'était le coursier le plus rapide. Pour moi, le coursier le plus rapide, comme dit Maître Eckhart, c'est le détachement de soi». Ce genre de réflexion témoigne d'une ignorance de la force salvifique que recèle la souffrance et, partant, du sens du péché qui seul éclaire le dogme de la Rédemption. On peut lire dans les Cahiers de Cioran cette note significative : «Hier soir, Marie Claire Davy me disait que je n'avais pas raison de mettre l'accent sur le péché originel, qu'il n'est pas vrai que Jésus est venu pour racheter l'homme, etc. D'après elle il est venu pour que l'homme devienne Dieu. Cela m'a paru tellement absurde au milieu du repas»
La voie du détachement, prise comme seule finalité, n'est pas l'objet de cette étude à laquelle on pourrait mettre en exergue cette phrase profonde de Simone Weil : «L'extrême grandeur du christianisme vient de ce qu'il ne cherche pas un remède surnaturel contre la souffrance, mais un usage surnaturel de la souffrance».
La réversibilité pose encore un certains nombre de questions sur lesquelles il faudra s'attarder. Il conviendra de s'interroger sur ce primat accordé à la Passion du Christ et cette propension à méditer exclusivement ses souffrances. Nietzsche voit derrière cette conformité au Christ une «délectation pour la cruauté» mais «parée de noms si rassurants que la conscience la plus délicate et la plus hypocrite n'en pût concevoir de l'ombrage, la «pitié tragique» est un de ces noms , les «nostalgies de la croix» en sont une autre» (Généalogie de la morale). La mystique victimale pourrait trahir une tendance à l'auto flagellation. Au temps de Thérèse de Lisieux il était parfaitement admis que des âmes généreuses pussent s'offrir en victimes à la Justice de Dieu afin de détourner et d'attirer sur elles les châtiments réservés aux coupables. Attachée à l'idée du «Corps mystique» qui n'avait pas pour elle le caractère abstrait d'un concept, Thérèse pensait que son amour, sa «mort d'amour» pourrait profiter à quelques pécheurs ou pécheresse. Le seul gage de cet amour résidait pour elle dans l'acceptation des souffrances. Il y avait seulement pour elle dévoiement quand une carmélite s'offrait à la Justice, une Justice évidemment vengeresse exigeant de terribles mortifications. Une telle fixation sur la justice divine et le sentiment d'indignité face à Celui qui à tout assumé ont pu donner une caution aux pratiques et aux déviations sado-masochistes. Thérèse, beaucoup plus avancée sur le plan spirituel, a redressé le courant victimal et dépassé un certain masochisme. Elle écrit : «Oh mon Dieu... n'y aura-t-il que votre Justice qui recevra des âmes s'immolant en victimes ? Votre amour miséricordieux n'en a t-il pas besoin lui aussi ? Votre amour méprisé va t-il rester dans votre coeur ? Il me semble que si vous trouviez des âmes s'offrant en victimes d'holocaustes à votre Amour , vous les consumeriez rapidement ... Vous seriez heureux de ne point comprimer les flots d'infinies tendresses qui sont en vous».
Parmi les écrivains particulièrement sensibles à la justice divine, Huysmans occupe une place à part. Dans Sainte Lidwine et En route la «délectation pour la cruauté» est manifeste. Son Dieu est le Dieu terrible par excellence, comptable de sa Miséricorde, réclamant à quelques «élues» des souffrances inouïes pour réparer les forfaits commis par d'autres. Ses saintes sont des boucs émissaires auxquels rien n'est épargné. Huysmans se plaît alors à nous décrire les progrès des maladies, la déchéance physique, la décomposition des corps que la vermine a investis, les infections qui s'étendent inexorablement, les entrailles qui pourrissent. Huysmans excelle dans le registre de la morbidité. En outre il semble évident qu'à ses yeux la réversibilité vaut aussi pour l'artiste dont c'est la mission de souffrir, d'endosser toutes les misères, de se repaître de toutes les laideurs, d'égaler les saintes, ces «voraces de l'immolation», ces «fruits de souffrance» qui par leur sacrifice sauvent l'humanité. .
Une autre question doit se poser, liée à la vision christocentrique d'écrivains comme Léon Bloy, Bernanos et Huysmans même qui place la Passion au coeur de sa réflexion. En se fondant sur le Christ crucifié, en «agonie jusqu'à la fin du monde» selon l'expression de Pascal que Léon Bloy cite à plusieurs reprises, n'ignorent-ils pas le sens de la résurrection ? Bloy par exemple écrit dans son journal un dimanche de Pâques : «Je n'arrive pas à sentir la joie de la résurrection, parce que la résurrection pour moi n'arrive jamais. Je vois toujours Jésus en agonie, Jésus en croix et je ne peux le voir autrement». Mais la Résurrection , transposée au plan symbolique, n'est pas absente de ses romans qui font apparaître la dialectique, typiquement chrétienne, de la mort et de la résurrection. Le sacrifice, en vertu de la réversibilité, contribue à la rédemption des âmes captives, fermées à la grâce. On peut révéler, dans La Femme pauvre, le sacrifice de Léopold qui offre sa vie pour que soit épargnée celle de Clotilde. Peu avant il lance ce cri vers le ciel : «Faites attention, Seigneur Jésus, que je ne Vous offre pas moins que ma vie en échange de cette justice, que je réclame avec toute la force que votre Passion a donnée à la prière humaine». Ajoutons le sacrifice de la jeune Sonia dans Crime et châtiment, prélude à la rénovation de Raskolnikov. Enfin Donissan, Chevance, Chantal de Clergerie, le curé d'Ambricourt, la prieure et Blanche de la Force, ces saints bernanosien, offrent leurs souffrances, leur mort et jusqu'à leur salut éternel à ceux auxquels ils sont unis par des liens surnaturels, union illustrant parfaitement cette réalité vivante de la réversibilité. Tous ces écrivains, auxquels il faudrait ajouter Paul Claudel, posent le sacrifice comme une valeur suprême, commandé par Dieu, par cet amour de Dieu sans lequel l'amour du prochain n'est qu'une convention. Voici un extrait significatif d'une lettre de Louis Massignon destinée à Claudel, admirable par ses accents mystiques :
«Mais je n'aime plus que pour Lui, et si le zèle de la charité qu'Il lui plaît d'infondre en mon âme étroite m'incite à L'aider, Lui, à porter la croix d'autres âmes , si je suis accablé par mon nouveau fardeau, alors ne souffrira-t-il pas pour moi ?
Laissez-moi l'espérer avec vous. Il n'a pas de plus grande joie au monde que de donner sa vie pour ses amis. Qui ? Les siens. Ceux que nous tenons de Lui. Le prochain».