Un des grands mérites du théologien Joseph Ratzinger est d’avoir redécouvert la notion éminemment biblique de «liturgie céleste», ancrée dans l’Ecriture sacrée mais perdue de vue par de nombreux catholiques qui, pour la plupart, ont cessé de voir dans la liturgie un «mystère, une réalité cachée en Dieu» pour reprendre les mots mêmes du pape. Il est à prévoir que, dans les années à venir, elle prenne une place plus importante dans l’enseignement magistériel de l’Eglise. Pour Benoît XVI, la liturgie doit être comprise comme liturgie céleste. Nous lisons dans le rapport établi par le cardinal Scola avant la réunion générale du Synode des Evêques sur l’Eucharistie (octobre 2005) ceci : «Dans l’action eucharistique, la liturgie terrestre est intimement unie à la liturgie céleste». Cette conception peut être inférée de nombreux textes bibliques (nous y reviendrons), de prières eucharistiques de l’ancien et du nouveau missel mais aussi d’Encycliques (Mediator Dei) et de documents conciliaires (Sacrosanctum Concilium 8 : «dans la liturgie terrestre, nous participons par un avant-goût à cette liturgie céleste qui se célèbre dans la sainte cité de Jérusalem...»).
Dans L’Esprit de la Liturgie, le pape note que «la théologie chrétienne du culte, à la suite de Jean-Baptiste, a reconnu dans le Christ l’“Agneau” donné par Dieu, que l’Apocalypse présente, à la fois vivant et sacrifié , comme le centre de la liturgie céleste». Benoît XVI conclut que par le sacrifice du Christ, préfiguré par les sacrifices lévitiques, «cette liturgie est maintenant présente au milieu du monde», historiquement, effectivement, par le sacrifice du calvaire, accompli une fois pour toutes au Golgotha, et hic et nunc par le canal de la messe. Plus loin, précisant sa pensée, il écrit : «La liturgie chrétienne nous donne accès à la liturgie céleste, par la médiation de signes terrestres que le Rédempteur nous a donnés comme gages du monde à venir».
Le Sacrifice du Christ est un fait qui relève de l’histoire mais qui appartient aussi au monde éternel et transcendant. C’est une réalité intemporelle manifestée dans le cadre du temps… La Nouvelle Alliance, signifiée par le déchirement du voile du temple, a été fondée par le sacrifice du Golgotha mais celui-ci tire son sens, sa portée, son efficace du sacrifice offert par le Christ-Verbe, hors de l’espace du temps, donc «avant même la création du monde », dans les cieux, « par son éternel (et immuable) esprit» (Hebr, 9:14 ; 13:9). Autrement dit : «dès avant la création du monde» et du temps, donc éternellement, le Christ «a été désigné», indiqué au sein de la Trinité, vu par le Père et montré à l’Esprit, «comme l’Agneau sans tache et sans défaut», «autant dire immolé» (1 Pierre, 1:19-20 ; Apoc, 5:7). De telles affirmations sont récurrentes dans le magnifique Via Crucis d’Albert Frank-Duquesne, aujourd’hui presque introuvable. De même le Père Boulgakov, dans son Verbe incarné résume cette doctrine par une formule riche d’intuitions mystiques : «La Croix de la voie terrestre réalise la Croix de la kénose céleste». Le sacrifice de la Croix, en effet, «n’est pas seulement un événement terrestre se situant dans le cadre de la vie humaine, mais aussi un événement céleste accompli dans les profondeurs de la Divinité même : la kénose du Dieu-Verbe» (sur la kénose crucigène du Verbe je vous renvoie à mon article sur l’Apocalypse).
Toute réflexion sur les sacrifices doit prendre en compte cet aspect métaphysique du problème. On ne comprend rien à la messe si l’on s’en tient à une représentation strictement temporelle du drame salvifique. Comme l’écrit Jean Hani, «le fondement métaphysique du sacrifice, c’est le sacrifice éternel de Dieu». Dans sa Divine Liturgie, publié en 1981, ce même Jean Hani a exposé des vues très profondes sur la liturgie céleste à laquelle, comme j’ai écrit dans un article récent, nos offices offrent un «débouché» sur le plan de la «chair». Il insiste sur la nécessité d’adopter un point de vue métaphysique, dégagé de la temporalité, pour comprendre comment à chaque messe peut se reproduire le sacrifice du Golgotha et surtout comment celui-ci réfracte le sacrifice céleste du Verbe. Il cite ce passage de M. Olier, fondateur du premier séminaire français, qui, au XVIIe siècle, rapprochait déjà la messe de la liturgie céleste : «Pour faire entendre le mystère du très saint sacrifice de la messe, il faut savoir que ce sacrifice est le sacrifice du ciel… il y a un sacrifice dans le Paradis, lequel, en même temps, est offert en la terre, et il est différent en cela seulement qu’il se présente ici-bas sous les voiles». M. Olier se référait pour corroborer son propos à cette grande scène entrevue par saint Jean dans son Apocalypse : l’Agneau égorgé, mais vivant, sur un trône, les vingt-quatre Vieillards l’adorant en jouant de la Cithare et en brûlant de l’encens, et les multitudes d’anges ainsi que toutes les créatures chantant les louanges de l’Agneau (Apo, 5:6-14).
Suivent des développements très intéressants, incontournables, où Jean Hani s’emploie à réfuter l’objection selon laquelle cette conception «métaphysique» tendrait à «déréaliser» la liturgie terrestre : «Cette façon de comprendre le sacrifice de la messe, écrit-il, n’est pas une théorie personnelle qui n’engagerait que les théologiens dont nous parlons. Elle est attestée par les plus anciennes liturgies où nous trouvons des prières telles que celle-ci : “Elevez vos regards vers les réalités célestes et contemplez les mystères actuellement célébrés : les séraphins, dans une crainte respectueuse, se tiennent devant le Trône de gloire du Christ, chantant les louanges du Corps offert, du Calice mélangé. Et ici-bas le peuple implore, le prêtre supplie et demande miséricorde pour le monde entier” (Prière après la consécration à la messe assyro-chaldéenne)».
En dehors des textes bibliques mentionnés ci-dessus, l’idée du sacrifice céleste se retrouve dans l’épitre aux Hébreux où saint Paul affirme que le Christ, lors de son Ascension, est monté au ciel pour y être le suprême Pontife (Hébr, 6:1 ; 20:20).
La consécration de la messe, dans cette perspective, doit être regardée comme «la manifestation visible d’un acte éternel». La suite de son analyse rappelle certaines lignes superbes de Frank-Duquesne sur la messe, considérée sous son double aspect : temporel et intemporel, visible et invisible.
Citons d’abord Jean Hani pour qui l’intelligence du symbolisme conditionne celle de la liturgie :
« La messe a son prototype dans le sacrifice céleste de l’Agneau décrit par l’Apocalypse. Il est vain d’objecter comme le font certains d’un point de vue profane, que cette façon de concevoir les choses, n’est qu’une projection de la liturgie terrestre, qu’on s’imagine se dérouler ainsi dans le ciel. Pour le spirituel, en effet, c’est l’inverse qui est vrai, car il sait que la liturgie visible n’est que la réfraction symbolique, dans le plan de la corporéité sur lequel l’homme se meut pendant l’existence terrestre, de la réalité invisible d’En-haut, de même que la musique n’est que l’expression approximative, comme l’a écrit Marcel de Corte, d’un silence essentiel. Les textes de l’écriture que nous avons cités nous décrivent sous une forme sensible une réalité spirituelle et nous présentent dans un déroulement temporel quelque chose qui, en réalité, n’a jamais cessé d’exister et appartient à l’éternité. Ce qui ressort d’un autre passage, essentiel, de l’Apocalypse, où nous lisons que “l’agneau est immolé dès le commencement” (Apo.13:8) et également d’un passage de saint Pierre disant que le Christ est “l’Agneau sans défaut et sans tache ; celui qui, prédestiné dès avant la création du monde, a été manifesté pour nous en ces derniers temps” (1 Pi, 1:19), termes qui rejoignent l’enseignement de saint Paul sur “le mystère caché depuis l’origine”».
Citons maintenant ces quelque lignes du grand écrivain catholique Albert Frank-Duquesne, tirées de Via Crucis (publié quelques mois avant sa mort en 1955) :
« Le sacrifice offert ici-bas au Calvaire, l'unique oblation, suffisante à réparer la faute universelle et les fautes de chacun, cette offrande terrestre qui réverbéra sur le Golgotha, par voie d'identifiante analogie, le parfait holocauste offert “par l'éternel esprit” de l'“Agneau autant dire immolé dès avant la création du monde”, le Christ le présente, dans l'immobile Maintenant de la Divinité, en guise de Liturgie céleste à la gloire du Père. Nous-mêmes, “attirés en-haut par Celui qui S'est élevé de terre” dans les cieux, tout en “évoquant”, en “ re-présentant”, en rendant mystiquement présente cette Vie sacrifiée du Médiateur, tout en nous associant ici-bas comme des ombres à l'Eucharistie-modèle célébrée là-haut, nous signifions, notifions efficacement, exprimons en concepts, paroles et gestes symboliques – c'est-à-dire tout chargés de réalité mystérieuse – ce que le Christ accomplit sur la Croix, parce que la Crucifixion est elle-même, avec la Cène dont elle est inséparable, la première Messe, la manifestation terrestre du Sacrifice in aeternum. Si le Christ eucharistique “descend parmi nous”, c'est parce que nous-mêmes, “attirés par l'Elevé de terre”, d'ores et déjà siégeons avec Lui, en Lui, dans les cieux, la Messe réalisant inchoativement et mystiquement notre parution avec le Christ, notre vie, dans la gloire. “Aller à la Messe”, c'est donc se tenir, avec Marie et Jean, aux pieds de la Croix, après avoir pris part au banquet d'adieux. “Aller à la Messe”, cette pieuse corvée, c'est figurer à la table des Douze, c'est se nourrir du Pain céleste, je ne dis pas : recevoir en soi Jésus-Christ, L'héberger, L'avoir en soi comme un contenu dans un contenant, mais Le recevoir comme nourriture, en tant qu'aliment pour la vie divine, éternelle, et plutôt être présent au Christ que de Le “posséder”, bref : devenir, sinon le Christ Lui-même, du moins “une seule plante, un seul esprit avec Lui”, être “rendu conforme au Christ”, l'Esprit-Saint réalisant en nous l'image du Fils, et l'Eucharistie servant, sur ce plan d'incarnation, à nous L’inoculer.
Mais il y a plus : comme Saül “avait approuvé le meurtre d'Étienne” en acceptant le dépôt, par les assassins du Protomartyr, de leurs vêtements à ses pieds, ainsi, la manducation du Christ eucharistique est celle d'une Victime sacrifiée ; “nos actions de grâces” après la Communion, au lieu de s'absorber dans la gratitude et la joie d'avoir “en soi” le Christ, feraient peut-être mieux de L'offrir en nous au Père, Lui, comme crucifié satisfactoire et ressuscité, comme victime propitiatoire, et de nous offrir nous-mêmes, filii in Filio, comme suffisamment identifiés à l'Agneau par l'adhésion vitale qu'exprime la manducation de sa chair.
Sources :
L’Esprit de la liturgie de Joseph Ratzinger
Le Verbe incarné de Serge Boulgakov
Via Crucis d’Albert Frank-Duquesne
La Divine liturgie de Jean Hani. A propos de ce livre, Jean Borella écrit : « Avec La divine liturgie Jean Hani aborde ce qui est le sommet de l’Activité divine, de la “ théurgie ” au sens étymologique de ce terme, c’est-à-dire la réalisation sacramentelle de la dramaturgie salvatrice du Christ. C’est pourquoi cet ouvrage (Trédaniel, 1981) revêt une importance exceptionnelle et devrait figurer dans la bibliothèque de tout chrétien. Car nous ne saurions nous dispenser de comprendre ce qui se passe à la messe dominicale, centre et sommet de la vie du chrétien. En écrivant ce livre, Jean Hani, qui connaît directement la liturgie catholique orientale, renoue avec la tradition grecque et russe des laïcs liturgistes, tels Nicolas Cabasilas et Gogol. Toutefois il ne se contente pas de nous informer sur certains rites propres aux églises syriennes, copte, maronite, etc. Il prend en compte également les rites de la liturgie romaine. Sur la symbolique de tous les gestes de cette dramaturgie sacrée, de toutes ses paroles, de toutes les pièces du mobilier liturgique (autel, chandeliers, linges, encens, chants, cloches, vêtements sacerdotaux, etc.), il n’existe rien de plus juste et de plus profond. Disons le clairement, nous sommes convaincu que la vie tout entière de la chrétienté est suspendue à l’accomplissement exact du rite de la messe. Plaise au ciel que ce livre béni serve à la restauration du culte catholique !»
Dans L’Esprit de la Liturgie, le pape note que «la théologie chrétienne du culte, à la suite de Jean-Baptiste, a reconnu dans le Christ l’“Agneau” donné par Dieu, que l’Apocalypse présente, à la fois vivant et sacrifié , comme le centre de la liturgie céleste». Benoît XVI conclut que par le sacrifice du Christ, préfiguré par les sacrifices lévitiques, «cette liturgie est maintenant présente au milieu du monde», historiquement, effectivement, par le sacrifice du calvaire, accompli une fois pour toutes au Golgotha, et hic et nunc par le canal de la messe. Plus loin, précisant sa pensée, il écrit : «La liturgie chrétienne nous donne accès à la liturgie céleste, par la médiation de signes terrestres que le Rédempteur nous a donnés comme gages du monde à venir».
Le Sacrifice du Christ est un fait qui relève de l’histoire mais qui appartient aussi au monde éternel et transcendant. C’est une réalité intemporelle manifestée dans le cadre du temps… La Nouvelle Alliance, signifiée par le déchirement du voile du temple, a été fondée par le sacrifice du Golgotha mais celui-ci tire son sens, sa portée, son efficace du sacrifice offert par le Christ-Verbe, hors de l’espace du temps, donc «avant même la création du monde », dans les cieux, « par son éternel (et immuable) esprit» (Hebr, 9:14 ; 13:9). Autrement dit : «dès avant la création du monde» et du temps, donc éternellement, le Christ «a été désigné», indiqué au sein de la Trinité, vu par le Père et montré à l’Esprit, «comme l’Agneau sans tache et sans défaut», «autant dire immolé» (1 Pierre, 1:19-20 ; Apoc, 5:7). De telles affirmations sont récurrentes dans le magnifique Via Crucis d’Albert Frank-Duquesne, aujourd’hui presque introuvable. De même le Père Boulgakov, dans son Verbe incarné résume cette doctrine par une formule riche d’intuitions mystiques : «La Croix de la voie terrestre réalise la Croix de la kénose céleste». Le sacrifice de la Croix, en effet, «n’est pas seulement un événement terrestre se situant dans le cadre de la vie humaine, mais aussi un événement céleste accompli dans les profondeurs de la Divinité même : la kénose du Dieu-Verbe» (sur la kénose crucigène du Verbe je vous renvoie à mon article sur l’Apocalypse).
Toute réflexion sur les sacrifices doit prendre en compte cet aspect métaphysique du problème. On ne comprend rien à la messe si l’on s’en tient à une représentation strictement temporelle du drame salvifique. Comme l’écrit Jean Hani, «le fondement métaphysique du sacrifice, c’est le sacrifice éternel de Dieu». Dans sa Divine Liturgie, publié en 1981, ce même Jean Hani a exposé des vues très profondes sur la liturgie céleste à laquelle, comme j’ai écrit dans un article récent, nos offices offrent un «débouché» sur le plan de la «chair». Il insiste sur la nécessité d’adopter un point de vue métaphysique, dégagé de la temporalité, pour comprendre comment à chaque messe peut se reproduire le sacrifice du Golgotha et surtout comment celui-ci réfracte le sacrifice céleste du Verbe. Il cite ce passage de M. Olier, fondateur du premier séminaire français, qui, au XVIIe siècle, rapprochait déjà la messe de la liturgie céleste : «Pour faire entendre le mystère du très saint sacrifice de la messe, il faut savoir que ce sacrifice est le sacrifice du ciel… il y a un sacrifice dans le Paradis, lequel, en même temps, est offert en la terre, et il est différent en cela seulement qu’il se présente ici-bas sous les voiles». M. Olier se référait pour corroborer son propos à cette grande scène entrevue par saint Jean dans son Apocalypse : l’Agneau égorgé, mais vivant, sur un trône, les vingt-quatre Vieillards l’adorant en jouant de la Cithare et en brûlant de l’encens, et les multitudes d’anges ainsi que toutes les créatures chantant les louanges de l’Agneau (Apo, 5:6-14).
Suivent des développements très intéressants, incontournables, où Jean Hani s’emploie à réfuter l’objection selon laquelle cette conception «métaphysique» tendrait à «déréaliser» la liturgie terrestre : «Cette façon de comprendre le sacrifice de la messe, écrit-il, n’est pas une théorie personnelle qui n’engagerait que les théologiens dont nous parlons. Elle est attestée par les plus anciennes liturgies où nous trouvons des prières telles que celle-ci : “Elevez vos regards vers les réalités célestes et contemplez les mystères actuellement célébrés : les séraphins, dans une crainte respectueuse, se tiennent devant le Trône de gloire du Christ, chantant les louanges du Corps offert, du Calice mélangé. Et ici-bas le peuple implore, le prêtre supplie et demande miséricorde pour le monde entier” (Prière après la consécration à la messe assyro-chaldéenne)».
En dehors des textes bibliques mentionnés ci-dessus, l’idée du sacrifice céleste se retrouve dans l’épitre aux Hébreux où saint Paul affirme que le Christ, lors de son Ascension, est monté au ciel pour y être le suprême Pontife (Hébr, 6:1 ; 20:20).
La consécration de la messe, dans cette perspective, doit être regardée comme «la manifestation visible d’un acte éternel». La suite de son analyse rappelle certaines lignes superbes de Frank-Duquesne sur la messe, considérée sous son double aspect : temporel et intemporel, visible et invisible.
Citons d’abord Jean Hani pour qui l’intelligence du symbolisme conditionne celle de la liturgie :
« La messe a son prototype dans le sacrifice céleste de l’Agneau décrit par l’Apocalypse. Il est vain d’objecter comme le font certains d’un point de vue profane, que cette façon de concevoir les choses, n’est qu’une projection de la liturgie terrestre, qu’on s’imagine se dérouler ainsi dans le ciel. Pour le spirituel, en effet, c’est l’inverse qui est vrai, car il sait que la liturgie visible n’est que la réfraction symbolique, dans le plan de la corporéité sur lequel l’homme se meut pendant l’existence terrestre, de la réalité invisible d’En-haut, de même que la musique n’est que l’expression approximative, comme l’a écrit Marcel de Corte, d’un silence essentiel. Les textes de l’écriture que nous avons cités nous décrivent sous une forme sensible une réalité spirituelle et nous présentent dans un déroulement temporel quelque chose qui, en réalité, n’a jamais cessé d’exister et appartient à l’éternité. Ce qui ressort d’un autre passage, essentiel, de l’Apocalypse, où nous lisons que “l’agneau est immolé dès le commencement” (Apo.13:8) et également d’un passage de saint Pierre disant que le Christ est “l’Agneau sans défaut et sans tache ; celui qui, prédestiné dès avant la création du monde, a été manifesté pour nous en ces derniers temps” (1 Pi, 1:19), termes qui rejoignent l’enseignement de saint Paul sur “le mystère caché depuis l’origine”».
Citons maintenant ces quelque lignes du grand écrivain catholique Albert Frank-Duquesne, tirées de Via Crucis (publié quelques mois avant sa mort en 1955) :
« Le sacrifice offert ici-bas au Calvaire, l'unique oblation, suffisante à réparer la faute universelle et les fautes de chacun, cette offrande terrestre qui réverbéra sur le Golgotha, par voie d'identifiante analogie, le parfait holocauste offert “par l'éternel esprit” de l'“Agneau autant dire immolé dès avant la création du monde”, le Christ le présente, dans l'immobile Maintenant de la Divinité, en guise de Liturgie céleste à la gloire du Père. Nous-mêmes, “attirés en-haut par Celui qui S'est élevé de terre” dans les cieux, tout en “évoquant”, en “ re-présentant”, en rendant mystiquement présente cette Vie sacrifiée du Médiateur, tout en nous associant ici-bas comme des ombres à l'Eucharistie-modèle célébrée là-haut, nous signifions, notifions efficacement, exprimons en concepts, paroles et gestes symboliques – c'est-à-dire tout chargés de réalité mystérieuse – ce que le Christ accomplit sur la Croix, parce que la Crucifixion est elle-même, avec la Cène dont elle est inséparable, la première Messe, la manifestation terrestre du Sacrifice in aeternum. Si le Christ eucharistique “descend parmi nous”, c'est parce que nous-mêmes, “attirés par l'Elevé de terre”, d'ores et déjà siégeons avec Lui, en Lui, dans les cieux, la Messe réalisant inchoativement et mystiquement notre parution avec le Christ, notre vie, dans la gloire. “Aller à la Messe”, c'est donc se tenir, avec Marie et Jean, aux pieds de la Croix, après avoir pris part au banquet d'adieux. “Aller à la Messe”, cette pieuse corvée, c'est figurer à la table des Douze, c'est se nourrir du Pain céleste, je ne dis pas : recevoir en soi Jésus-Christ, L'héberger, L'avoir en soi comme un contenu dans un contenant, mais Le recevoir comme nourriture, en tant qu'aliment pour la vie divine, éternelle, et plutôt être présent au Christ que de Le “posséder”, bref : devenir, sinon le Christ Lui-même, du moins “une seule plante, un seul esprit avec Lui”, être “rendu conforme au Christ”, l'Esprit-Saint réalisant en nous l'image du Fils, et l'Eucharistie servant, sur ce plan d'incarnation, à nous L’inoculer.
Mais il y a plus : comme Saül “avait approuvé le meurtre d'Étienne” en acceptant le dépôt, par les assassins du Protomartyr, de leurs vêtements à ses pieds, ainsi, la manducation du Christ eucharistique est celle d'une Victime sacrifiée ; “nos actions de grâces” après la Communion, au lieu de s'absorber dans la gratitude et la joie d'avoir “en soi” le Christ, feraient peut-être mieux de L'offrir en nous au Père, Lui, comme crucifié satisfactoire et ressuscité, comme victime propitiatoire, et de nous offrir nous-mêmes, filii in Filio, comme suffisamment identifiés à l'Agneau par l'adhésion vitale qu'exprime la manducation de sa chair.
Sources :
L’Esprit de la liturgie de Joseph Ratzinger
Le Verbe incarné de Serge Boulgakov
Via Crucis d’Albert Frank-Duquesne
La Divine liturgie de Jean Hani. A propos de ce livre, Jean Borella écrit : « Avec La divine liturgie Jean Hani aborde ce qui est le sommet de l’Activité divine, de la “ théurgie ” au sens étymologique de ce terme, c’est-à-dire la réalisation sacramentelle de la dramaturgie salvatrice du Christ. C’est pourquoi cet ouvrage (Trédaniel, 1981) revêt une importance exceptionnelle et devrait figurer dans la bibliothèque de tout chrétien. Car nous ne saurions nous dispenser de comprendre ce qui se passe à la messe dominicale, centre et sommet de la vie du chrétien. En écrivant ce livre, Jean Hani, qui connaît directement la liturgie catholique orientale, renoue avec la tradition grecque et russe des laïcs liturgistes, tels Nicolas Cabasilas et Gogol. Toutefois il ne se contente pas de nous informer sur certains rites propres aux églises syriennes, copte, maronite, etc. Il prend en compte également les rites de la liturgie romaine. Sur la symbolique de tous les gestes de cette dramaturgie sacrée, de toutes ses paroles, de toutes les pièces du mobilier liturgique (autel, chandeliers, linges, encens, chants, cloches, vêtements sacerdotaux, etc.), il n’existe rien de plus juste et de plus profond. Disons le clairement, nous sommes convaincu que la vie tout entière de la chrétienté est suspendue à l’accomplissement exact du rite de la messe. Plaise au ciel que ce livre béni serve à la restauration du culte catholique !»