La Dei-Humanité (Boulgakov, Frank-Duquesne, Louis Bouyer)



La Dei-Humanité (Boulgakov, Frank-Duquesne, Louis Bouyer)
Il est un thème rarement abordé par la théologie catholique, celui de l’humanité éternelle du Fils de Dieu. Il semble en fait qu’on ne puisse y accéder que par le truchement de la sophiologie, c’est-à-dire la doctrine de la sagesse de Dieu qui a été systématisée au XXe siècle par le père Boulgakov. Que, chez les catholiques, seuls Frank-Duquesne et plus tard Louis Bouyer se soient emparés de ce thème s’explique aisément. Ces deux penseurs religieux, en effet, peuvent être considérés comme des «sophiologues» catholiques, même si leur œuvre dépasse le simple cadre de la sophiologie. Si Boulgakov doit sa notion de la Sagesse à ses expériences religieuses, c’est la Bible qui a mis seule Frank-Duquesne sur la voie d’une sophiologie catholique. Je n’insisterai pas sur la distinction entre sagesse incréée et sagesse créée, héritée de saint Augustin. Le thème sur lequel je m’attarderai c’est celui de la Dei-Humanité, de la théanthropie, cher aux théologiens russes, et qui a pour corollaire cette idée étonnante et fascinante, celle de «l’Humanité suréternelle en Dieu» (Boulgakov). Pour éclairer mon propos, je me réfèrerai à un passage de Louis Bouyer, revenu plusieurs fois sur cette idée, en particulier dans Le Fils éternel et Sophia, et à un texte de Frank-Duquesne qui avance l’hypothèse, accréditée par certains Pères de l’Eglise, que le Christ serait pleinement homme au Ciel, c'est-à-dire revêtu de son corps de gloire. Le fond de l’idée c’est que, dans la Sagesse, panorganisme des idées divines, c'est-à-dire dans le Verbe en qui elle s’hypostasie, réside l’archétype même de l’humain, cette «semblance d’homme» entrevue par Ezechiel et Daniel. Le Verbe a pu s’incarner parce qu’il est l’éternel Adam, parfait et incréé, l’«Homme céleste» selon saint Paul, éternellement conçu et voulu par Dieu. C’est ainsi que, du Fils, nous pouvons dire avec Boulgakov «qu’Il est l’Homme éternel, qu’il est le prototype humain, dès avant la création du monde. Et c’est à Son Image que l’homme est créé (…) La Dei-Humanité (Théanthropie) et le Dieu-Homme, c'est-à-dire l’humanité de la divinité, ainsi que la divinité de l’humanité, sont donnés éternellement en Dieu» (Le Verbe incarné).

Frank-Duquesne, dans son article «Double optique de la Chute et de la Rédemption», qui figure dans ce recueil, parle d’ «éternelle incarnabilité du Verbe», elle-même corrélative de l’«éternelle déifiabilité de l’homme». Cette corrélation est mise en évidence dans ce passage très éclairant de notre texte : «Son éternelle humanifiabilité, écrit-il, le Verbe l'a pleinement réalisée (par l’Incarnation) : le “mur d'inimitié”, d'hostilité au sens premier, d'aliénation, le voici renversé ; Dieu pénètre à fond dans l'homme, en sa condition terrestre ; du coup, l'homme entre, en la Personne du Christ, son “avant-coureur”, dans le sanctuaire céleste (Ep. aux Ephés et aux Hébr). Et l'homme peut, à son tour, réaliser pleinement son éternelle déifiabilité. Le Christ révèle le Père aux hommes et les hommes au Père».
Mais revenons à Louis Bouyer qui a intégré cette idée dans la théologie catholique. Dans sa conception, c’est par un acte éternel que le Fils s’incarne. Dieu se veut homme dans son Fils non pas seulement dans le cadre du temps, mais aussi de toute éternité. Cette conception nous force, écrit-il dans Sophia ou le monde en Dieu, à «reconnaître quelque vérité à l’expression à première vue surprenante de Boulgakov : Il y a dans le Fils éternel, en sa divinité même, quelque chose d’humain. N’est-ce pas le sens de cette expression d’Ezechiel, à tout prendre plus osée encore, que dans la révélation même à l’homme de l’insoutenable gloire divine, il y avait “comme la ressemblance de quelque chose d’humain” (Ez, 1:26) ?… La révélation primitive de la création de l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu impliquait déjà cette idée» .

L’expression de Boulgakov selon qui l’homme «est un dieu créé» devient moins problématique si on la réfère au thème théologique que nous venons de présenter succinctement. Le «culte de l’homme», qui a été perverti par l’humanisme moderne, trouve sa source dans la théologie chrétienne. Dés lors on ne peut que déplorer la polémique que continue de susciter dans certains milieux cette phrase de Paul VI qui, dans le discours de clôture du Concile Vatican II, déclarait : « Nous aussi, nous plus que quiconque, nous avons le culte de l’homme» (1965). Saint Paul ne disait-il pas lui-même que «nous sommes de la race de Dieu» ? Comme le remarque Frank-Duquesne dans Création et Procréation, si le Verbe divin a pu devenir homme, et l’homme peut être «déifié», c’est qu’ «il existe dans le Verbe une super-humanité, archétype éternel et réalité participée de notre nature ou manière d’être humaine». La suite de son développement mérite une attention toute particulière. Elle développe toutes les implications de cette thèse : «…Il s’ensuit que le Verbe est l’exemplaire de l’homme, le prototype de l’homme, éternellement, saint Pierre et l’Apocalypse insistent expressément : “dès avant la projection du monde” (mais pro peut se traduire aussi : en vue de, par rapport à…cette création). C’est pourquoi le Christ – dont saint Paul parle toujours, non comme Verbe, mais comme Dieu-Homme avant tous les siècles – le Christ, dis-je, Se déclare à la fois Fils de l’Homme et Fils de Dieu, voire simplement Homme, et l’apôtre le qualifie tantôt d’Homme (tout comme saint Pierre), tantôt d’Homme céleste, VENU DU CIEL COMME HOMME, DEJÀ HOMME DANS LE CIEL, au point que certains théologiens byzantins, parmi lesquels des Saints comme Maxime le Confesseur et Siméon le Nouveau Théologien, Lui attribuent, avant Son Incarnation, un «corps de Gloire» qui transparaît à la Transfiguration, et qu’il recouvre en tout son éclat, la «kénose» achevée, après la résurrection (cf. 1 Cor, 15:47). Saint Pierre, tout comme l’Apocalypse, nous montrent le Christ, l’Archanthrope, “immolé comme un agneau, dès avant (en vue de, par rapport à, pro) la projection du monde”. Dieu, dit le prince des Apôtres, a prédestiné l’Homme céleste à devenir Homme terrestre. Avant tous les “éons”, déjà le Père Le voyait, Le connaissait tel, mais Lui-même ne s’est manifesté par le truchement de notre condition terrestre qu’au moment où les diverses époques de l’histoire humaine sont arrivées à maturité (1 Pierre, 1:20)».

Cette conception, fondée scripturairement sur les versets cités ci-dessus de l’épître de saint Pierre et de l’Apocalypse, touche à la christologie et l’anthropologie mais aussi à la sotériologie. En effet de même que c’est de toute éternité que Dieu engendre son Fils, comme le Verbe fait chair, de même Dieu, en son Fils, qui est «l’Agneau immolé dès avant la création du monde», accepte éternellement, comme l’affirme Louis Bouyer, «l’ingratitude du péché, fait siennes la douleur et la mort qui ne peuvent s’en séparer». Le théologien catholique écrira d’ailleurs dans Le Trône de la Sagesse, que « la pensée éternelle de Dieu inclut tous nos péchés, comme elle inclut la Croix de son Fils»…

Sources
- Le Verbe incarné de Serge Boulgakov ;
- «Double optique de la Chute et de la Rédemption», in Le Problème Juif et autres textes (ed de Sombreval) ; Création et Procréation de Frank-Duquesne.
- Sophia ou le monde en Dieu ; Le Fils éternel de Louis Bouyer.


09/10/2008
Sombreval






1.Posté par Antoine le 11/10/2008 22:27
Bravo ! Trouver chez Boulgakov une exégèse de Paul VI, c'est brillant !
Effectivement, Benoît XVI, je ne sais plus où a eu une phrase de ce style pour souligner combien le catholicisme, c'est le culte de Dieu fait homme ou de l'homme dans lequel Dieu s'est incarné.
Mais cela remet un peu en cause cette idée de l'abaissement de Dieu qui consent à prendre notre nature humaine déchue... je pense que c'est une idée du XIXème, car en réalité, Dieu ne s'abaisse pas mais nous élève à sa hauteur et finalement, je trouve la théologie russe passionnante !

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