Le dossier du Magazine littéraire du mois de mai est consacré à Cioran. Il comporte deux textes inédits, dont l’un, par les thématiques abordées, la critique de l’idéologie du progrès, de la théorie de la bonté native de l’homme, professée par Rousseau, s’inscrit dans la ligne de pensée inaugurée par Maistre. J’aurais pu citer un ou deux passages dans mon article pour la revue Egards (à paraître dans le n°33, automne 2011). J’y compare la pensée de Maistre et de Teilhard de Chardin dont l’évolutionnisme synthétise toutes les erreurs modernes, que Cioran fait remonter à Condorcet et aux Lumières.
Ce texte de Cioran pourrait servir d’introduction au pamphlet de Maistre, De l’état de nature, où le comte s’emploie à réfuter toutes les thèses énoncées par Rousseau, «l’homme du monde peut-être qui s’est le plus trompé», dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. A propos du Progrès, érigé en absolu par ses doctrinaires, qui n’ont pas manqué depuis le 19e siècle, Cioran note que «le rôle de cette superstition qui remonte à Condorcet a été énorme. L’idée du Progrès est une forme atténuée d’utopie, un délire apparemment sensé, sans lequel les idéologies du siècle dernier, pas plus que celles du nôtre, n’auraient été possibles. L’originalité du tournant historique dont nous sommes témoins consiste dans la mise en cause de ce délire, dans une lucidité fatale […]» On connaît la charge de Baudelaire contre cette «idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne».
La théorie du progrès indéfini est fondée sur la négation du Péché Originel et de la Chute. D’où son exceptionnelle diffusion à partir du 18e siècle jusqu’à notre époque. Simple lubie philosophique au départ, elle s’est propagée dans tous les pays d’occident, étendant son règne sur tous les domaines de la pensée, de l’art, de la science. Ainsi que le remarque Jean Borella «elle est devenue la composante essentielle de la mentalité moderne. Elle est si bien mêlée à toutes nos pensées, nos rêveries, à tous nos espoirs, que nul ne peut la mettre en doute sans un effort quasi-surhumain».
Des lecteurs pourraient s’étonner de lire sous la plume de Cioran, ce «forcené du doute», des références à la Genèse et l’Apocalypse. L’imprégnation religieuse de son œuvre échappe souvent à ses lecteurs et à maints critiques. Les auteurs de ces textes bibliques, écrit-il, «ont mieux perçu la misère sans remède de notre sort que les apôtres modernes de la science». Sa critique de la modernité prend alors des accents maistriens. Certaines formules semblent même empruntées au comte chambérien : «La civilisation moderne – nous touchons ici à la racine de sa réussite et de son fiasco – a été créée par les détracteurs du péché originel, par des disciples de Rousseau, par tous ceux qui ont refusé d’admettre que l’homme est vicié dans son essence et qu’il est maudit depuis toujours, quelles que soient les conditions extérieures, sociales ou autres dans lesquelles il vit». Pour Maistre, «l’homme naît mauvais dans une partie de son essence». Plus janséniste que jésuite, Cioran affirme qu’il est intégralement et irrémédiablement corrompu. C’est pourquoi pour Cioran aucune solution n’est envisageable pour l’homme, aucun salut n’est possible. L’abdication, c’est là sa dernière ressource : «Au point où nous en sommes, écrit-il, nous ne pourrions nous sauver que si nous parvenions à stopper le processus historique, et si nous reconnaissions que nous avons fait fausse route, si pour être bref, nous acceptions, tous, d’abdiquer. Cette capitulation universelle, qui serait en même temps un acte de sagesse sans précédent, supposerait un effort sur soi, une victoire intérieure sur notre passé, sur tous les siècles qui nous ont précédés». Bien entendu aucun chrétien ne pourra le suivre dans cette conclusion désespérée. Reste qu’il tirera de son œuvre de nombreux enseignements, qui contribueront à la maturité de sa foi.
Source : « Le sentiment que tout va mal », texte inédit, Cioran, Désespoir mode d’emploi, Le Magazine littéraire, mai 2011, p.71-73.
A lire sur Sombreval.com : Cioran et la tentation du silence
Ce texte de Cioran pourrait servir d’introduction au pamphlet de Maistre, De l’état de nature, où le comte s’emploie à réfuter toutes les thèses énoncées par Rousseau, «l’homme du monde peut-être qui s’est le plus trompé», dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. A propos du Progrès, érigé en absolu par ses doctrinaires, qui n’ont pas manqué depuis le 19e siècle, Cioran note que «le rôle de cette superstition qui remonte à Condorcet a été énorme. L’idée du Progrès est une forme atténuée d’utopie, un délire apparemment sensé, sans lequel les idéologies du siècle dernier, pas plus que celles du nôtre, n’auraient été possibles. L’originalité du tournant historique dont nous sommes témoins consiste dans la mise en cause de ce délire, dans une lucidité fatale […]» On connaît la charge de Baudelaire contre cette «idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne».
La théorie du progrès indéfini est fondée sur la négation du Péché Originel et de la Chute. D’où son exceptionnelle diffusion à partir du 18e siècle jusqu’à notre époque. Simple lubie philosophique au départ, elle s’est propagée dans tous les pays d’occident, étendant son règne sur tous les domaines de la pensée, de l’art, de la science. Ainsi que le remarque Jean Borella «elle est devenue la composante essentielle de la mentalité moderne. Elle est si bien mêlée à toutes nos pensées, nos rêveries, à tous nos espoirs, que nul ne peut la mettre en doute sans un effort quasi-surhumain».
Des lecteurs pourraient s’étonner de lire sous la plume de Cioran, ce «forcené du doute», des références à la Genèse et l’Apocalypse. L’imprégnation religieuse de son œuvre échappe souvent à ses lecteurs et à maints critiques. Les auteurs de ces textes bibliques, écrit-il, «ont mieux perçu la misère sans remède de notre sort que les apôtres modernes de la science». Sa critique de la modernité prend alors des accents maistriens. Certaines formules semblent même empruntées au comte chambérien : «La civilisation moderne – nous touchons ici à la racine de sa réussite et de son fiasco – a été créée par les détracteurs du péché originel, par des disciples de Rousseau, par tous ceux qui ont refusé d’admettre que l’homme est vicié dans son essence et qu’il est maudit depuis toujours, quelles que soient les conditions extérieures, sociales ou autres dans lesquelles il vit». Pour Maistre, «l’homme naît mauvais dans une partie de son essence». Plus janséniste que jésuite, Cioran affirme qu’il est intégralement et irrémédiablement corrompu. C’est pourquoi pour Cioran aucune solution n’est envisageable pour l’homme, aucun salut n’est possible. L’abdication, c’est là sa dernière ressource : «Au point où nous en sommes, écrit-il, nous ne pourrions nous sauver que si nous parvenions à stopper le processus historique, et si nous reconnaissions que nous avons fait fausse route, si pour être bref, nous acceptions, tous, d’abdiquer. Cette capitulation universelle, qui serait en même temps un acte de sagesse sans précédent, supposerait un effort sur soi, une victoire intérieure sur notre passé, sur tous les siècles qui nous ont précédés». Bien entendu aucun chrétien ne pourra le suivre dans cette conclusion désespérée. Reste qu’il tirera de son œuvre de nombreux enseignements, qui contribueront à la maturité de sa foi.
Source : « Le sentiment que tout va mal », texte inédit, Cioran, Désespoir mode d’emploi, Le Magazine littéraire, mai 2011, p.71-73.
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