2034…Lorsque Bertrand D a publié son étude sur la relation de la messe et de l’univers, le nom d’Albert Frank-Duquesne était depuis longtemps tombé dans l’oubli. Ses longues et patientes recherches lui ont permis d’exhumer l’œuvre majeure de ce juif converti, Cosmos et Gloire, dont ne subsistaient que de rares exemplaires, moisissant dans quelques obscures bibliothèques, livre stupéfiant, empli d’intuitions mystiques et prophétiques, dont le style frémissant se ressent de l’aspiration de l’auteur vers la glorification ultime du monde, de son espérance eschatologique. Juif converti au catholicisme en 1941 après une extase de plusieurs heures au camp nazi de Breendonk, Albert Frank-Duquesne a ouvert des voies inconnues à la théologie du salut, jusqu’alors confinée au seul monde spirituel et dont sont redevables les penseurs catholiques du Projet Fedorov. Paul Claudel, ce grand poète cosmique, qui a eu tôt fait de reconnaître la valeur de cet ouvrage, en rédigea une préface particulièrement louangeuse. Albert Frank-Duquesne, écrivait-il, est entré dans le catholicisme «par le chemin de l’univers». L’Eglise catholique, en effet, «ne limite pas son aire au monde des âmes : c’est aux frontières même de la Création qu’elle a planté, pour parler le langage d’Isaïe, les piquets de sa tente ».
Ce livre est découpé en deux parties. La première traite de la Chute et de sa portée cosmique. La nécrose de la création, sa matérialité opaque sont venues de la chute de l’homme qui l’a entraînée avec lui, «comme un soleil échappant à la gravitation affolerait son système planétaire». Cette idée, Frank-Duquesne l'exprime en termes philosophiques en utilisant les catégories scolastiques d'acte et de puissance :
« L’univers, poursuit-il, est devenu par la Chute l’ombre d’une ombre, le fallacieux reflet d'un mensonge. Soumis à l’homme ontologiquement – de par sa création même, puisque son être dépend du nôtre, puisque sa valeur, sa qualité d’être et la portée de son action dépendent des nôtres – il est, depuis la Faute, «asservi au vide», à la vanitas, au plus creux et mensonger des mirages… Cette vanité paulinienne, ce «vide» qui ne veut être un appel, cet esse qui se conduit en néant, c’est l’homme même, jadis ambassadeur de l’Acte Pur, la mieux «actuée» et déterminée des créatures visibles – entendons : la plus libérée de l’indétermination première, la plus passée de la «puissance» à l’ «acte», la plus proche de la plénitude ontologique, la «plus» parfaite – mais aujourd’hui mandataire et médiateur du néant, si l’on peut dire. Je ne dis pas : de la «puissance» (au sens scolastique du terme) mais rigoureusement de l’impuissance , de la stérilité pure, du non être enflé de suffisance (de pseudo aséité), de l’insuffisance ultra-suffisante…».
Dans la seconde partie, Albert Frank-Duquesne, doué d'une admirable science exégétique, interroge et interprète chaque verset du texte dramatique de Saint Paul, le huitième chapitre de l’épître aux romains (8,19-25) qui dresse une fresque panoramique de la création, liée à l’homme dans un commun, indissoluble destin : « La création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu. Si elle fut assujettie à la vanité, non qu’elle l’eût voulue, mais à cause de celui qui l’y a soumise, c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté des enfants de Dieu. Nous savons en effet que toute la création jusqu’à ce jour, gémit en travail d’enfantement ».
Cette attente de la création, soumise par la volonté de l’homme et le mauvais fruit de sa liberté, à une inexorable loi de dégénérescence et «d’entropie», a une visée précise : participer à la révélation, christique et libératrice des «Fils de Dieu », des hommes enfin déifiés. Le salut de l’univers dépend de notre accès à la filialité divino-humaine. Tel est le message central que l'auteur cherche à transmettre dans cet ouvrage grandiose. Tel est le fondement du Projet Fedorov.
Le philosophe Stanislas Breton, commentant ces versets du texte de saint Paul, a tenté d'expliquer cet élan d’espérance qui «soulève l’univers». Cette espérance, écrit-il, «imbibe l’essence des êtres et les empêche de s’enfermer dans les frontières d’une nature définie. Elle secrète une impatience qui les pousse et les destine à un continuel transit». L’originalité de Paul, poursuit-il, réside «dans le report sur la genèse et la structure même des choses de l’eschaton apocalyptique, qui s’inverse ainsi en un «proton» d’espérance, inséré dans les fibres de l’univers»
« Le monde ne dit rien, il veut dire » écrivait Paul Claudel. Rien n’était plus hostile à Frank Duquesne que la vision romantique de la nature, ayant conduit à un panthéisme des plus néfastes. Pour avoir substitué le sentiment à la Foi, le romantisme a tout faussé. Il s’est immiscé dans le christianisme pour le pervertir de l’intérieur. «Il a désurnaturalisé les thèmes évangéliques, les a ravalés de la surnature (niée) à la nature, ainsi de cette «sympathie» avec le monde subhumain : le romantisme s’est épris du «monde extérieur», pour parler comme Théophile Gautier. Mais répondrait l’auteur de l’Epître aux Ephésiens, c’est «un monde sans Dieu» et déifié en dehors de Dieu, à la place de Dieu, tout comme Adam tenta de se diviniser par une astuce qui n’est au fond que violence. Le romantisme étend aux règnes inférieurs la tentation du Serpent : «Vous serez comme des dieux»…Monde, le vrai Dieu c’est toi !...Seul l’apôtre nous propose une cosmologie surnaturelle»
Le sous-titre du livre de Duquesne, Dans quelle mesure l’univers physique a-t-il part à la Chute, à la Rédemption, à la Gloire finale, laisse d’ailleurs deviner sa conception de la matière, analogue à celle de l’abbé Maurice Zundel sur laquelle il convient de s’attarder. Il y a dans l’univers un immense appel, affirmait ce dernier : «l’univers n’est pas enfermé dans un déterminisme et une fatalité matériels. Non ! Il est ouvert, l’univers est ouvert, l’univers a une vocation, l’univers est touché par l’esprit, il est appelé à se spiritualiser, et cela veut dire que Dieu veut se communiquer à l’univers, jusqu’au moindre atome de matière, pour autant que celle-ci est capable de recevoir cette communication» (sermon prononcé à Lausanne en 1975).
Mais c’est d’abord à travers l’homme, en lui, que se réalise cette communication, du fait de l’analogie entre l’humain et le cosmique : «Solidaire de nous, écrit ailleurs Maurice Zundel, l’univers ne peut être plus parfait que nous. Il ne peut se transformer selon les exigences de l’esprit que dans la mesure où nous-mêmes les accomplissons en nous» (Le vide créateur).
Le chrétien est investi d’une mission prodigieuse et terrifiante à la fois. Il doit travailler à sanctifier l’univers, à consacrer la «chair» de ce monde, à neutraliser les effets du péché qui peuvent se comparer, s’il faut trouver une image, à ceux du «jet d’une pierre dans l’eau, pour les ondes concentriques qu’elle y suscite et propage à l’indéfini».
L’intelligence du mystère de la Réversibilité permet seul de mesurer l’étendue de notre responsabilité. Le niveau de notre vie spirituelle a une incidence sur le monde, dont nous ne soupçonnons guère la portée. La fin du livre de Frank-Duquesne, à ce titre, est éloquente. Elle est un rappel de notre vocation essentielle, de l’obligation où nous sommes de collaborer à l'oeuvre divine du salut, celui des hommes et de l'univers tout entier. Le monde, le vrai monde, trouve son accomplissement dans le Christ qui en est le principe et l’amorce. Il est comme le dit Soloviev, le «sens du monde» qui ne peut trouver sa pleine incarnation qu’en l’homme, à travers lui. Il ne s’agit pas de renier le monde, qui est gloire et plénitude en «puissance», mais ce monde, «l’horrible création qui n’est pas de Dieu, mais de l’homme seul», reflet de «sa trahison énorme» (Bloy), où sont comme cristallisés ses péchés. La notion même de « kosmos » recèle une ambivalence qui se retrouve déjà chez saint Jean. Elle signifie tantôt le monde, la création de Dieu qui est bonne, tantôt le monde humain qui s’oppose par sa volonté au vouloir de Dieu, celui de toutes les créatures consciemment et délibérément rebelles qui «rayonnent» négativement sur les règnes subhumains. Ceux-ci sont impliqués, malgré leur innocence, dans la révolte, la désobéissance que le genre humain manifeste. La restauration de l’ordre et de l’harmonie est conditionnée par le retour de l’humanité à Dieu. C’est sa capacité à Lui rendre gloire qui seule permet la diffusion cosmique de la Gloire :
« En fait, écrit Frank-Duquesne, les régents invisibles de l’univers c’est nous, et de plus en plus comme en témoignent les progrès de nos sciences – collaboratrices de l’Esprit-Saint ou de Satan disait Fedorov – et l’action de ces mundi rectores engagés dans la chair participe de leur nature duelle, à la fois physique et psychique. Tout ce que nous sommes et tout ce que nous faisons ne cesse de rayonner, visiblement et invisiblement, de sorte que nos œuvres «brillent», comme dit Jésus, d’un éclat céleste ou infernal, non seulement pour les hommes mais encore pour l’anthroposhère (cf :l’univers physique). Bonnes en soi, les créatures subhumaines subissent notre influence, ont à vivre dans une ambiance psychico-physique dont nous sommes responsables…Le monde est ainsi ce que nous le faisons, il est notre ombre, notre «animalité domestique», voire notre «naturalité domestique»…Si le Christ nous annonce «des pestes, des famines, des tremblements de terre» par toute la planète, ces révolutions de nature procèdent des «guerres et des bruits de guerre», de la mentalité haineuse parmi les hommes : lorsque s’élève «nation contre nation, royaume contre royaume», l’anthroposphère se met à l’unisson. La destinée de cet univers physique – retour au paradis ou figure de l’enfer – est donc entre nos mains : dans cet univers tout entier devenu Sodome, c’est aux cohéritiers du Christ de jouer le rôle des dix Justes pour l’amour desquels Yahweh ne le détruira pas…
Ainsi le monde est «sous la patine de crasse dont notre contagieux état de péché le recouvre, lui-même glorieux «en espérance», mystérieusement consacré, sanctifié par la divine promesse…Cet univers secret dont, suivant plusieurs penseurs orthodoxes, l’étonnant Fedorov par exemple, la destinée physique elle-même est entre nos mains – quand donc nous révélera-t-il sa splendeur, sa gloire ?...Quand donc ô «terre» - nature physique qui, dans le Symbole de foi, fait pendant au «ciel» – quand donc seras-tu comblée, achevée, plénifiée, pour qu’en toi tous aperçoivent la gloire de Dieu (Habacuc, 2:14)
A ces questions le psaume 4 répond :
Fils des hommes, jusques à quand ma gloire sera-t-elle outragée ?
Jusques à quand aimerez-vous le vide, la vanité, le faux être ?
Et rechercherez-vous avidement ce qui n’est que mensonge ?
Oui c’est entre nos mains que reposent les clefs de l’universel salut ; le vainqueur des Portes redoutables… ce «capitaine du salut» nous les a confiées : la délivrance cosmique, la «fin des larmes, du deuil, du cri, de la douleur, voire de la mort», c’est de nous seuls qu’elle dépend, de ce que St Paul appelle audacieusement notre «coopération» avec Dieu (2 Cor, 6:1) et qu’un certain protestantisme qualifie dédaigneusement de «synergisme» catholique.
Si nous offrons, dit encore le Psaume 4, «des sacrifices de justice», si nous «mettons en Yahweh seul notre consolation»…
… alors le genre humain pourra «s’étendre et s’endormir en paix» ; parce qu’au-delà de ce sommeil (Jean, 11:11) «Toi, Yahweh, Toi seul, Tu le feras habiter dans la sécurité » faite monde.»
...la suite dans mon essai sur la Réversibilité
Albert Frank-Duquesne. Cosmos et Gloire, Dans quelle mesure l’univers physique a-t-il part à la Chute, à la Rédemption, à la Gloire finale, Avant-Propos de Paul Claudel, Préface de Dom Bernard Capelle, Abbé du Mont-César, librairie philosophique J.Vrin, 1947
Ce livre est découpé en deux parties. La première traite de la Chute et de sa portée cosmique. La nécrose de la création, sa matérialité opaque sont venues de la chute de l’homme qui l’a entraînée avec lui, «comme un soleil échappant à la gravitation affolerait son système planétaire». Cette idée, Frank-Duquesne l'exprime en termes philosophiques en utilisant les catégories scolastiques d'acte et de puissance :
« L’univers, poursuit-il, est devenu par la Chute l’ombre d’une ombre, le fallacieux reflet d'un mensonge. Soumis à l’homme ontologiquement – de par sa création même, puisque son être dépend du nôtre, puisque sa valeur, sa qualité d’être et la portée de son action dépendent des nôtres – il est, depuis la Faute, «asservi au vide», à la vanitas, au plus creux et mensonger des mirages… Cette vanité paulinienne, ce «vide» qui ne veut être un appel, cet esse qui se conduit en néant, c’est l’homme même, jadis ambassadeur de l’Acte Pur, la mieux «actuée» et déterminée des créatures visibles – entendons : la plus libérée de l’indétermination première, la plus passée de la «puissance» à l’ «acte», la plus proche de la plénitude ontologique, la «plus» parfaite – mais aujourd’hui mandataire et médiateur du néant, si l’on peut dire. Je ne dis pas : de la «puissance» (au sens scolastique du terme) mais rigoureusement de l’impuissance , de la stérilité pure, du non être enflé de suffisance (de pseudo aséité), de l’insuffisance ultra-suffisante…».
Dans la seconde partie, Albert Frank-Duquesne, doué d'une admirable science exégétique, interroge et interprète chaque verset du texte dramatique de Saint Paul, le huitième chapitre de l’épître aux romains (8,19-25) qui dresse une fresque panoramique de la création, liée à l’homme dans un commun, indissoluble destin : « La création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu. Si elle fut assujettie à la vanité, non qu’elle l’eût voulue, mais à cause de celui qui l’y a soumise, c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté des enfants de Dieu. Nous savons en effet que toute la création jusqu’à ce jour, gémit en travail d’enfantement ».
Cette attente de la création, soumise par la volonté de l’homme et le mauvais fruit de sa liberté, à une inexorable loi de dégénérescence et «d’entropie», a une visée précise : participer à la révélation, christique et libératrice des «Fils de Dieu », des hommes enfin déifiés. Le salut de l’univers dépend de notre accès à la filialité divino-humaine. Tel est le message central que l'auteur cherche à transmettre dans cet ouvrage grandiose. Tel est le fondement du Projet Fedorov.
Le philosophe Stanislas Breton, commentant ces versets du texte de saint Paul, a tenté d'expliquer cet élan d’espérance qui «soulève l’univers». Cette espérance, écrit-il, «imbibe l’essence des êtres et les empêche de s’enfermer dans les frontières d’une nature définie. Elle secrète une impatience qui les pousse et les destine à un continuel transit». L’originalité de Paul, poursuit-il, réside «dans le report sur la genèse et la structure même des choses de l’eschaton apocalyptique, qui s’inverse ainsi en un «proton» d’espérance, inséré dans les fibres de l’univers»
« Le monde ne dit rien, il veut dire » écrivait Paul Claudel. Rien n’était plus hostile à Frank Duquesne que la vision romantique de la nature, ayant conduit à un panthéisme des plus néfastes. Pour avoir substitué le sentiment à la Foi, le romantisme a tout faussé. Il s’est immiscé dans le christianisme pour le pervertir de l’intérieur. «Il a désurnaturalisé les thèmes évangéliques, les a ravalés de la surnature (niée) à la nature, ainsi de cette «sympathie» avec le monde subhumain : le romantisme s’est épris du «monde extérieur», pour parler comme Théophile Gautier. Mais répondrait l’auteur de l’Epître aux Ephésiens, c’est «un monde sans Dieu» et déifié en dehors de Dieu, à la place de Dieu, tout comme Adam tenta de se diviniser par une astuce qui n’est au fond que violence. Le romantisme étend aux règnes inférieurs la tentation du Serpent : «Vous serez comme des dieux»…Monde, le vrai Dieu c’est toi !...Seul l’apôtre nous propose une cosmologie surnaturelle»
Le sous-titre du livre de Duquesne, Dans quelle mesure l’univers physique a-t-il part à la Chute, à la Rédemption, à la Gloire finale, laisse d’ailleurs deviner sa conception de la matière, analogue à celle de l’abbé Maurice Zundel sur laquelle il convient de s’attarder. Il y a dans l’univers un immense appel, affirmait ce dernier : «l’univers n’est pas enfermé dans un déterminisme et une fatalité matériels. Non ! Il est ouvert, l’univers est ouvert, l’univers a une vocation, l’univers est touché par l’esprit, il est appelé à se spiritualiser, et cela veut dire que Dieu veut se communiquer à l’univers, jusqu’au moindre atome de matière, pour autant que celle-ci est capable de recevoir cette communication» (sermon prononcé à Lausanne en 1975).
Mais c’est d’abord à travers l’homme, en lui, que se réalise cette communication, du fait de l’analogie entre l’humain et le cosmique : «Solidaire de nous, écrit ailleurs Maurice Zundel, l’univers ne peut être plus parfait que nous. Il ne peut se transformer selon les exigences de l’esprit que dans la mesure où nous-mêmes les accomplissons en nous» (Le vide créateur).
Le chrétien est investi d’une mission prodigieuse et terrifiante à la fois. Il doit travailler à sanctifier l’univers, à consacrer la «chair» de ce monde, à neutraliser les effets du péché qui peuvent se comparer, s’il faut trouver une image, à ceux du «jet d’une pierre dans l’eau, pour les ondes concentriques qu’elle y suscite et propage à l’indéfini».
L’intelligence du mystère de la Réversibilité permet seul de mesurer l’étendue de notre responsabilité. Le niveau de notre vie spirituelle a une incidence sur le monde, dont nous ne soupçonnons guère la portée. La fin du livre de Frank-Duquesne, à ce titre, est éloquente. Elle est un rappel de notre vocation essentielle, de l’obligation où nous sommes de collaborer à l'oeuvre divine du salut, celui des hommes et de l'univers tout entier. Le monde, le vrai monde, trouve son accomplissement dans le Christ qui en est le principe et l’amorce. Il est comme le dit Soloviev, le «sens du monde» qui ne peut trouver sa pleine incarnation qu’en l’homme, à travers lui. Il ne s’agit pas de renier le monde, qui est gloire et plénitude en «puissance», mais ce monde, «l’horrible création qui n’est pas de Dieu, mais de l’homme seul», reflet de «sa trahison énorme» (Bloy), où sont comme cristallisés ses péchés. La notion même de « kosmos » recèle une ambivalence qui se retrouve déjà chez saint Jean. Elle signifie tantôt le monde, la création de Dieu qui est bonne, tantôt le monde humain qui s’oppose par sa volonté au vouloir de Dieu, celui de toutes les créatures consciemment et délibérément rebelles qui «rayonnent» négativement sur les règnes subhumains. Ceux-ci sont impliqués, malgré leur innocence, dans la révolte, la désobéissance que le genre humain manifeste. La restauration de l’ordre et de l’harmonie est conditionnée par le retour de l’humanité à Dieu. C’est sa capacité à Lui rendre gloire qui seule permet la diffusion cosmique de la Gloire :
« En fait, écrit Frank-Duquesne, les régents invisibles de l’univers c’est nous, et de plus en plus comme en témoignent les progrès de nos sciences – collaboratrices de l’Esprit-Saint ou de Satan disait Fedorov – et l’action de ces mundi rectores engagés dans la chair participe de leur nature duelle, à la fois physique et psychique. Tout ce que nous sommes et tout ce que nous faisons ne cesse de rayonner, visiblement et invisiblement, de sorte que nos œuvres «brillent», comme dit Jésus, d’un éclat céleste ou infernal, non seulement pour les hommes mais encore pour l’anthroposhère (cf :l’univers physique). Bonnes en soi, les créatures subhumaines subissent notre influence, ont à vivre dans une ambiance psychico-physique dont nous sommes responsables…Le monde est ainsi ce que nous le faisons, il est notre ombre, notre «animalité domestique», voire notre «naturalité domestique»…Si le Christ nous annonce «des pestes, des famines, des tremblements de terre» par toute la planète, ces révolutions de nature procèdent des «guerres et des bruits de guerre», de la mentalité haineuse parmi les hommes : lorsque s’élève «nation contre nation, royaume contre royaume», l’anthroposphère se met à l’unisson. La destinée de cet univers physique – retour au paradis ou figure de l’enfer – est donc entre nos mains : dans cet univers tout entier devenu Sodome, c’est aux cohéritiers du Christ de jouer le rôle des dix Justes pour l’amour desquels Yahweh ne le détruira pas…
Ainsi le monde est «sous la patine de crasse dont notre contagieux état de péché le recouvre, lui-même glorieux «en espérance», mystérieusement consacré, sanctifié par la divine promesse…Cet univers secret dont, suivant plusieurs penseurs orthodoxes, l’étonnant Fedorov par exemple, la destinée physique elle-même est entre nos mains – quand donc nous révélera-t-il sa splendeur, sa gloire ?...Quand donc ô «terre» - nature physique qui, dans le Symbole de foi, fait pendant au «ciel» – quand donc seras-tu comblée, achevée, plénifiée, pour qu’en toi tous aperçoivent la gloire de Dieu (Habacuc, 2:14)
A ces questions le psaume 4 répond :
Fils des hommes, jusques à quand ma gloire sera-t-elle outragée ?
Jusques à quand aimerez-vous le vide, la vanité, le faux être ?
Et rechercherez-vous avidement ce qui n’est que mensonge ?
Oui c’est entre nos mains que reposent les clefs de l’universel salut ; le vainqueur des Portes redoutables… ce «capitaine du salut» nous les a confiées : la délivrance cosmique, la «fin des larmes, du deuil, du cri, de la douleur, voire de la mort», c’est de nous seuls qu’elle dépend, de ce que St Paul appelle audacieusement notre «coopération» avec Dieu (2 Cor, 6:1) et qu’un certain protestantisme qualifie dédaigneusement de «synergisme» catholique.
Si nous offrons, dit encore le Psaume 4, «des sacrifices de justice», si nous «mettons en Yahweh seul notre consolation»…
… alors le genre humain pourra «s’étendre et s’endormir en paix» ; parce qu’au-delà de ce sommeil (Jean, 11:11) «Toi, Yahweh, Toi seul, Tu le feras habiter dans la sécurité » faite monde.»
...la suite dans mon essai sur la Réversibilité
Albert Frank-Duquesne. Cosmos et Gloire, Dans quelle mesure l’univers physique a-t-il part à la Chute, à la Rédemption, à la Gloire finale, Avant-Propos de Paul Claudel, Préface de Dom Bernard Capelle, Abbé du Mont-César, librairie philosophique J.Vrin, 1947