Le commentaire laissé par un lecteur m’a convaincu de la nécessité d’apporter quelques éclaircissements sur les thèses théologiques qui sous-tendent mon projet de séduction. Pierre, en effet, compare ma démarche à celle de Mr Keuner, créé par Bertolt Brecht :
Que faites-vous" demanda-t-on à monsieur K., «quand vous aimez quelqu'un ?»
«J'ébauche un portrait de lui», dit monsieur K., «et je prends soin qu'il lui ressemble.»
«Qui? le portrait ?» - «Non», dit monsieur K., «ce quelqu'un.»
Le rapprochement est pertinent, mais je dois y apporter quelques nuances car Mr Keuner obéit à des motivations qui ne sont pas les miennes. Car le «portrait» initial, il serait fallacieux de m’en attribuer la paternité. Mon activité, loin d’être assimilable à celle d’un artiste, prisonnier de ses propres représentations, s’apparente au labeur d’un traducteur, d’un exécuteur, ou pour user d’une analogie plus probante, celui d’un artisan humble et consciencieux s’appliquant à réaliser une commande qu’un maître lui aurait confiée, à partir d’un modèle prédéfini. Ce «modèle» préexiste et vit en Dieu (jusqu’au 14e siècle, la traduction usuelle du verset 4 du prologue johannique était la suivante : «Tout ce qui a été fait (est devenu), en Lui était vie et la vie était la Lumière des hommes»). Et ce modèle de la femme courtisée, c’est son idéalité, l’image divine que nous devons incarner dans sa vie.
J’ai donc une œuvre à accomplir : d’une jeune fille décevante sur bien des plans, faire surgir «ma» tradinette. Je dois réaliser l’adéquation entre la jeune fille de l’empirie et son portrait «idéal», les Pères grecs diraient : son «prototype» (ou son «archétype»). N’oublions pas que le créateur, en l’occurrence, c’est le Père. Dieu a créé toutes choses dans sa Sagesse, antérieure à la création du monde (Prov, 8:22). Cette sagesse-essence, est l’étoffe, la teneur, la richesse de Dieu, et, comme l’écrira Boulgakov, «l’unité englobante qui contient toute la plénitude du monde des idées». C’est pourquoi, affirme le théologien russe «les différentes espèces de créature ne représentent pas un nouveau type de formes que Dieu aurait prévues pour ainsi dire ad hoc, mais elles ont pour base des prototypes éternels et divins». Cette sagesse éternelle et incréée à laquelle s’originent les créatures ne parvient à l’existence que dans le Verbe, son suppôt : «par un seul et même Verbe, Dieu se profère Lui-même, ainsi que toutes ses créatures» écrit saint Anselme.
La perspective sophiologique suppose qu’en toute vie il y a un point de départ (la préexistence en tant qu’ «idée», «archétype» dans le Principe, dans le monde céleste : «On attribue à Dieu la perfection car toutes choses préexistent en Lui» écrit le Pseudo-Denys) et un but (la réalisation progressive dans l’éon créaturel de cette «idée», de cet «archétype» qui constitue en quelque sorte le sceau identificateur de la créature) : «Qui nous voit, écrit Frank-Duquesne, devrait pouvoir contempler ipso-facto, telle ou telle idée de Dieu». A travers le Jugement, affirme encore l’écrivain, «Dieu nous traite suivant l’être que nous étions éternellement dans le Verbe et celui que nous sommes devenus dans le temps». Déjà au XIVe siècle, Maître Eckhart distinguait l’existence des créatures en Dieu de leur existence ici-bas. Celle-ci, relative, imparfaite n’étant que le miroir déformant de celle-là, plus noble, plus belle.
Pour compléter mon exposé, il me faut maintenant expliciter la notion d’«idée», d’«archétype», fondement de mon projet séducteur. Prenons un simple verset, tiré du livre de la Sagesse dans la bible catholique (ou orthodoxe) et qui présuppose la thèse de la «préexistence». Voici ce qu’écrit Salomon : «J’étais un enfant d’un bon naturel et j’avais reçu en partage une bonne âme, ou plutôt étant bon, je vins à un corps sans souillure» (Sagesse, 8:19-20). Que doit-on entendre en l’occurrence par «âme» ? Que signifie sa préexistence ? S’agit-il d’une subsistance personnelle et consciente de l’âme ou d’une préexistence impersonnelle, comme idée, en Dieu, de telle créature déterminée ? Pour Frank-Duquesne, c’est bien entendu la seconde solution que nous devons adopter. Voici son commentaire : « Sagesse 8:20, écrit-il, s’éclaire si nous passons les sept versets suivants pour arriver au verset 8 du chapitre 9. Là Salomon s’adresse à Yahweh comme suit : “Tu m’as dit de bâtir un temple sur la montagne sainte…sur le modèle préparé par toi dès le principe”. C’est une allusion au sanctuaire céleste, que n’ont pas construit des mains humaines et que Dieu fit voir à Moïse “sur la montagne” (Exode, 25:9-40 ; 26:30 ; 1 Chron, 28:11-19). C’est une idée reprise par l’Épître aux hébreux et par l’Apocalypse (Hébr, 3:2-5 ; 9:11 ; Apoc, 13:6 ; 15:5). À huit versets de distance, par conséquent, le Livre de la Sagesse nous parle d’une âme préexistante, sans spécifier de quelle nature est cette substance, et d’un temple possédant de toute éternité, au sein de la Sagesse-principe, son essentielle réalité. Le Talmoud considère, lui aussi, le temple hiérosolymite comme le décalque créaturel d’un sanctuaire éternel, préexistant à la création dans l’esprit de Dieu. Il s’agit donc d’une préexistence impersonnelle, comme idée, comme archétype. On peut estimer qu’il en est de même pour l’âme de Salomon dans le texte ici discuté ».
Que faites-vous" demanda-t-on à monsieur K., «quand vous aimez quelqu'un ?»
«J'ébauche un portrait de lui», dit monsieur K., «et je prends soin qu'il lui ressemble.»
«Qui? le portrait ?» - «Non», dit monsieur K., «ce quelqu'un.»
Le rapprochement est pertinent, mais je dois y apporter quelques nuances car Mr Keuner obéit à des motivations qui ne sont pas les miennes. Car le «portrait» initial, il serait fallacieux de m’en attribuer la paternité. Mon activité, loin d’être assimilable à celle d’un artiste, prisonnier de ses propres représentations, s’apparente au labeur d’un traducteur, d’un exécuteur, ou pour user d’une analogie plus probante, celui d’un artisan humble et consciencieux s’appliquant à réaliser une commande qu’un maître lui aurait confiée, à partir d’un modèle prédéfini. Ce «modèle» préexiste et vit en Dieu (jusqu’au 14e siècle, la traduction usuelle du verset 4 du prologue johannique était la suivante : «Tout ce qui a été fait (est devenu), en Lui était vie et la vie était la Lumière des hommes»). Et ce modèle de la femme courtisée, c’est son idéalité, l’image divine que nous devons incarner dans sa vie.
J’ai donc une œuvre à accomplir : d’une jeune fille décevante sur bien des plans, faire surgir «ma» tradinette. Je dois réaliser l’adéquation entre la jeune fille de l’empirie et son portrait «idéal», les Pères grecs diraient : son «prototype» (ou son «archétype»). N’oublions pas que le créateur, en l’occurrence, c’est le Père. Dieu a créé toutes choses dans sa Sagesse, antérieure à la création du monde (Prov, 8:22). Cette sagesse-essence, est l’étoffe, la teneur, la richesse de Dieu, et, comme l’écrira Boulgakov, «l’unité englobante qui contient toute la plénitude du monde des idées». C’est pourquoi, affirme le théologien russe «les différentes espèces de créature ne représentent pas un nouveau type de formes que Dieu aurait prévues pour ainsi dire ad hoc, mais elles ont pour base des prototypes éternels et divins». Cette sagesse éternelle et incréée à laquelle s’originent les créatures ne parvient à l’existence que dans le Verbe, son suppôt : «par un seul et même Verbe, Dieu se profère Lui-même, ainsi que toutes ses créatures» écrit saint Anselme.
La perspective sophiologique suppose qu’en toute vie il y a un point de départ (la préexistence en tant qu’ «idée», «archétype» dans le Principe, dans le monde céleste : «On attribue à Dieu la perfection car toutes choses préexistent en Lui» écrit le Pseudo-Denys) et un but (la réalisation progressive dans l’éon créaturel de cette «idée», de cet «archétype» qui constitue en quelque sorte le sceau identificateur de la créature) : «Qui nous voit, écrit Frank-Duquesne, devrait pouvoir contempler ipso-facto, telle ou telle idée de Dieu». A travers le Jugement, affirme encore l’écrivain, «Dieu nous traite suivant l’être que nous étions éternellement dans le Verbe et celui que nous sommes devenus dans le temps». Déjà au XIVe siècle, Maître Eckhart distinguait l’existence des créatures en Dieu de leur existence ici-bas. Celle-ci, relative, imparfaite n’étant que le miroir déformant de celle-là, plus noble, plus belle.
Pour compléter mon exposé, il me faut maintenant expliciter la notion d’«idée», d’«archétype», fondement de mon projet séducteur. Prenons un simple verset, tiré du livre de la Sagesse dans la bible catholique (ou orthodoxe) et qui présuppose la thèse de la «préexistence». Voici ce qu’écrit Salomon : «J’étais un enfant d’un bon naturel et j’avais reçu en partage une bonne âme, ou plutôt étant bon, je vins à un corps sans souillure» (Sagesse, 8:19-20). Que doit-on entendre en l’occurrence par «âme» ? Que signifie sa préexistence ? S’agit-il d’une subsistance personnelle et consciente de l’âme ou d’une préexistence impersonnelle, comme idée, en Dieu, de telle créature déterminée ? Pour Frank-Duquesne, c’est bien entendu la seconde solution que nous devons adopter. Voici son commentaire : « Sagesse 8:20, écrit-il, s’éclaire si nous passons les sept versets suivants pour arriver au verset 8 du chapitre 9. Là Salomon s’adresse à Yahweh comme suit : “Tu m’as dit de bâtir un temple sur la montagne sainte…sur le modèle préparé par toi dès le principe”. C’est une allusion au sanctuaire céleste, que n’ont pas construit des mains humaines et que Dieu fit voir à Moïse “sur la montagne” (Exode, 25:9-40 ; 26:30 ; 1 Chron, 28:11-19). C’est une idée reprise par l’Épître aux hébreux et par l’Apocalypse (Hébr, 3:2-5 ; 9:11 ; Apoc, 13:6 ; 15:5). À huit versets de distance, par conséquent, le Livre de la Sagesse nous parle d’une âme préexistante, sans spécifier de quelle nature est cette substance, et d’un temple possédant de toute éternité, au sein de la Sagesse-principe, son essentielle réalité. Le Talmoud considère, lui aussi, le temple hiérosolymite comme le décalque créaturel d’un sanctuaire éternel, préexistant à la création dans l’esprit de Dieu. Il s’agit donc d’une préexistence impersonnelle, comme idée, comme archétype. On peut estimer qu’il en est de même pour l’âme de Salomon dans le texte ici discuté ».