Pour rédiger cet article je me suis appuyé sur l'oeuvre de Joseph de Maistre et René Girard, et deux articles du CIEL consacrés à la question des sacrifices. Il est un extrait de ma thèse sur la Réversibilité.
Le mystère de la rédemption occupe une place centrale dans la pensée de Joseph de Maistre. C'est donc tout naturellement qu'il a été amené à réfléchir sur les sacrifices dont la diversité, loin de l'inciter à abandonner toute vue synthétique, le raffermit dans la conviction qu'il existe un principe commun qui rend justement possible l'élaboration d'une théorie des sacrifices. Elle donne un fondement au discours sacrificiel que les modernistes, hostiles à la théologie traditionnelle et qui s'efforcent de la disqualifier, ont exclu de la sotériologie. Le moderniste est persuadé que le sens le plus profond de la Rédemption est l'offrande d'amour pour les hommes et que, plus que la notion d'expiation et de rachat, c'est elle qui donne le secret de la mort de Jésus. Cette appréciation, fruit du subjectivisme sentimental, ne correspond en rien à la conception catholique de la mission salvifique du Christ. Qui veut l'appréhender au mieux gagne à se référer aux sacrifices rituels, des plus archaïques jusqu'aux holocaustes et aux sacrifices de la loi ancienne. Une certaine forme de comparatisme est donc légitime, comme le reconnaît le père Ephraem Chifley :
«S'il est vrai qu'à comparer le christianisme à des religions chrétiennes, on risque de tomber dans le syncrétisme et l'indifférentisme, tentations auxquelles on n'a pas toujours bien su bien résister ces derniers temps, c'est néanmoins un instinct purement catholique que d'étudier la nature crée comme un moyen de mieux comprendre la révélation surnaturelle du Christ» (R.P Ephraem Chifley, 3eme colloque du CIEL, octobre 1997).
De Maistre, par ce moyen, a montré que le sacrifice est la vertu de religion par excellence. Il faut être singulièrement obnubilé par la culture moderne pour contester cette évidence. L'idée de sacrifice est aussi vieille que l'humanité. C'est elle qui nous permet d'interpréter la mort de Jésus comme un sacrifice d'expiation offert au Père pour les péchés de la multitude. Le Sacrifice de la Croix apparaît comme le plus haut des sacrifices, dont tous les sacrifices antérieurs étaient la figure. Dans un hymne du missel traditionnel , l'auteur anonyme écrit :
«In figuris praesignatur, cum Isaac immolatur : Agnus paschae deputatur : datur manna patribus» ( Quand Isaac était immolé, quand l'agneau pascal était sacrifié, quand la manne était donnée à nos pères, c'étaient des signes qui le préfiguraient ).
A ce titre il faut noter que certaines analyses modernes s'accordent avec les intuitions de Joseph de Maistre. Les vues du professeur Spaeman sur la question des sacrifices méritent toute notre attention. Ainsi écrit-il : «Le geste du sacrifice remonte aux temps les plus anciens de l'humanité. Il ne doit rien à une réflexion basée sur des considérations rationnelles. Le concept de sacrifice ne précède pas le sacrifice, et las justifications données pour expliquer le sacrifice ne sont venues qu'après». Il ajoute après avoir cité une très bonne définition du sacrifice à laquelle nous renvoyons : «Comme je l'ai dit ces rites de sacrifice ne découlent pas de quelconques considérations théoriques. Les explications théoriques qui en sont données ne sont que des démarches a posteriori, et cela jusque et y compris la théorie de René Girard, aujourd'hui la plus importante quoi qu'aucunement satisfaisante. Sans doute cette théorie a t-elle l'avantage d'expliquer son propre caractère d'a posteriori. En effet selon René Girard, tous les sacrifices reposent sur le refoulement du mécanisme qui leur sert de base : la nécessité de maîtriser la violence destructrice» ( Robert Spaeman, 3eme colloque du CIEL, octobre 1997).
En effet René Girard dépasse les théories des rationalistes modernes, inaptes à appréhender la fonction des sacrifices. Ils ignorent ce qu'est la religion, composante ontologique de l'homme et, partant, les facteurs culturels et symboliques des identités collectives. Ce qui distingue René Girard de Joseph de Maistre, c'est en fait la fonction qu'ils attribuent aux sacrifices. Les notions de réparation, de satisfaction référées à la justice divine n'ont pas de place dans le système de René Girard dont les analyses ressortissent à l'anthropologie du religieux. De fait elles peuvent contredire les données de la théologie :
«Les théories médiévales et modernes de la rédemption vont toutes chercher du côté de Dieu, de son honneur, de sa justice ou même de sa colère, ce qui fait obstacle au salut. Elles ne réussissent pas à trouver l'obstacle là où elles devraient le chercher, dans l'humanité pécheresse, dans les rapports entre les hommes , dans le mimétisme conflictuel, qui est la même chose que Satan...C'est pourquoi même si elles sont théologiquement vraies, elles donnent une impression d'arbitraire et d'injustice envers l'humanité» (Je vois Satan tomber comme l'enfer, Grasset, p.232).
Pour expliquer le besoin de rédemption inscrit dans la nature humaine, René Girard se fonde sur sa théorie du désir mimétique et de la rivalité comme origine de la violence. La rivalité mimétique, lorsqu'elle s'emballe, engendre des crises qui se résolvent par le sacrifice d'une victime désignée, qui a pour effet de rétablir la paix et la cohésion de tous et de reritualiser les communautés déchirées. Le christianisme inverse le schéma religieux fondamental qui est celui de la violence collective contre une victime unique. Il enseigne que la victime est innocente et que c'est la foule qui est coupable. Marie Louise Martinez, une spécialiste de l'oeuvre de Girard, décrit avec précision ce cycle de la violence mimétique :
«Les hommes sont des modèles de désir les uns pour les autres mais cette imitation-admiration butte vite sur la rivalité lorsqu'elle n'est pas contenue et protégée par des barrières et des interdits. La rivalité pour les même objets ( d'avoir, d'amour, de savoir, de pouvoir...) vire très vite à la catastrophe. Elle débouche sur des conflits meurtriers entre individus ou communautés. La société est impossible tant que les hommes ne peuvent se réconcilier et pactiser. Le sacrifice d'un bouc émissaire (individu ou communauté) joue un rôle fondateur de la société et de la culture. C'est l'union sacré du « tous contre un » qui fédère et permet à la communauté de se ressouder dans l'unanimité autour de la victime et des mythes qui accompagnent le sacrifice. (...) En effet, tant que la relation entre les hommes est perturbée par des rivalités désordonnées de tous contre tous, la crise empêche le travail des institutions et la prospérité culturelle. La violence sacrificielle avec les rites qui la prolongent, les interdits qui la contiennent et le mythes qui la supportent, provoque une pacification qui autorise la reprise des échanges et la normalisation du travail. Les relations entre les hommes sont facilitées par la médiation du système sacral qui relient les hommes en instaurant entre eux des liens vivables... René Girard a montré que le christianisme avait opéré une critique radicale du sacré violent et du système sacrificiel..»(Marie Louise Martinez : L'évangile, la bonne nouvelle d'une contre-culture de paix, octobre 2000, Violence et sacré, site consacré à René Girard).
Dans le système Girardien la violence sacrificielle se manifeste dans des rites de pacification qui se distinguent des sacrifices propitiatoires décrits par Joseph de Maistre. Ceux-ci visent à satisfaire la justice divine par l'expiation du péché. Ils contiennent un élément d'oblation qui est complété par un acte d'immolation, l'effusion de sang étant une des conditions essentielles du rite. L'immolation de la victime traduit une volonté de satisfaction, de réparation. C'est la loi de la réversibilité qui fonde ces sacrifices : «Et aucune nation n'a douté qu'il y n'eût dans l'effusion du sang une vertu expiatoire. Or, ni la raison, ni la folie n'ont pu inventer cette idée, encore moins la faire adopter généralement. Elle a ses racines dans les dernières profondeurs de la nature humaine, et l'histoire, sur ce point, ne présente pas une seule dissonance dans l'univers. La théorie entière reposait sur le dogme de la réversibilité. On croyait ( comme on a cru, comme on croira toujours) que l'innocence pouvait payer pour le coupable» ( Eclaircissements sur les sacrifices).
Le coupable, c'est l'homme dont Maistre nous dit qu'il est «coupable par son principe sensible, par sa chair, par sa vie ». Le besoin de rédemption dérive de cette culpabilité native, tandis que dans le système de Girard il a ses racines dans le cycle des rivalités mimétiques. La diffusion des récits de la passion a permis de révéler le processus de la violence résultant des crises mimétiques : «En nous permettant d'accéder à l'intelligence du mécanisme victimaire et des cycles mimétiques, les récits de la Passion permettent aux hommes de révéler leur prison invisible et de comprendre leur besoin de rédemption» ( Je vois Satan tomber comme l'éclair, p.232).
Il n'est pas question de discuter de la validité des thèses de René Girard. Force est pourtant de constater qu'elles ne peuvent s'accorder avec la doctrine classique de la rédemption. Celle-ci nous oblige à considérer la satisfaction vicaire du Christ comme l'une des vérités fondamentales de la foi catholique. Il ne s'agit pas de céder à des tentations sacrales, ni de fausser l'interprétation des Evangiles et du corpus néo-testamentaire : «Dans sa prédication, Notre Seigneur parle aussi de sa relation à Dieu, de la nécessité de sa souffrance et de sa mort pour la rédemption de l'humanité. Ce que prêchaient les apôtres ce n'était pas le royaume de Dieu mais le kérygme du rachat et de la Résurrection» (R. P Ephraem Chifley). La théorie de la réversibilité développée par de Maistre est liée à cette représentation. Le Christ rédempteur seul la justifie. Le Sacrifice du Calvaire a dévoilé le véritable sens des rites sacrificiels pratiqués de tous temps, de ce que le genre humain a toujours confessé : «sa dégradation radicale, la réversibilité des mérites de l'innocence payant pour le coupable, et le salut par le sang» ( Eclaircissements ). Cette révélation nouvelle inspire au comte des lignes magnifiques :
«Le genre humain professait ces dogmes depuis sa chute, lorsque la grande victime, élevée pour attirer tout à elle, cria sur le Calvaire : Tout est consommé ! Alors le voile du temple étant déchiré, le grand secret du sanctuaire fut connu, autant qu'il pouvait l'être dans cet ordre des choses dont nous faisons partie. Nous comprîmes pourquoi l'homme avait toujours cru qu'une âme pouvait être sauvée par une autre, et pourquoi il avait toujours cherché sa régénération dans le sang» (Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, 9eme entretien).
Il est significatif que le voile du temple puisse aussi symboliser la rupture que René Girard établit entre le christianisme et les religions du monde extra-biblique. Robert Spaeman résume ainsi la thèse de M.Girard :
«Ce n'est que depuis que le Christ a assumé sans résistance le rôle de bouc émissaire que la chaîne de la violence a été rompue et qu'a été explicitée l'essence de ce rôle. Là seulement se révèle le vrai Dieu, lequel n'a rien à voir avec le prince de ce monde qui exige des sacrifices. Ce n'est qu'au moment où le rideau du temple se déchire que le sacral commence à livrer son ténébreux secret et à refluer devant la révélation du vrai Dieu. Ainsi la mort du Christ est la fin de tous les sacrifices- non pas cependant parce qu'elle parachève leur sens mais parce qu'elle révèle leur absurdité, leur non-sens. Dans ce sens, Girard s'inscrit dans la grande tradition gnostique qui commence avec Marcion et qui met sur le même plan le Dieu de l'Ancienne Alliance et le prince de ce monde, qui doit céder le pas au Père de Jésus-Christ»
Maistre, lui, postule une continuité entre les sacrifices anciens et le sacrifice fondateur du christianisme. Les premiers sont le «cri prophétique» que le Grand Sacrifice justifie. Dans cette vision, la nouvelle révélation correspond à une attente mystérieuse de tous les peuples. Cela revient à dire, comme le souligne le professeur Spaeman que «tous les autres sacrifices doivent être considérés comme des réalisations plus ou moins authentiques de ce "vrai sacrifice". Et une fois admis que les sacrifices de l'humanité ont leur origine non pas dans un concept mais dans un obscur pressentiment, on peut alors comprendre ce qui était ainsi pressenti ; cette ultime découverte c'est la rationabilis oblatio dont il est question dans la liturgie de la messe» (Robert Spaeman)
Le mystère de la rédemption occupe une place centrale dans la pensée de Joseph de Maistre. C'est donc tout naturellement qu'il a été amené à réfléchir sur les sacrifices dont la diversité, loin de l'inciter à abandonner toute vue synthétique, le raffermit dans la conviction qu'il existe un principe commun qui rend justement possible l'élaboration d'une théorie des sacrifices. Elle donne un fondement au discours sacrificiel que les modernistes, hostiles à la théologie traditionnelle et qui s'efforcent de la disqualifier, ont exclu de la sotériologie. Le moderniste est persuadé que le sens le plus profond de la Rédemption est l'offrande d'amour pour les hommes et que, plus que la notion d'expiation et de rachat, c'est elle qui donne le secret de la mort de Jésus. Cette appréciation, fruit du subjectivisme sentimental, ne correspond en rien à la conception catholique de la mission salvifique du Christ. Qui veut l'appréhender au mieux gagne à se référer aux sacrifices rituels, des plus archaïques jusqu'aux holocaustes et aux sacrifices de la loi ancienne. Une certaine forme de comparatisme est donc légitime, comme le reconnaît le père Ephraem Chifley :
«S'il est vrai qu'à comparer le christianisme à des religions chrétiennes, on risque de tomber dans le syncrétisme et l'indifférentisme, tentations auxquelles on n'a pas toujours bien su bien résister ces derniers temps, c'est néanmoins un instinct purement catholique que d'étudier la nature crée comme un moyen de mieux comprendre la révélation surnaturelle du Christ» (R.P Ephraem Chifley, 3eme colloque du CIEL, octobre 1997).
De Maistre, par ce moyen, a montré que le sacrifice est la vertu de religion par excellence. Il faut être singulièrement obnubilé par la culture moderne pour contester cette évidence. L'idée de sacrifice est aussi vieille que l'humanité. C'est elle qui nous permet d'interpréter la mort de Jésus comme un sacrifice d'expiation offert au Père pour les péchés de la multitude. Le Sacrifice de la Croix apparaît comme le plus haut des sacrifices, dont tous les sacrifices antérieurs étaient la figure. Dans un hymne du missel traditionnel , l'auteur anonyme écrit :
«In figuris praesignatur, cum Isaac immolatur : Agnus paschae deputatur : datur manna patribus» ( Quand Isaac était immolé, quand l'agneau pascal était sacrifié, quand la manne était donnée à nos pères, c'étaient des signes qui le préfiguraient ).
A ce titre il faut noter que certaines analyses modernes s'accordent avec les intuitions de Joseph de Maistre. Les vues du professeur Spaeman sur la question des sacrifices méritent toute notre attention. Ainsi écrit-il : «Le geste du sacrifice remonte aux temps les plus anciens de l'humanité. Il ne doit rien à une réflexion basée sur des considérations rationnelles. Le concept de sacrifice ne précède pas le sacrifice, et las justifications données pour expliquer le sacrifice ne sont venues qu'après». Il ajoute après avoir cité une très bonne définition du sacrifice à laquelle nous renvoyons : «Comme je l'ai dit ces rites de sacrifice ne découlent pas de quelconques considérations théoriques. Les explications théoriques qui en sont données ne sont que des démarches a posteriori, et cela jusque et y compris la théorie de René Girard, aujourd'hui la plus importante quoi qu'aucunement satisfaisante. Sans doute cette théorie a t-elle l'avantage d'expliquer son propre caractère d'a posteriori. En effet selon René Girard, tous les sacrifices reposent sur le refoulement du mécanisme qui leur sert de base : la nécessité de maîtriser la violence destructrice» ( Robert Spaeman, 3eme colloque du CIEL, octobre 1997).
En effet René Girard dépasse les théories des rationalistes modernes, inaptes à appréhender la fonction des sacrifices. Ils ignorent ce qu'est la religion, composante ontologique de l'homme et, partant, les facteurs culturels et symboliques des identités collectives. Ce qui distingue René Girard de Joseph de Maistre, c'est en fait la fonction qu'ils attribuent aux sacrifices. Les notions de réparation, de satisfaction référées à la justice divine n'ont pas de place dans le système de René Girard dont les analyses ressortissent à l'anthropologie du religieux. De fait elles peuvent contredire les données de la théologie :
«Les théories médiévales et modernes de la rédemption vont toutes chercher du côté de Dieu, de son honneur, de sa justice ou même de sa colère, ce qui fait obstacle au salut. Elles ne réussissent pas à trouver l'obstacle là où elles devraient le chercher, dans l'humanité pécheresse, dans les rapports entre les hommes , dans le mimétisme conflictuel, qui est la même chose que Satan...C'est pourquoi même si elles sont théologiquement vraies, elles donnent une impression d'arbitraire et d'injustice envers l'humanité» (Je vois Satan tomber comme l'enfer, Grasset, p.232).
Pour expliquer le besoin de rédemption inscrit dans la nature humaine, René Girard se fonde sur sa théorie du désir mimétique et de la rivalité comme origine de la violence. La rivalité mimétique, lorsqu'elle s'emballe, engendre des crises qui se résolvent par le sacrifice d'une victime désignée, qui a pour effet de rétablir la paix et la cohésion de tous et de reritualiser les communautés déchirées. Le christianisme inverse le schéma religieux fondamental qui est celui de la violence collective contre une victime unique. Il enseigne que la victime est innocente et que c'est la foule qui est coupable. Marie Louise Martinez, une spécialiste de l'oeuvre de Girard, décrit avec précision ce cycle de la violence mimétique :
«Les hommes sont des modèles de désir les uns pour les autres mais cette imitation-admiration butte vite sur la rivalité lorsqu'elle n'est pas contenue et protégée par des barrières et des interdits. La rivalité pour les même objets ( d'avoir, d'amour, de savoir, de pouvoir...) vire très vite à la catastrophe. Elle débouche sur des conflits meurtriers entre individus ou communautés. La société est impossible tant que les hommes ne peuvent se réconcilier et pactiser. Le sacrifice d'un bouc émissaire (individu ou communauté) joue un rôle fondateur de la société et de la culture. C'est l'union sacré du « tous contre un » qui fédère et permet à la communauté de se ressouder dans l'unanimité autour de la victime et des mythes qui accompagnent le sacrifice. (...) En effet, tant que la relation entre les hommes est perturbée par des rivalités désordonnées de tous contre tous, la crise empêche le travail des institutions et la prospérité culturelle. La violence sacrificielle avec les rites qui la prolongent, les interdits qui la contiennent et le mythes qui la supportent, provoque une pacification qui autorise la reprise des échanges et la normalisation du travail. Les relations entre les hommes sont facilitées par la médiation du système sacral qui relient les hommes en instaurant entre eux des liens vivables... René Girard a montré que le christianisme avait opéré une critique radicale du sacré violent et du système sacrificiel..»(Marie Louise Martinez : L'évangile, la bonne nouvelle d'une contre-culture de paix, octobre 2000, Violence et sacré, site consacré à René Girard).
Dans le système Girardien la violence sacrificielle se manifeste dans des rites de pacification qui se distinguent des sacrifices propitiatoires décrits par Joseph de Maistre. Ceux-ci visent à satisfaire la justice divine par l'expiation du péché. Ils contiennent un élément d'oblation qui est complété par un acte d'immolation, l'effusion de sang étant une des conditions essentielles du rite. L'immolation de la victime traduit une volonté de satisfaction, de réparation. C'est la loi de la réversibilité qui fonde ces sacrifices : «Et aucune nation n'a douté qu'il y n'eût dans l'effusion du sang une vertu expiatoire. Or, ni la raison, ni la folie n'ont pu inventer cette idée, encore moins la faire adopter généralement. Elle a ses racines dans les dernières profondeurs de la nature humaine, et l'histoire, sur ce point, ne présente pas une seule dissonance dans l'univers. La théorie entière reposait sur le dogme de la réversibilité. On croyait ( comme on a cru, comme on croira toujours) que l'innocence pouvait payer pour le coupable» ( Eclaircissements sur les sacrifices).
Le coupable, c'est l'homme dont Maistre nous dit qu'il est «coupable par son principe sensible, par sa chair, par sa vie ». Le besoin de rédemption dérive de cette culpabilité native, tandis que dans le système de Girard il a ses racines dans le cycle des rivalités mimétiques. La diffusion des récits de la passion a permis de révéler le processus de la violence résultant des crises mimétiques : «En nous permettant d'accéder à l'intelligence du mécanisme victimaire et des cycles mimétiques, les récits de la Passion permettent aux hommes de révéler leur prison invisible et de comprendre leur besoin de rédemption» ( Je vois Satan tomber comme l'éclair, p.232).
Il n'est pas question de discuter de la validité des thèses de René Girard. Force est pourtant de constater qu'elles ne peuvent s'accorder avec la doctrine classique de la rédemption. Celle-ci nous oblige à considérer la satisfaction vicaire du Christ comme l'une des vérités fondamentales de la foi catholique. Il ne s'agit pas de céder à des tentations sacrales, ni de fausser l'interprétation des Evangiles et du corpus néo-testamentaire : «Dans sa prédication, Notre Seigneur parle aussi de sa relation à Dieu, de la nécessité de sa souffrance et de sa mort pour la rédemption de l'humanité. Ce que prêchaient les apôtres ce n'était pas le royaume de Dieu mais le kérygme du rachat et de la Résurrection» (R. P Ephraem Chifley). La théorie de la réversibilité développée par de Maistre est liée à cette représentation. Le Christ rédempteur seul la justifie. Le Sacrifice du Calvaire a dévoilé le véritable sens des rites sacrificiels pratiqués de tous temps, de ce que le genre humain a toujours confessé : «sa dégradation radicale, la réversibilité des mérites de l'innocence payant pour le coupable, et le salut par le sang» ( Eclaircissements ). Cette révélation nouvelle inspire au comte des lignes magnifiques :
«Le genre humain professait ces dogmes depuis sa chute, lorsque la grande victime, élevée pour attirer tout à elle, cria sur le Calvaire : Tout est consommé ! Alors le voile du temple étant déchiré, le grand secret du sanctuaire fut connu, autant qu'il pouvait l'être dans cet ordre des choses dont nous faisons partie. Nous comprîmes pourquoi l'homme avait toujours cru qu'une âme pouvait être sauvée par une autre, et pourquoi il avait toujours cherché sa régénération dans le sang» (Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, 9eme entretien).
Il est significatif que le voile du temple puisse aussi symboliser la rupture que René Girard établit entre le christianisme et les religions du monde extra-biblique. Robert Spaeman résume ainsi la thèse de M.Girard :
«Ce n'est que depuis que le Christ a assumé sans résistance le rôle de bouc émissaire que la chaîne de la violence a été rompue et qu'a été explicitée l'essence de ce rôle. Là seulement se révèle le vrai Dieu, lequel n'a rien à voir avec le prince de ce monde qui exige des sacrifices. Ce n'est qu'au moment où le rideau du temple se déchire que le sacral commence à livrer son ténébreux secret et à refluer devant la révélation du vrai Dieu. Ainsi la mort du Christ est la fin de tous les sacrifices- non pas cependant parce qu'elle parachève leur sens mais parce qu'elle révèle leur absurdité, leur non-sens. Dans ce sens, Girard s'inscrit dans la grande tradition gnostique qui commence avec Marcion et qui met sur le même plan le Dieu de l'Ancienne Alliance et le prince de ce monde, qui doit céder le pas au Père de Jésus-Christ»
Maistre, lui, postule une continuité entre les sacrifices anciens et le sacrifice fondateur du christianisme. Les premiers sont le «cri prophétique» que le Grand Sacrifice justifie. Dans cette vision, la nouvelle révélation correspond à une attente mystérieuse de tous les peuples. Cela revient à dire, comme le souligne le professeur Spaeman que «tous les autres sacrifices doivent être considérés comme des réalisations plus ou moins authentiques de ce "vrai sacrifice". Et une fois admis que les sacrifices de l'humanité ont leur origine non pas dans un concept mais dans un obscur pressentiment, on peut alors comprendre ce qui était ainsi pressenti ; cette ultime découverte c'est la rationabilis oblatio dont il est question dans la liturgie de la messe» (Robert Spaeman)