Court récit sur l'Antéchrist (extraits et commentaires)



Court récit sur l'Antéchrist (extraits et commentaires)
Pour compléter ma recension du Court récit sur l'Antéchrist de Soloviev, il me semble nécessaire d'en présenter quelques extraits. Ce récit mêlant l'anticipation et la vision biblique, est relaté à la fin du dernier livre écrit par le penseur russe, Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion (edition Oeil, Sagesse chrétienne) où le motif eschatologique est prépondérant ...

Commençons par le portrait de l'Antéchrist :
« En ces temps là il y avait parmi les rares croyants spiritualistes un homme remarquable (...) il était encore jeune mais son génie supérieur lui avait valu vers l'âge de trente trois ans une réputation très large de libre-penseur, d'écrivain et d'homme public. Conscient de posséder en lui une grande force spirituelle, il s'était montré spiritualiste convaincu, et son intelligence claire lui indiquait toujours combien était vrai ce que l'on doit croire : le bien, Dieu, le Messie..Il croyait en cela mais ne s'aimait que lui-même. Il croyait en Dieu mais au fond de son coeur il ne pouvait s'empêcher de se préférer à lui (...) outre son génie exceptionnel, outre sa beauté et sa noblesse, la très grande tempérance, le désintéressement et la bienfaisance active dont il faisait preuve semblait justifier amplement l'amour propre de ce grand spiritualiste, ascète et philanthrope (...) Initialement il n'était pas non plus hostile à Jésus. Il reconnaissait sa dignité et sa signification messianique, mais sincèrement il ne voyait en lui que son plus grand prédécesseur (...) Mahomet aussi considérait ses rapports avec le Christ de façon semblable (...) Cet homme se préfèrera donc au Christ et se justifiera également par le raisonnement suivant : « Le christ en prêchant et en réalisant dans sa vie le bien moral, fut le réformateur de l'humanité, mais moi j'ai pour vocation d'être le bienfaiteur de cette humanité réformée et partiellement irréformable. Je donnerais à tous les homme ce qu'il leur faut. Le Christ en tant que moraliste, divisait les hommes selon le bien et le mal, je les réunirai par des biens qui sont tout aussi nécessaires aux bons qu'aux méchants. Je serai le véritable représentant de ce Dieu qui fait lever son soleil sur les justes et les pécheurs. Le Christ a apporté le glaive, j'apporterai la paix. Il a menacé la terre du jugement dernier, or le juge dernier ce sera moi, et mon jugement ne sera pas seulement de justice mais de charité. Il y aura aussi de la justice dans mon jugement et ne sera pas seulement de justice mais de charité. Il Y aura aussi de la justice dans mon jugement, cependant ce ne sera pas une justice de rétribution mais une justice de répartition. Je distinguera chacun d'entre eux et je lui donnerai ce qu'il lui faut »...
Alain Besancon, dans son ouvrage la falsification du bien, Soloviev et Orwel, montre combien l'Antéchrist solovievien est différent du Grand Inquisiteur dostoïevskien. En effet ces deux figures « ne s'opposent pas au même Christ. L'inquisiteur s'oppose au Christ romantique auquel adhérait Dostoïevski, doux, impuissant, évanescent. Il vaut accomplir les buts que le Christ a été incapable d'atteindre. Aussi est-il puissant, autoritaire, totalitaire. L'Antéchrist solovievien s'oppose au Christ de la théologie traditionnelle, maître de l'histoire, tout-puissant, porteur du glaive, qui par le feu, juge les vivants et les morts. Aussi, bien qu'il use de toutes les armes de la puissance temporelle, est-il persuasif, large d'esprit, libéral, progressiste»

Son livre, «La voie ouverte vers la paix et la prospérité universelles» inspiré par l'esprit démoniaque, connaît un succès foudroyant. C'est un best-seller universel, englobant tout, conciliant toutes les contradictions, alliant la liberté de pensée la plus complète et l'intelligence de toute mystique, l'individualisme absolu et le don de soi au bien général; ce livre soulève l'enthousiasme des intellectuels et fait les délices de la presse mondiale. «Tel est le succès des gnoses note besancon : elles se répandent comme une traînée de poudre. Elles plaisent aux doctes, car elles promettent un savoir supérieur, et elles plaisent aux ignorants car elles fournissent une doctrine facile et assimilable sans effort. Elle explique tout, elle est "la révélation de la vérité absolue"..Tous s'écrient : "Voilà un idéal qui n'est pas une utopie"».

Quelques personnes pieuses, «tout en couvrant le livre d'éloges», remarquent alors que le nom du Christ n'est même pas mentionné. Peu importe leur rétorquent d'autres chrétiens enthousiastes, «du moment que la substance du livre est empreinte de l'esprit authentiquement chrétien d'amour agissant et de bienveillance universelle, que voulez-vous de plus ?»

Peu de temps après, l' Antéchrist, «l'homme-qui-vient», grâce à l'influence des franc-maçons initiés siégeant au Comité Permanent Universel, est élu président à vie des Etats-Unis d'Europe puis Empereur romain. Le grand élu (lui-même franc-maçon) fait alors paraître un manifeste commençant par ses mots : «Peuples de la terre, je vous donne ma paix »...Il établit «l'égalité absolue entre tous les hommes – l'égalité de la satiété générale »..Il n'est pas jusqu'aux animaux qui ne jouissent de la protection universelle.
Pour résoudre la question religieuse, l'Empereur convoque un concile oecuménique à Jérusalem ( la Palestine est alors «un territoire autonome peuplé et gouverné presque exclusivement par les juifs»).
Suit le portrait des trois grands figures dominant le Concile, le Pape Pierre II, le starets Jean et le professeur Pauli...Comme le remarque Alain Besancon «dans les milieux de la « renaissance religieuse russe, c'était un cliché répandu que d'insister sur le caractère pétrinien des catholiques, Johannique des orthodoxes et paulinien des protestants. Le portrait que fait de chacun d'eux Soloviev, assez caricatural, pourrait sortir d'une fantaisie de Dostoïevski. Disons que Pierre II est une sorte de Pie IX outré, que Jean ressemble au starets Zossima des Karamazov et que Pauli est conforme à l'image du Herr Doktor Professor vu par le roman russe»...Ce que l'Empereur propose, en échange de la reconnaissance de son autorité suprême, aux trois confessions correspond à «des tentations historiques». La majorité des chrétiens y succombent...L'empereur annonce par exemple aux protestants la création d'un «institut mondial pour libre recherche sur l'écriture sainte sous tous les aspects et dans toutes les dimensions possibles, et pour l'étude de toutes les sciences auxiliaires, avec un budget annuel d'un million et demi de marks»

La suite est présentée par le théologien catholique Urs Von Balthasar qui a consacré un chapitre au penseur russe dans son oeuvre monumentale, La Gloire et la Croix :
«Le pape Pierre II, le patriarche Jean, le professeur Ernst Pauli opposent une résistance, et, sous la contrainte de la persécution, dans une situation de fin du monde, les trois églises s'unissent : le primat de Pierre est reconnu, les Eglises pauliniennes et johanniques entrent dans l'Eglise romaine. Les représentants de la chrétienté sont poursuivis et mis à mort mais se relèvent ; les derniers chrétiens errent dans le désert, les juifs se soulèvent, les chrétiens s'allient eux, ils sont massacrés, mais le Christ apparaît revêtu de la pourpre impériale, avec les stigmates dans ses mains étendues, pour régner avec les siens pendant mille ans.
Ce qui importe dans ce récit, ce ne sont pas les traits romanesques, c'est le fait que Soloviev abandonne allégrement à l'Antéchrist une grande partie de sa philosophie du processus du monde. Il n'a pas enlevé un iota à la réalité de ce processus, sauf sur un point : que ce dernier s'achève visiblement au sein de l'histoire : cela Soloviev y a renoncé. La moisson du monde sera engrangée, mais non par l'humanité elle-même : par le Christ qui, seul, met tout le Royaume au pied de son Père. C'est lui l'intégration. Et quand nous croyons pouvoir reconnaître l'existence, au sein de l'histoire, de signes avant-coureurs de la fin, par exemple l'unification de la terre, ou que « toute l'humanité se rassemble autour d'un centre invisible, mais puissant, de civilisation chrétienne», ils ne suffisent pas à nous procurer une vue d'ensemble sur le processus historique, du point de vue de Dieu. A cet égard Soloviev s'est incliné devant la Croix qui régit tout» (p.230)

29/01/2004
Sombreval





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