La lecture d'un ouvrage du père Men, assassiné en 1990 à coups de haches par des inconnus, m'a incité à rédiger un petit article sur le philosophe russe Nicolas Berdiaev et en particulier sur sa conception de la "divino-humanité" qui ressortit au personnalisme.
Il convient d'abord d'éclairer ce concept à la lumière de la doctrine de la rédemption. Dans la conception orthodoxe du salut il ne s'agit pas seulement de rédemption, inclusive de l'idée de rachat et d'expiation, mais de «transfiguration» et de «déification» : Dieu s'est fait homme pour que l'homme puisse devenir Dieu. L'oeuvre du Christ pour Berdiaev n'est pas seulement rédemption mais déification, qui rend à l'homme son statut de créateur créé. Cette conception de l' «humano-divinité», d'inspiration patristique, n'a rien à voir avec l'humanisme imbécile et totalitaire qui subjugue nos contemporains. Sans doute aurait-il souscrit à cette analyse d'Henri de Lubac :
« L'humanisme qui, fuyant tout absolu comme arbitraire, s'enferme dans ce qu'il lui plaît d'appeler l'humain, il doit renoncer à comprendre ; ou bien, faisant de la perspective "humaine" un absolu, il n'échappe pas plus qu'un autre à l'arbitraire,- et peut-être y échappe-t-il moins que tous. Peut-être une certaine manière de ne s'intéresser qu'à l'homme, en refusant d'envisager dans tout son sérieux le problème que l'homme se pose à lui-même, est-il la pire trahison de l'homme» ( Préface d'A.Ravier, La mystique et les mystiques, Paris, 1965, p.11). Berdiaev appelle à une nouvelle Renaissance où l'humain s'affirmerait sans se séparer du divin.
Cette conception peut induire un déni de la justice divine car elle subordonne la rédemption à la transfiguration de l'homme. Ce «philosophe de la liberté», qui fait peu de cas du besoin de rédemption inscrit dans la nature humaine, refuse l'idée d'un Dieu offensé par le péché, l'idée de réparation, et à la morale canonique, facteur de soumission, il oppose la morale créatrice, seule susceptible d'élever l'homme, d'opérer sa transfiguration. Il en vient donc à dénoncer ces sociomorphismes qui «expriment la relation entre Dieu et l'homme en termes de pouvoir, de jugement au sens pauvrement juridique, de châtiment, donc du côté humain, de servilité et de peur..» (Olivier Clément, Berdiaev, Desclée, p.182).
Pour lui la Croix du Christ est d'abord victorieuse et vivifiante. Dans La création et la morale il stigmatise la morale entendue comme soumission à la «loi moyenne», comme entrave à l'action créatrice. Le prêtre orthodoxe, Alexandre Men, a mis en lumière un des thèmes majeurs de la philosophie de Berdiaev : le conflit entre salut et création :
«Certains chrétiens considèrent que le plus important est le perfectionnement intérieur, donc le mouvement vers le salut, et ils rejettent tout le reste. Pour eux, la puissance créatrice de l'homme est restée dans le monde, en dehors de l'Église, comme privée de l'esprit, de la lumière contenue dans la dynamique des évangiles. Sous l'influence de cette vision des choses, l'homme, curieusement, s'est mis à s'abaisser. L'humilité - ce grand mot dont nous parle le Christ - est devenue synonyme de compromis, de pitoyable esprit de conciliation, d'accord avec le mal : s'humilier, c'est reconnaître le mal. D'où la non-acceptation des protestations, quelles qu'elles soient, le refus de tout geste audacieux. Il y a dans cette conception un abaissement de l'homme qui pique au vif Berdiaev. D'une part, dit-il, toute relation avec le mal profite, en fin de compte, au mal ; bien que le Christ dise de lui-même qu'il est doux et humble de coeur, il n'a jamais enseigné à pactiser avec le mal. D'autre part, pour lui, la foi et la spiritualité doivent élever l'homme, le redresser, parce que l'homme est l'image de Dieu, un être supérieur. L'Évangile contient aussi un enseignement sur l'homme. Il parle de la grandeur de l'homme sur lequel tombe la lumière du ciel. C'est pourquoi Berdiaev définit l'humilité tout autrement, comme une ouverture à tout, comme la disposition à accepter un autre point de vue, à écouter, à entendre la voix de l'homme et la voix de Dieu. L'humilité est aux antipodes de l'orgueil qui n'entend que lui-même. L'orgueil est refermé sur soi, il se dévore, il vit dans son monde, dans sa prison. Berdiaev a essayé de trouver l'unité entre les différents courants antagonistes qui déchiraient l'Église. Malheureusement, la tendance au conflit demeure encore aujourd'hui...»
En effet pour Berdiaev, et c'est le sens de cette compromission avec le mal, «la morale, semblable en cela avec les dogmes, est plus prompte à reconnaître le mal qu'à créer une vérité supérieure de vie». La vie morale créatrice s'oppose à la morale chrétienne traditionnelle qui s'est édifiée presque exclusivement sur «la peur et le souci de la salvation de l'âme... Une peur panique de sa perte abaisse l'homme et s'avère finalement opposée à toute morale et à toute religion. Une telle peur est sans noblesse. Un tremblement éternel au sujet de son âme réduit à néant dans l'homme la ressemblance de dieu. L'homme est prêt, par peur, à renoncer, à toute valeur créatrice à condition de ne pas se détruire. C'est une forme particulièrement stérile de l'égoïsme religieux...»(Le sens de la création). La morale de l'espèce, la morale canonique, doit céder le pas à la morale de la divino-humanité, conçue comme création et non comme obéissance.
La religion chrétienne doit libérer les forces créatrices, imprégner la culture profane. Ravalée à un platonisme dégénéré, elle se ferme aux activités humaines et condamne à la démission ou à l'impuissance ceux-là mêmes qui aspirent à la servir. Pour le Père Men,
«les deux tendances apparemment antagonistes et irréconciliables dont nous avons parlé - un christianisme qui n'est pas du monde et nie la culture, un autre christianisme qui tend à participer à la création culturelle - ont autrefois été unies dans l'Église. Mais il y a longtemps. Quand, pour la première fois, le christianisme est descendu dans l'arène du monde antique, il s'est trouvé confronté à cette question : que faire de cet héritage ? Que faire de la philosophie, de l'art, de la littérature, de l'immense édifice de la culture antique? Tout cela n'est-il que déchets ? Tout cela a-t-il fait son temps ? Faut-il tout liquider?
Nombreuses étaient les personnes de cet avis, prêtes à agir dans ce sens. Mais la réponse des "classiques" de la pensée chrétienne - ceux qu'on appelle les Pères de l'Église - fut, à l'inverse, positive. Le christianisme peut et doit être ouvert à toutes ces activités. C'est parce qu'ils étaient ouverts que les pères de l'Église ont été le plus souvent des écrivains, des penseurs, des poètes, des personnalités publiques qui ont marqué leur temps. Ils ne considéraient pas les activités humaines et les problèmes du monde comme étrangers ou indignes du christianisme. Ainsi, saint Jean Chrisostome non seulement a réfléchi sur l'inégalité, mais il a combattu l'oppression sociale, la répartition injuste des biens matériels. Au IVe siècle, saint Augustin écrit qu'un État sans loi ne diffère en rien d'une bande de brigands. Saint Basile le Grand , lui, publie un texte consacré spécialement à la valeur de la littérature païenne pour les jeunes chrétiens. Vous trouverez également chez saint Grégoire le Théologien de merveilleuses lettres humoristiques, des vers qu'il écrivait à son ami. [...]» .
Il ajoute : «Depuis la fin du siècle passé, on observe un retour de la pensée chrétienne à la tradition des Pères de l'Église ; c'est, en fait, le retour du christianisme à un modèle ouvert, qui participe à tout le mouvement de la société humaine. Berdiaev a appelé ce processus «l'ecclésialisation du monde». Comprenons-nous bien : ce mot ne signifie pas que certains éléments historiques de l'Église sont imposés à la culture profane mondiale. Non, cela veut dire que le profane n'existe pas. Toutes les formes d'art et les aspects les plus divers de la création sont concernés. Le christianisme ne craint rien de tout cela. Il est ouvert. Le modèle étroit, détaché du monde, est un héritage du passé; c'est le Moyen Âge - au sens négatif du mot - qui, malheureusement, perdure encore aujourd'hui ; souvent il attire les néophytes qui ont l'impression de devenir de véritables chrétiens en mettant sur la tète un fichu noir et en trottant menu comme un volatile. Rien de tout cela n'est nécessaire. Ce n'est qu'une parodie, une caricature...» (Le christianisme ne fait que commencer, Cerf).
Pour Berdiaev, si le chrétien a abdiqué sa liberté créatrice, c'est qu'il est devenu l'esclave de l'Etre. L'esprit de soumission, en effet, tient au primat de l'ontologisme sur le personnalisme, de l'Etre sur la liberté. L'onto-théologie, subordonnant le singulier, la particulier, à l'universel, est pour Berdiaev une cause d'asservissement de l'homme. Ce sujet nous intéresse doublement car nous ne sommes pas sans savoir que les concepts saintpiedistes ( l'homme au service de l'Eglise, l'Eglise au service de Dieu), mais aussi la philosophie morale et sociale dont se réclame le traditionaliste, dérivent de la métaphysique de l'être. Les vues personnalistes se heurtent de fait à l'ontologisme qui fait dériver la liberté d'un Etre abstrait, produit de l'"objectivisation", de la pensée constructive, dépourvu de toute existence intérieure, c'est à dire de l'Etre éternel et infini, l'ipsum esse per subsistens qui maintient par bonté toutes choses dans l'être. Pour Berdiaev, «ce qui fait la dignité d'un être concret, de la personne humaine lui vient non pas d'un univers idéal auquel il serait subordonné, mais de son univers intérieur, de l'univers dont il s'est pénétré, en lui imprimant une forme personnelle. L'Etre concret, la personne humaine ignore la soumission à un Etre quelconque. Cette soumission est une invention de la conscience servile» (De l'esclavage et de la liberté de l'homme. Etre et liberté). Le personnalisme auquel Berdiaev rattache sa conception de la "divino-humanité" est incompatible avec l'ontologisme, fondé sur une conception intellectualiste de l'Etre. Le conflit entre ces deux philosophies est inévitable :
«D'après l'un(e), il existerait un ordre d'Etre invariable, éternel, rationnel, s'exprimant également dans l'ordre social, qui ne serait pas une création humaine et auquel les hommes doivent par conséquent se soumettre; d'après l'autre les bases de la vie cosmique et sociale, frappées de déchéance, loin d'être éternelles et imposées d'en haut, subiraient des variations que leur imprime l'activité créatrice de l'homme. Le premier de ces point est celui de l'asservissement, le second, celui de la libération de l'homme. L'ontologisme est une connaissance impersonnelle, fondée sur une vérité impersonnelle. Il n'existe pas d'harmonie préétablie de l'Etre, d'unité du Tout, en tant que vérité, bien, justice..»
A suivre...
Un lien :
Quelques aperçus sur le père Alexandre Men : ICI
Il convient d'abord d'éclairer ce concept à la lumière de la doctrine de la rédemption. Dans la conception orthodoxe du salut il ne s'agit pas seulement de rédemption, inclusive de l'idée de rachat et d'expiation, mais de «transfiguration» et de «déification» : Dieu s'est fait homme pour que l'homme puisse devenir Dieu. L'oeuvre du Christ pour Berdiaev n'est pas seulement rédemption mais déification, qui rend à l'homme son statut de créateur créé. Cette conception de l' «humano-divinité», d'inspiration patristique, n'a rien à voir avec l'humanisme imbécile et totalitaire qui subjugue nos contemporains. Sans doute aurait-il souscrit à cette analyse d'Henri de Lubac :
« L'humanisme qui, fuyant tout absolu comme arbitraire, s'enferme dans ce qu'il lui plaît d'appeler l'humain, il doit renoncer à comprendre ; ou bien, faisant de la perspective "humaine" un absolu, il n'échappe pas plus qu'un autre à l'arbitraire,- et peut-être y échappe-t-il moins que tous. Peut-être une certaine manière de ne s'intéresser qu'à l'homme, en refusant d'envisager dans tout son sérieux le problème que l'homme se pose à lui-même, est-il la pire trahison de l'homme» ( Préface d'A.Ravier, La mystique et les mystiques, Paris, 1965, p.11). Berdiaev appelle à une nouvelle Renaissance où l'humain s'affirmerait sans se séparer du divin.
Cette conception peut induire un déni de la justice divine car elle subordonne la rédemption à la transfiguration de l'homme. Ce «philosophe de la liberté», qui fait peu de cas du besoin de rédemption inscrit dans la nature humaine, refuse l'idée d'un Dieu offensé par le péché, l'idée de réparation, et à la morale canonique, facteur de soumission, il oppose la morale créatrice, seule susceptible d'élever l'homme, d'opérer sa transfiguration. Il en vient donc à dénoncer ces sociomorphismes qui «expriment la relation entre Dieu et l'homme en termes de pouvoir, de jugement au sens pauvrement juridique, de châtiment, donc du côté humain, de servilité et de peur..» (Olivier Clément, Berdiaev, Desclée, p.182).
Pour lui la Croix du Christ est d'abord victorieuse et vivifiante. Dans La création et la morale il stigmatise la morale entendue comme soumission à la «loi moyenne», comme entrave à l'action créatrice. Le prêtre orthodoxe, Alexandre Men, a mis en lumière un des thèmes majeurs de la philosophie de Berdiaev : le conflit entre salut et création :
«Certains chrétiens considèrent que le plus important est le perfectionnement intérieur, donc le mouvement vers le salut, et ils rejettent tout le reste. Pour eux, la puissance créatrice de l'homme est restée dans le monde, en dehors de l'Église, comme privée de l'esprit, de la lumière contenue dans la dynamique des évangiles. Sous l'influence de cette vision des choses, l'homme, curieusement, s'est mis à s'abaisser. L'humilité - ce grand mot dont nous parle le Christ - est devenue synonyme de compromis, de pitoyable esprit de conciliation, d'accord avec le mal : s'humilier, c'est reconnaître le mal. D'où la non-acceptation des protestations, quelles qu'elles soient, le refus de tout geste audacieux. Il y a dans cette conception un abaissement de l'homme qui pique au vif Berdiaev. D'une part, dit-il, toute relation avec le mal profite, en fin de compte, au mal ; bien que le Christ dise de lui-même qu'il est doux et humble de coeur, il n'a jamais enseigné à pactiser avec le mal. D'autre part, pour lui, la foi et la spiritualité doivent élever l'homme, le redresser, parce que l'homme est l'image de Dieu, un être supérieur. L'Évangile contient aussi un enseignement sur l'homme. Il parle de la grandeur de l'homme sur lequel tombe la lumière du ciel. C'est pourquoi Berdiaev définit l'humilité tout autrement, comme une ouverture à tout, comme la disposition à accepter un autre point de vue, à écouter, à entendre la voix de l'homme et la voix de Dieu. L'humilité est aux antipodes de l'orgueil qui n'entend que lui-même. L'orgueil est refermé sur soi, il se dévore, il vit dans son monde, dans sa prison. Berdiaev a essayé de trouver l'unité entre les différents courants antagonistes qui déchiraient l'Église. Malheureusement, la tendance au conflit demeure encore aujourd'hui...»
En effet pour Berdiaev, et c'est le sens de cette compromission avec le mal, «la morale, semblable en cela avec les dogmes, est plus prompte à reconnaître le mal qu'à créer une vérité supérieure de vie». La vie morale créatrice s'oppose à la morale chrétienne traditionnelle qui s'est édifiée presque exclusivement sur «la peur et le souci de la salvation de l'âme... Une peur panique de sa perte abaisse l'homme et s'avère finalement opposée à toute morale et à toute religion. Une telle peur est sans noblesse. Un tremblement éternel au sujet de son âme réduit à néant dans l'homme la ressemblance de dieu. L'homme est prêt, par peur, à renoncer, à toute valeur créatrice à condition de ne pas se détruire. C'est une forme particulièrement stérile de l'égoïsme religieux...»(Le sens de la création). La morale de l'espèce, la morale canonique, doit céder le pas à la morale de la divino-humanité, conçue comme création et non comme obéissance.
La religion chrétienne doit libérer les forces créatrices, imprégner la culture profane. Ravalée à un platonisme dégénéré, elle se ferme aux activités humaines et condamne à la démission ou à l'impuissance ceux-là mêmes qui aspirent à la servir. Pour le Père Men,
«les deux tendances apparemment antagonistes et irréconciliables dont nous avons parlé - un christianisme qui n'est pas du monde et nie la culture, un autre christianisme qui tend à participer à la création culturelle - ont autrefois été unies dans l'Église. Mais il y a longtemps. Quand, pour la première fois, le christianisme est descendu dans l'arène du monde antique, il s'est trouvé confronté à cette question : que faire de cet héritage ? Que faire de la philosophie, de l'art, de la littérature, de l'immense édifice de la culture antique? Tout cela n'est-il que déchets ? Tout cela a-t-il fait son temps ? Faut-il tout liquider?
Nombreuses étaient les personnes de cet avis, prêtes à agir dans ce sens. Mais la réponse des "classiques" de la pensée chrétienne - ceux qu'on appelle les Pères de l'Église - fut, à l'inverse, positive. Le christianisme peut et doit être ouvert à toutes ces activités. C'est parce qu'ils étaient ouverts que les pères de l'Église ont été le plus souvent des écrivains, des penseurs, des poètes, des personnalités publiques qui ont marqué leur temps. Ils ne considéraient pas les activités humaines et les problèmes du monde comme étrangers ou indignes du christianisme. Ainsi, saint Jean Chrisostome non seulement a réfléchi sur l'inégalité, mais il a combattu l'oppression sociale, la répartition injuste des biens matériels. Au IVe siècle, saint Augustin écrit qu'un État sans loi ne diffère en rien d'une bande de brigands. Saint Basile le Grand , lui, publie un texte consacré spécialement à la valeur de la littérature païenne pour les jeunes chrétiens. Vous trouverez également chez saint Grégoire le Théologien de merveilleuses lettres humoristiques, des vers qu'il écrivait à son ami. [...]» .
Il ajoute : «Depuis la fin du siècle passé, on observe un retour de la pensée chrétienne à la tradition des Pères de l'Église ; c'est, en fait, le retour du christianisme à un modèle ouvert, qui participe à tout le mouvement de la société humaine. Berdiaev a appelé ce processus «l'ecclésialisation du monde». Comprenons-nous bien : ce mot ne signifie pas que certains éléments historiques de l'Église sont imposés à la culture profane mondiale. Non, cela veut dire que le profane n'existe pas. Toutes les formes d'art et les aspects les plus divers de la création sont concernés. Le christianisme ne craint rien de tout cela. Il est ouvert. Le modèle étroit, détaché du monde, est un héritage du passé; c'est le Moyen Âge - au sens négatif du mot - qui, malheureusement, perdure encore aujourd'hui ; souvent il attire les néophytes qui ont l'impression de devenir de véritables chrétiens en mettant sur la tète un fichu noir et en trottant menu comme un volatile. Rien de tout cela n'est nécessaire. Ce n'est qu'une parodie, une caricature...» (Le christianisme ne fait que commencer, Cerf).
Pour Berdiaev, si le chrétien a abdiqué sa liberté créatrice, c'est qu'il est devenu l'esclave de l'Etre. L'esprit de soumission, en effet, tient au primat de l'ontologisme sur le personnalisme, de l'Etre sur la liberté. L'onto-théologie, subordonnant le singulier, la particulier, à l'universel, est pour Berdiaev une cause d'asservissement de l'homme. Ce sujet nous intéresse doublement car nous ne sommes pas sans savoir que les concepts saintpiedistes ( l'homme au service de l'Eglise, l'Eglise au service de Dieu), mais aussi la philosophie morale et sociale dont se réclame le traditionaliste, dérivent de la métaphysique de l'être. Les vues personnalistes se heurtent de fait à l'ontologisme qui fait dériver la liberté d'un Etre abstrait, produit de l'"objectivisation", de la pensée constructive, dépourvu de toute existence intérieure, c'est à dire de l'Etre éternel et infini, l'ipsum esse per subsistens qui maintient par bonté toutes choses dans l'être. Pour Berdiaev, «ce qui fait la dignité d'un être concret, de la personne humaine lui vient non pas d'un univers idéal auquel il serait subordonné, mais de son univers intérieur, de l'univers dont il s'est pénétré, en lui imprimant une forme personnelle. L'Etre concret, la personne humaine ignore la soumission à un Etre quelconque. Cette soumission est une invention de la conscience servile» (De l'esclavage et de la liberté de l'homme. Etre et liberté). Le personnalisme auquel Berdiaev rattache sa conception de la "divino-humanité" est incompatible avec l'ontologisme, fondé sur une conception intellectualiste de l'Etre. Le conflit entre ces deux philosophies est inévitable :
«D'après l'un(e), il existerait un ordre d'Etre invariable, éternel, rationnel, s'exprimant également dans l'ordre social, qui ne serait pas une création humaine et auquel les hommes doivent par conséquent se soumettre; d'après l'autre les bases de la vie cosmique et sociale, frappées de déchéance, loin d'être éternelles et imposées d'en haut, subiraient des variations que leur imprime l'activité créatrice de l'homme. Le premier de ces point est celui de l'asservissement, le second, celui de la libération de l'homme. L'ontologisme est une connaissance impersonnelle, fondée sur une vérité impersonnelle. Il n'existe pas d'harmonie préétablie de l'Etre, d'unité du Tout, en tant que vérité, bien, justice..»
A suivre...
Un lien :
Quelques aperçus sur le père Alexandre Men : ICI