Le vertige devant les mots
Cioran n'a eu de cesse de dénoncer dans ses essais l'idolâtrie du langage au nom de la lucidité. Cet écrivain qui a porté la langue française au plus haut point de perfection, assimilait le culte du style à une « superstition ». L'exercice de la lucidité, en effet, a pour effet de vider le mot de sa substance, de percer sa nullité. Le poète, véritable idolâtre du verbe, l'extrait du néant pour le convertir en absolu : «Inventer poétiquement, c'est être un complice et un fervent du verbe, un faux nihiliste : toute démiurgie verbale se développe au détriment de la lucidité » écrit-il dans La tentation d'exister. Le nihiliste, lui, ne peut atteindre à la démiurgie verbale car le mot représente pour lui le symbole du rien. C'est l'écrivain nihiliste qui s'exprime dans ce passage du Précis de décomposition : «Il y a quelque chose qui concurrence la grue la plus sordide, quelque chose de sale, d'usé, de déconfit, et qui excite et déconcerte la rage...c'est le mot...et je rêve d'un assassin de tous les mots et de tous les adjectifs, de tous ces rots honorables». Les mots nous rivent aux choses. Ce sont des « fictions puériles et indécentes ». Pour Cioran, l'expression est une manifestation de notre souillure initiale, la négation même du paradis. La tentation du silence dérive de la nostalgie du paradis perdu, assimilé (hélas) au Vide et au Néant, la plénitude étant pour lui dans la direction de la plus grande vacuité : «De toutes façons ils ne pourront jamais comprendre notre désir d'échapper au surmenage du moi, de nous arrêter au seuil de la conscience et de ne jamais y pénétrer, de nous tapir au plus profond du silence primordial, dans la béatitude inarticulée, dans la douce stupeur où gisait la création avant le fracas du verbe». Ou encore : «Nous mourrons en proportion des mots que nous jetons autour de nous. La vie n'est que cette impatience de déchoir, de prostituer les solitudes virginales de l'âme par le dialogue, négation immémoriale et quotidienne du paradis».
Le sage ne peut accéder à la «délivrance» si sa perception de l'irréalité épargne les mots : « Celui qui fait fond sur eux, fût-il au fait de toutes les sagesses, reste dans la servitude et l'ignorance». Ce sont les mots qui nous enchaînent encore au monde, qui nous affilient aux choses. Si l'écrivain fait l'apologie du «raté», c'est qu'il représente pour lui le type de l'individu irréalisé. La stérilité est chez lui signe d'éveil, de maturité, de lucidité. Il répugne à produire, à commettre des livres car il perçoit mieux que quiconque l'indigence, la misère des mots. Ecrire, c'est croire à la réalité des mots, se complaire dans l'illusion. Effaré par l'inanité de tout ce que nous accomplissons, le raté de Cioran se met délibérément à l'écart de tout. Les vérités dont il se prévaut nuisent à l'acte, et plus encore à l'acte d'écrire. La lucidité le condamne à la stérilité, le condamne au silence : «S'il avait pondu des livres, s'il avait eu la malchance de se réaliser, nous ne serions pas en train de parler de lui pendant des heures. L'avantage d'être quelqu'un est plus rare que celui d'oeuvrer. Produire est facile, ce qui est difficile, c'est de dédaigner faire usage de ses dons» (De l'inconvénient d'être né)
Le sage ne peut accéder à la «délivrance» si sa perception de l'irréalité épargne les mots : « Celui qui fait fond sur eux, fût-il au fait de toutes les sagesses, reste dans la servitude et l'ignorance». Ce sont les mots qui nous enchaînent encore au monde, qui nous affilient aux choses. Si l'écrivain fait l'apologie du «raté», c'est qu'il représente pour lui le type de l'individu irréalisé. La stérilité est chez lui signe d'éveil, de maturité, de lucidité. Il répugne à produire, à commettre des livres car il perçoit mieux que quiconque l'indigence, la misère des mots. Ecrire, c'est croire à la réalité des mots, se complaire dans l'illusion. Effaré par l'inanité de tout ce que nous accomplissons, le raté de Cioran se met délibérément à l'écart de tout. Les vérités dont il se prévaut nuisent à l'acte, et plus encore à l'acte d'écrire. La lucidité le condamne à la stérilité, le condamne au silence : «S'il avait pondu des livres, s'il avait eu la malchance de se réaliser, nous ne serions pas en train de parler de lui pendant des heures. L'avantage d'être quelqu'un est plus rare que celui d'oeuvrer. Produire est facile, ce qui est difficile, c'est de dédaigner faire usage de ses dons» (De l'inconvénient d'être né)
Le sceptique, tel que le représente Cioran, se détourne avec horreur du mot. La lucidité qu'il cultive ruine toute complicité avec le verbe. Pourtant, Valery qui vivait selon Cioran dans l'obsession de ne pas être dupe, sacrifiait à la «superstition du style» car il assimilait le langage à une réalité absolue. Sa perception de l'irréalité embrassait tout, hormis l'univers du langage qu'il préservait des ravages de la lucidité. Voici un passage de l'essai qu'il a écrit sur Valery qui a exercé une grande influence sur lui : «Un désabusement complet aurait du reste tué en lui non seulement l'homme de «pensée», comme il l'appelait quelque fois, mais perte plus grave, le jongleur, l'histrion du vocable. «La clairvoyance imperturbable» dont il rêvait, il n'y a pas atteint sans quoi son «silence» se serait perpétué jusqu'à sa mort». Comme Cioran l'écrit lui-même dans La tentation d'exister, «le silence est insoutenable». Il l'est aussi pour le sceptique, le sage inaccompli auquel Cioran s'identifie, soumis à ses instincts qui ressurgissent à la faveur des pauses de la lucidité : «Vous dirais-je le fond de ma pensée ? tout mot est un mot de trop. Il s'agit pourtant d'écrire : écrivons, dupons-nous les uns les autres» écrit-il encore dans La tentation d'exister. L'écrivain, dans ses entretiens a souvent insisté sur les vertus salvatrices de l'écriture qui l'a maintes fois détourné de la tentation du suicide : «Ecrire si peu que ce soit, m'a aidé à passer d'une année à l'autre, car les obsessions exprimées restent affaiblies et en partie surmontées».
L'idolâtrie du langage se manifeste également dans la quête de la perfection stylistique. Tendre à cette perfection est le propre de ceux que ronge l'idée de la précarité des choses et de la mort : «Plus on est lésé par le temps, plus on veut y échapper. Ecrire une page sans défaut, une page seulement, vous élève au-dessus du devenir et de ses corruptions. On transcende la mort par la recherche de l'indestructible à travers le verbe, à travers le symbole même de la caducité».
L'idolâtrie du langage se manifeste également dans la quête de la perfection stylistique. Tendre à cette perfection est le propre de ceux que ronge l'idée de la précarité des choses et de la mort : «Plus on est lésé par le temps, plus on veut y échapper. Ecrire une page sans défaut, une page seulement, vous élève au-dessus du devenir et de ses corruptions. On transcende la mort par la recherche de l'indestructible à travers le verbe, à travers le symbole même de la caducité».
Tension vers le silence
Il est un thème qui parcourt toute l'oeuvre de Cioran, celui du silence : Ce silence qui, à l'égal de la solitude, nous relie à notre moi profond, nous ramène à l'essentiel : «La seule chose profonde, extraordinaire que l'homme ait découverte est le silence et c'est la seule chose à laquelle il ne peut tenir» écrit-il dans ses Cahiers. Cette obsession du silence a bien sûr sa propre traduction littéraire. Elle légitime et justifie son refus du verbiage, du touffu, de tout ce qu'il y a de superfétatoire dans une page, dans une phrase. Sa prédilection pour le fragment et l'aphorisme tient d'abord à l'aversion que lui inspire toutes les formes qui favorisent l'inflation verbale. Mais d'autres facteurs doivent être pris en compte. Sa passion du miniature, il la met sur le compte de la lassitude, d'une sécheresse intérieure mortelle à l'inspiration. L'ennui peut être aussi la cause de sa sujétion à une forme d'écriture caractérisée par l'incomplétude et la discontinuité : «L'ennui déclasse l'esprit, le rend superficiel, le mine de l'intérieur et le disloque. Néant en action, il saccage le cerveau et le réduit à un amas de concepts facturés». Pourtant ces arguments, souvent négatifs, ne présentent jamais l'aphorisme comme un choix esthétique pleinement assumé. Car la prolixité lui est à ce point insupportable que, hormis le poème et le fragment, tous les autres genres lui apparaissent comme des «impostures». Désireux de s'en tenir un mot essentiel, il écarte tous ceux qui surgissent d'une impulsion irréfléchie : «plus encore que dans le poème, c'est dans l'aphorisme que le mot est Dieu». L'amateur d'aphorisme n'a d'autre ambition que de progresser dans le laconisme, d'exceller dans l'art de la concision : « Qui prétend à un minimum de tenue, loin de craindre la stérilité, doit s'y appliquer au contraire, saboter les mots au nom du mot, pactiser avec le silence, ne s'en départir que pour mieux y retomber. La maxime qui relève d'un genre discutable, n'en constitue pas moins un exercice de pudeur, puisqu'elle permet que l'on s'arrache à l'inconvenance de la pléthore verbale» (Ecartelement).
Cioran s'est préparé au silence. L'évolution de son oeuvre en témoigne. Ce n'est pas la maladie qui l'a forcé à déposer la plume. Il avait déjà pris la résolution quelques années plus tôt de ne plus écrire. Il avait la hantise du mot de trop. Il se disait victime d'une sorte d'usure, de lassitude («La lucidité et la fatigue ont eu raison de moi affirmait-il dans un de ses derniers entretiens– j'entends une fatigue philosophique autant que biologique – quelque chose en moi s'est détraqué(...)Un seul livre aurait suffi. Je n'ai pas eu la sagesse de laisser inexploitées mes virtualités, comme les vrais sages que j'admire, ceux qui, délibérément, n'ont rien fait de leur vie»). Nul doute cependant que la vérité de Cioran résidait dans ce silence, le silence, la seule réalité, «l'unique forme d'expression» dont il perçait déjà la signification métaphysique dans son premier essai roumain, écrit à 21 ans :
« En arriver à ne plus apprécier que le silence, c'est réaliser l'expression essentielle du fait de vivre en marge de la vie. Chez les grands solitaires et les fondateurs de religions, l'éloge du silence a des racines plus profondes qu'on ne l'imagine. Il faut pour cela que la présence des hommes vous ait exaspéré, que la complexité des problèmes vous ait dégoûté au point que vous ne vous intéressiez plus qu'au silence et à ses cris.
La lassitude porte à un amour illimité du silence, car elle prive les mots de leur signification pour en faire des sonorités vides; les concepts se diluent, la puissance des expressions s'atténue, toute parole dite ou entendue repousse, stérile. Tout ce qui part vers l'extérieur, ou qui en vient, reste un murmure monocorde et lointain, incapable d'éveiller l'intérêt ou la curiosité. Il vous semble alors inutile de donner votre avis, de prendre position ou d'impressionner quiconque...» ( Sur les cimes du désespoir)
A découvrir : les lettres du père Molinié à Emil Cioran : Cliquez ici
Cioran s'est préparé au silence. L'évolution de son oeuvre en témoigne. Ce n'est pas la maladie qui l'a forcé à déposer la plume. Il avait déjà pris la résolution quelques années plus tôt de ne plus écrire. Il avait la hantise du mot de trop. Il se disait victime d'une sorte d'usure, de lassitude («La lucidité et la fatigue ont eu raison de moi affirmait-il dans un de ses derniers entretiens– j'entends une fatigue philosophique autant que biologique – quelque chose en moi s'est détraqué(...)Un seul livre aurait suffi. Je n'ai pas eu la sagesse de laisser inexploitées mes virtualités, comme les vrais sages que j'admire, ceux qui, délibérément, n'ont rien fait de leur vie»). Nul doute cependant que la vérité de Cioran résidait dans ce silence, le silence, la seule réalité, «l'unique forme d'expression» dont il perçait déjà la signification métaphysique dans son premier essai roumain, écrit à 21 ans :
« En arriver à ne plus apprécier que le silence, c'est réaliser l'expression essentielle du fait de vivre en marge de la vie. Chez les grands solitaires et les fondateurs de religions, l'éloge du silence a des racines plus profondes qu'on ne l'imagine. Il faut pour cela que la présence des hommes vous ait exaspéré, que la complexité des problèmes vous ait dégoûté au point que vous ne vous intéressiez plus qu'au silence et à ses cris.
La lassitude porte à un amour illimité du silence, car elle prive les mots de leur signification pour en faire des sonorités vides; les concepts se diluent, la puissance des expressions s'atténue, toute parole dite ou entendue repousse, stérile. Tout ce qui part vers l'extérieur, ou qui en vient, reste un murmure monocorde et lointain, incapable d'éveiller l'intérêt ou la curiosité. Il vous semble alors inutile de donner votre avis, de prendre position ou d'impressionner quiconque...» ( Sur les cimes du désespoir)
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