On comprend mieux les événements récents et les violentes polémiques qui ont accompagné le voyage de Benoît XVI en Afrique si l’on se souvient que le pape se présente comme un tenant de l’augustinisme platonicien. Le platonisme a tellement disparu de l’horizon de la modernité qu’une simple référence à la doctrine des idées, à un ordre éternel, préexistant, à des vérités immuables, peut être perçue comme un délire hallucinatoire. Alain Juppé a pu ainsi affirmer que le pape «vit dans une situation d’autisme totale». Rien n’est plus éloigné en effet de l’esprit bourgeois que l’idéalisme, même (et surtout) dans sa forme chrétienne. N’oublions pas que la plupart des philosophes portés aux nues par l’homme moderne se définissent par opposition au platonisme. La norme c’est le moi… Mon sexe, Mon préservatif… L’homme se débat dans un quotidien grisâtre ou misérable, qu’aucune lumière ne pénètre, et on prétend régir sa conduite selon des décrets éternels, accessibles aux seuls métaphysiciens et aux théologiens ? Même un chrétien se doit d’être un existentialiste ou un personnaliste, attentif aux blessures d’autrui (du moins en apparence), ayant le souci du concret, du moi, du «réel». Mais pour un saint Augustin qui a réintroduit le platonisme dans le christianisme, via Plotin, et pour un saint Bonaventure les choses ne sont vraies et réelles que si elles reflètent leur «modèle exemplaire» précontenu dans le Verbe. Le vrai signifie relation à une cause exemplaire, à la raison éternelle, à Dieu, source, fin, et modèle de toutes choses. Pour ces deux Docteurs vérité et immuable sont termes corrélatifs. Dans un long article paru dans La Vie en septembre 2008, on trouve des remarques intéressantes qui éclairent les positions actuelles du pape. On peut d’ailleurs se demander si les responsables de cette revue lisent (et surtout comprennent) les textes qu’ils publient. La Vie en effet s’est en effet acharnée contre le pape, et cela dès la première polémique relative à la levée de l’excommunication des évêques de la Fraternité saint Pie X. Fait exceptionnel, ils ont lancé une pétition qui a contribué à affaiblir le pape, donnant ainsi davantage de portée aux attaques postérieures, provenant cette fois des cercles anti-chrétiens. Le seul reproche qu'ils auraient pu lui adresser à la limite, c'est d'être conséquent avec lui-même. Lisons donc ces lignes instructives :
« "On ne peut pas comprendre la passion de Ratzinger pour la vérité si on oublie ce qui l’a formé dans sa jeunesse", explique, l’oeil plissé, Wolfgang Beinert, le vieux compagnon de route. Il a toujours dit que son maître était saint Augustin…D’une part, celui-ci met l’accent sur le péché, la conversion, et a une vision beaucoup moins optimiste que celle de saint Thomas d’Aquin, ce qui explique un certain pessimisme chez Ratzinger. Mais surtout, Augustin tient de Platon, le grand philosophe grec".Effectivement, Joseph Ratzinger s’est toujours dit platonicien. Le philosophe Platon pense l’articulation entre l’un et le multiple en postulant que chaque réalité est la traduction d’une idée première. Exemple : il existe des milliers de chaises différentes, mais toutes sont les émanations d’une idée immuable de la chaise. Transposé dans la sphère chrétienne, ceci postule que la foi est une réalité objective et absolue, qui ne dépend pas de la culture ambiante ou des circonstances historiques... "Joseph Ratzinger a vu la crise qui a saisi l’Église après le Concile comme une mise en cause radicale de cette “idée” éternelle de la vérité", poursuit Wolfgang Beinert. Sa théologie, tributaire de l’idéalisme platonicien, explique la propension de Ratzinger à minimiser les ruptures historiques : par exemple, pour Benoît XVI, le Concile ne fut pas la révolution copernicienne que certains célèbrent, mais une fidélité renouvelée aux origines. Et le vieil ami du pape ajoute : "Être platonicien devient très compliqué dans un univers mondialisé, où les religions et les systèmes de valeurs cohabitent"...»
Le journaliste, en l’occurrence, se focalise sur Platon et ne tient pas compte de la doctrine des idées, telle qu’elle a été transposée dans le christianisme à partir de saint Augustin. La lecture d’Etienne Gilson est à ce titre indispensable. Mais peu importe. L’important c’est de comprendre cette influence de l’idéalisme théologique sur la pensée du pape. On en trouve un écho dans son discours prononcé au collège des Bernardins en septembre 2008. Il n’est guère étonnant d’ailleurs que celui-ci ait été accueilli par un silence gêné. Il est clair que la plupart des auditeurs, même chrétiens, n’ont rien compris. Lisons un passage, d’une grande hauteur de vue, et tout empreint du «platonisme» des Pères et des théologiens médiévaux. Ce passage nous aide d’ailleurs à comprendre sa conception de la messe, reflet de la «liturgie céleste» :
Pour saint Benoît, la règle déterminante de la prière et du chant des moines est la parole du Psaume : Coram angelis psallam Tibi, Domine – en présence des anges, je veux te chanter, Seigneur (cf. 138, 1). Se trouve ici exprimée la conscience de chanter, dans la prière communautaire, en présence de toute la cour céleste, et donc d’être soumis à la mesure suprême : prier et chanter pour s’unir à la musique des esprits sublimes qui étaient considérés comme les auteurs de l’harmonie du cosmos, de la musique des sphères. À partir de là, on peut comprendre la sévérité d’une méditation de saint Bernard de Clairvaux qui utilise une expression de la tradition platonicienne, transmise par saint Augustin, pour juger le mauvais chant des moines qui, à ses yeux, n’était en rien un incident secondaire. Il qualifie la cacophonie d’un chant mal exécuté comme une chute dans la regio dissimilitudinis, dans la "région de la dissimilitude". Saint Augustin avait tiré cette expression de la philosophie platonicienne pour caractériser l’état de son âme avant sa conversion (cf. Confessions, VII, 10.16) : l’homme qui est créé à l’image de Dieu tombe, en conséquence de son abandon de Dieu, dans la "région de la dissimilitude", dans un éloignement de Dieu où il ne Le reflète plus et où il devient ainsi non seulement dissemblable à Dieu, mais aussi à sa véritable nature d’homme».
« "On ne peut pas comprendre la passion de Ratzinger pour la vérité si on oublie ce qui l’a formé dans sa jeunesse", explique, l’oeil plissé, Wolfgang Beinert, le vieux compagnon de route. Il a toujours dit que son maître était saint Augustin…D’une part, celui-ci met l’accent sur le péché, la conversion, et a une vision beaucoup moins optimiste que celle de saint Thomas d’Aquin, ce qui explique un certain pessimisme chez Ratzinger. Mais surtout, Augustin tient de Platon, le grand philosophe grec".Effectivement, Joseph Ratzinger s’est toujours dit platonicien. Le philosophe Platon pense l’articulation entre l’un et le multiple en postulant que chaque réalité est la traduction d’une idée première. Exemple : il existe des milliers de chaises différentes, mais toutes sont les émanations d’une idée immuable de la chaise. Transposé dans la sphère chrétienne, ceci postule que la foi est une réalité objective et absolue, qui ne dépend pas de la culture ambiante ou des circonstances historiques... "Joseph Ratzinger a vu la crise qui a saisi l’Église après le Concile comme une mise en cause radicale de cette “idée” éternelle de la vérité", poursuit Wolfgang Beinert. Sa théologie, tributaire de l’idéalisme platonicien, explique la propension de Ratzinger à minimiser les ruptures historiques : par exemple, pour Benoît XVI, le Concile ne fut pas la révolution copernicienne que certains célèbrent, mais une fidélité renouvelée aux origines. Et le vieil ami du pape ajoute : "Être platonicien devient très compliqué dans un univers mondialisé, où les religions et les systèmes de valeurs cohabitent"...»
Le journaliste, en l’occurrence, se focalise sur Platon et ne tient pas compte de la doctrine des idées, telle qu’elle a été transposée dans le christianisme à partir de saint Augustin. La lecture d’Etienne Gilson est à ce titre indispensable. Mais peu importe. L’important c’est de comprendre cette influence de l’idéalisme théologique sur la pensée du pape. On en trouve un écho dans son discours prononcé au collège des Bernardins en septembre 2008. Il n’est guère étonnant d’ailleurs que celui-ci ait été accueilli par un silence gêné. Il est clair que la plupart des auditeurs, même chrétiens, n’ont rien compris. Lisons un passage, d’une grande hauteur de vue, et tout empreint du «platonisme» des Pères et des théologiens médiévaux. Ce passage nous aide d’ailleurs à comprendre sa conception de la messe, reflet de la «liturgie céleste» :
Pour saint Benoît, la règle déterminante de la prière et du chant des moines est la parole du Psaume : Coram angelis psallam Tibi, Domine – en présence des anges, je veux te chanter, Seigneur (cf. 138, 1). Se trouve ici exprimée la conscience de chanter, dans la prière communautaire, en présence de toute la cour céleste, et donc d’être soumis à la mesure suprême : prier et chanter pour s’unir à la musique des esprits sublimes qui étaient considérés comme les auteurs de l’harmonie du cosmos, de la musique des sphères. À partir de là, on peut comprendre la sévérité d’une méditation de saint Bernard de Clairvaux qui utilise une expression de la tradition platonicienne, transmise par saint Augustin, pour juger le mauvais chant des moines qui, à ses yeux, n’était en rien un incident secondaire. Il qualifie la cacophonie d’un chant mal exécuté comme une chute dans la regio dissimilitudinis, dans la "région de la dissimilitude". Saint Augustin avait tiré cette expression de la philosophie platonicienne pour caractériser l’état de son âme avant sa conversion (cf. Confessions, VII, 10.16) : l’homme qui est créé à l’image de Dieu tombe, en conséquence de son abandon de Dieu, dans la "région de la dissimilitude", dans un éloignement de Dieu où il ne Le reflète plus et où il devient ainsi non seulement dissemblable à Dieu, mais aussi à sa véritable nature d’homme».