Fonds Frank-Duquesne
Ce texte m’a été transmis par Luis C, un jeune Mexicain qui a effectué ces dernier mois un gros travail de recherche, ce qui lui a permis de retrouver nombre de documents (souvent inédits) d’Albert Frank-Duquesne et d’autres le concernant. L'auteur étudie longuement la formule trinitaire (« Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit) qui ouvre la liturgie. Cette invocation initiale est accompagnée du signe de la croix, geste dont on oublie trop souvent la portée redoutable, comme nous le rappelle avec force Frank-Duquesne dans les dernières pages de son étude (voir l'extrait ci-dessous).
Il est probable qu’il s’agisse d’un extrait de l’ouvrage non publié, La Messe contemplée, comme un certain nombre d'autres textes disséminés dans son œuvre (Le symbolisme de l'autel, Confiteor etc.)

Tu te "signes"... Sais-tu ce que tu fais ? (mode texte, version pdf)

Extrait

Tout acte humain s'exprimant d'une double façon par la parole, qui traduit la volonté de l'esprit, et par le geste, qui notifie l'adhésion de la chair — c'est pourquoi la formule : Au Nom du Père, etc., invocation par laquelle nous signifions efficacement, si la foi la vivifie, notre participation au sacerdoce unique de Jésus-Christ, cette formule, dis-je, s'accompagne d'un signe de croix, comme le corps de son ombre.

Impossible aux Chrétiens infirmes et pêcheurs de reproduire le signe unique du salut, sans manifester leurs fratricides divisions. En Orient, on s'est haï pendant des siècles pour des différences symboliques dans la manière de se signer.
Les Monophysites le font avec l'index seul, en honneur de l'unique nature de Jésus-Christ, puisqu'à leurs yeux la divine absorbe l'humaine. Les Nestoriens, qui voient en Jésus-Christ deux personnes, se signent donc avec l'index et le médius. Les Orthodoxes joignent les deux doigts précités et le pouce, pour rendre hommage à la bienheureuse Trinité. Et nous-mêmes, Catholiques, c'est tout simplement de toute la main, largement ouverte, que nous nous signons. Nous ne cherchons pas le symbole, mais il y est : toute la main, les cinq doigts significatifs des cinq sens, c'est l'image de la plénitude humaine, du plérôme de notre nature assumée par le Christ ; c'est donc tout l'homme et tous les hommes, que sauve la Croix, que sanctifie ce mémorial de la paume ouverte et détendue (il serait janséniste de la fermer, de la crisper), parce qu'en Jésus-Christ tout facilite l'osmose surnaturelle, le voile du Saint des Saints n'est plus un obstacle (Mat, 27:51 ; Hébr, 6:19-20) et l'inaccessible lumière de Dieu se fait voir (1 Tim, 6:16). C'est ce que signifie, dans l'Eglise orthodoxe, l'ouverture permanente au centre de l'iconostase, pendant la Semaine pascale, de ces Portes Royales si parcimonieusement ouvertes, comme à regret, durant l'année.

C'est dans la tête que, suivant la symbolique universelle et spontanée, s'élabore la conception, a lieu la génération intellectuelle ; c'est au cœur, ajoute-t-on, que naissent les désirs, que jaillit l'éclair de la volonté. Quand le Chrétien porte, en se signant, la main du front jusqu'à la poitrine, il signifie le mouvement d'où provient effectivement la Croix et qui va de Dieu-Lumière à Dieu-amour, du Verbe éternel au Christ S'offrant au Père par l'Esprit éternel (Hébr, 9:14). Mais ce geste, qui va des parties les plus nobles du corps aux plus basses, nous rappelle aussi la descente humiliée, l'exinanition du Fils coégal au Père (Phil, 2:6-8). Ainsi la Pensée, en quelque sorte identique au Penseur, ose se sacrifier, s'anéantir, mourir pour revivre et surtout faire revivre... mourir, s'anéantir, du moins pour les regards charnels, ces aveugles, car Dieu ne S'anéantit que pour une vie plus abondante, et comment l'Etre pourrait-Il Se laisser envahir par le vide, par le néant ? Disons plutôt que par l'Incarnation l'Etre S'unit au non-être, l'Acte Pur à l'indétermination foncière, le Seigneur, la Valeur suprême, à l'ignoble (1 Cor, 1:27-29). Et plus Il S'unit au rien, au non-être, plus II démontre Son omnipotente et créatrice miséricorde.
Mais le Christ, qui est venu du Père, retourne au Père, emmenant de nombreux, d'heureux captifs. Il attire toutes choses. IL Se les soumet, pour les soumettre en Lui-même au Père. C'est sur la Croix que s'opère cette rencontre; c'est là que l'enfant prodigue se jette à la merci du Père, et que le Père S'élance à sa recherche. La main que j'ai portée au cœur remonte, par conséquent, mais non comme elle était descendue, facilement et joyeusement. C'est en zig-zag, par une route semée d'obstacles, presque en louvoyant, qu'elle retourne au Père... A mi-chemin, il semble bien qu'elle s'arrête, s'étale, se disperse, se fasse horizontale, s'étende et meure, se perde dans un geste nouveau, qui va d'une épaule à l'autre. Cette remontée prend forme de croix. C'est comme si la main ne pouvait parvenir ici-bas à refaire ce qui s'est défait, à retrouver le chemin perdu d'Eden ; le plus et le mieux qu'elle réussisse, c'est de tenter le geste, quitte à buter sur l'obstacle, à l'accepter, à le contourner, à subir la mort pour revivre. Des deux côtés de la verticale, le geste s'étend, deux fois horizontal : «Si quelqu'un te force à faire un mille, fais-en deux avec lui» (Matt, 5:41). Ce geste horizontal est proprement sacrificiel, soit qu'il ligote la victime, soit qu'il ouvre les bras dans une attitude d'entière et passive réceptivité. Il consacre à Dieu la pensée de l'homme, sa volonté, enfin le double aspect action-réaction qui les exprime. Quand le Christ (et le Chrétien n'est qu'un autre Christ) quand le Christ tombe au sol comme un grain, il est seul, dit Jésus ; mais, écrasé, foulé, livré à la mort, il porte beaucoup de fruit. C'est le Christ Jésus qui, solitaire, tombe du sein paternel dans le sol de notre nature ; mais là, ce nouveau Joseph trouve accroissement — Filius accrescens Joseph, Filius accrescens (Gen, 49:22) — et S'épanouit : c'est le Christ-Eglise qui se développe à droite et à gauche de la verticale ; désormais le Fils est duel, double dans l'unité, main gauche et main droite. Il y a, dans l'Incarnation continuée, toute la profondeur du théandrisme, du catholicisme «vertical», de la nature et de la surnature superposées l'une à l'autre comme le ciel à l'enfer dans un théâtre médiéval. Mais il faut y voir aussi le catholicisme quantitatif, «horizontal», toute l'extension que prend au cours des siècles le Corps mystique.

Le Chrétien se signe à chaque instant. Surtout à l'entrée, au sortir de l'église. A voir le geste étriqué, fuyant, furtif, quasiment honteux, de tant des nôtres, on peut se demander s'ils se rendent compte de sa portée, de tout ce qu'il évoque. Bloy s'étonnait, en son Exégèse des Lieux Communs, que le bourgeois — au sens flaubertien : «J'appelle bourgeois celui qui pense bassement» — se permît d'articuler, avec une sorte d'innocence, des aphorismes capables, à les prendre absolument, de décrocher les cieux. Beaucoup se signent «bourgeoisement», bêtement, bassement, sans aucun retour sur eux-mêmes, sans aucun souvenir du grand mystère rédempteur. Outre qu'ils raréfient les signes de croix — aux Absolutions, à l'Adjutorium, à l'Introït, à la fin du Gloria et du Credo, au Sanctus, ils restent immobiles, comme des étrangers en visite, polis, mais distants, réservés, d'aucuns même un tantinet méfiants — lorsqu'ils daignent en esquisser un aussi vague que leurs inchoatifs agenouillements, on peut se demander à quoi ils pensent... Prendre l'eau bénite à l'église ou chez soi, l'offrir à autrui, c'est une banalité d'y voir un renouvellement des vœux baptismaux. Or, cette banalité stupéfierait bon nombre de Chrétiens, si l'on prenait la peine de la leur rappeler périodiquement. Chaque fois qu'au seuil de ma paroisse, je trempe négligemment mes doigts dans l'eau bénite, pour esquisser ensuite un vague geste cruciforme, je dis, au fond, ceci, sinon des lèvres, du moins de l'être : «Ceci renouvelle le don fait de moi-même au Dieu redoutable qui a semé les mondes et sauvé l'homme déchu. Je me donne à la Trinité, parce qu'Elle m'appelle. Et Elle m'accepte. D'Elle à moi, se crée par ce geste un rapport vital, une communauté pouvant aller jusqu'à la symbiose surnaturelle, jusqu'à la participation à la nature divine. Je renonce au Démon, au monde, à la chair. Je deviens, je me veux petit frère de Jésus, membre vivant du Christ. Ce simple signe de croix implique la Chute, l'Incarnation, la vie adorable de Jésus, le Calvaire et la Résurrection, la descente de l'Esprit-Saint, dix-neuf siècles de Martyrs, de Docteurs, de Pontifes et de Vierges».

Mais il m'est facile, Seigneur, de dauber sur autrui ! Hélas, l'Eglise est trop semblable, en ce qu'elle a d'humain, à cette Ninive de Jonas que Dieu prit en pitié, «grande ville où se trouvaient plus de cent vingt mille hommes incapables de distinguer leur droite de leur gauche, et des animaux (à face d'homme) en grand nombre» (Jonas, 4:11). Mais combien plus coupable celui qui trace à bon escient, sur sa personne, le signe de la Rédemption, et qui s'empresse ensuite de vivre en décrucifié ! Car il y a deux façons d'en finir au Calvaire : soit comme le Christ en «persévérant jusqu'à la fin», soit en faisant chorus avec les bourreaux, promus libérateurs. Il y a des déserteurs de la Croix. Cette lutte suprême a ses fuyards et ses embusqués. Ne permettez point, ô mon Dieu, que j'aborde cette Messe, ce redoutable et fascinant mystère, infiniment transcendant aux plus sublimes hiérarchies angéliques, cette commémoration réalisatrice de l'ineffable sacrifice de Jésus-Christ, en me confiant à ma propre nature. Ne permettez pas que j'apporte, en guise d'offrande, cette pitoyable chair déchue, ses faiblesses, sa bassesse, son fond propre, qui est néant. Mais accordez-moi plutôt, puisque la grâce me transfigure intérieurement en Jésus-Christ, de ne faire avec Lui qu'un seul Prêtre et qu'une seule Victime. Faites même que le renouvellement mystique du Sacrifice, l'actualisation parmi nous — à notre niveau d'hommes — de l'Oblation éternellement offerte au Père par l'Esprit (Hébr, 9:14), me purge de tout ce qui n'est pas le Christ ! Et comment puis-je encore parler de moi-même, lorsqu'il s'agit de dépasser, non seulement le JE, mais même le NOUS, pour aboutir tous ensemble à ne former qu'un seul Homme nouveau, à ne faire tous ensemble avec Jésus qu'un seul Christ, un seul JE, mais d'un ordre nouveau, incommensurable au naturel. In Nomine Patris... C'est donc EN Jésus-Christ qu'il nous faut désormais, suivant l'antique formule processionnelle, «avancer en paix».

Rédigé par Sombreval le Vendredi 4 Octobre 2024 | {0} Commentaires
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