Le visible est la trace des pas de l'Invisible (Bloy, Mon Journal, 1897).
Pour rédiger cette étude qui va nous conduire dans les méandres de la pensée symbolique, j’ai choisi de me limiter aux œuvres de deux grands écrivains catholiques, Léon Bloy et de Paul Claudel. En guise d’introduction, je me propose d’examiner la thèse de Claude Pierre Perez qui, dans son essai Le visible et l’invisible, tente de montrer les liens que le sentiment religieux de ces deux écrivains entretient selon lui avec celui des romantiques et de leurs héritiers, les symbolistes.
Claude-Pierre Perez remarque que «Claudel a été sensible dès sa jeunesse au "principe" de l’idéalité du monde», c'est-à-dire la mise en question de sa réalité. On sait que Paul Claudel a fréquenté dans sa jeunesse les cénacles de Stéphane Mallarmé, le maître du symbolisme littéraire qui plonge ses racines dans l’idéalisme allemand. L’idéalisme subjectif scinde la pensée d’avec l’être, l’enferme en elle même, la rend prisonnière de ses «représentations», de ses idées. L’idéalisme sévissait dans tous les milieux intellectuels de cette époque. Claudel s’est affranchi lentement de cette influence. Le réalisme religieux et l’ontologisme thomiste ont servi de repoussoir à la tentation idéaliste. Selon notre critique cette adhésion revendiquée était une façon pour lui de «résorber un doute que l’esprit du temps lui a comme malgré lui insufflé, et qui a pu paraître d’autant plus séduisant que l’idéalisme pouvait être regardé comme un allié objectif dans le combat anti-positiviste».
Son Art poétique, écrit en 1904, traduit l’assimilation de sa lecture et de sa méditation de deux sommes de saint Thomas d’Aquin. Néanmoins la méthode symboliste y garde encore le primat. N’oppose-t-il pas dans cette œuvre où il a mis tant de lui-même l’analogie au syllogisme aristotélicien pour accorder sa préférence à la première ? Plus tard il écrira dans ses Mémoires improvisées que la découverte de l’analogie, «dont saint Bonaventure donne la formule» s’est avérée pour lui plus riche de conséquences que celle de saint Thomas. Pour le critique Gilbert Gadoffre, l’Art poétique suffit à attester que l’analogie «a depuis toujours commandé le déroulement de son imaginaire, qu’elle était l’obsession commune des symbolistes de sa génération et des liturgistes de la génération précédente. C’est dans des sillons tracés depuis des millénaires et tout fraîchement labourés qu’il a voulu semer son grain, et hausser ce qui était sa démarche naturelle à la dignité de système logique digne de rivaliser avec les plus grands». L’incompréhension du symbolisme, de son sens profond, religieux, conduit Claude-Pierre Perez à faire de Claudel un romantique qui s’ignore. D’ailleurs, à la suite de Maurice de Gandillac, il croit percevoir dans son œuvre des «traces cathares» où le poète «exprime la négation de la substantialité du créé», au rebours de saint thomas pour qui «la différence de Dieu et de la créature n’entraîne pour celle-ci nul anéantissement substantiel». Elles contredisent selon lui l’image du Claudel «chantre de la Réalité sanctifiée», bref d’un Claudel thomiste. Dominique Millet-Gerard, dans son essai, Claudel, thomiste ?, s’est inscrit en faut contre cette thèse. Ses éclaircissements sont très précieux. Dès l’introduction nous entrons au vif du débat. Le critique y relève la lecture d’Etienne Borne qui dénie l’authenticité thomiste de Claudel. Pour justifier sa position il a recours à une opposition d’école entre le thomisme et le plato-augustinisme : «La nature et l’homme selon le thomisme ont leur consistance, leur vérité propre, indépendante de références au surnaturel et au surhumain ; et il importe pour lui de récuser les analogies que les platoniciens et les augustiniens, amis des symboliques, multipliaient entre l’en-deça et l’au-delà, l’immanence et la transcendance». A cela Dominique Millet-Gérard répond «qu’il s’agit là d’une conception du thomisme dite «extrinséciste», c'est-à-dire qui lit dans la pensée de saint Thomas une coupure radicale entre nature et surnature, transcendance et immanence, erreur véhiculée par des siècles de lecture de seconde main (…) Il en résulte que la dissociation entre la pensée thomiste supposée dissociatrice et pensée augustinienne (analogique) est tout à fait excessive- il s’agit là d’une « commodité » hélas trop répandue que Claudel, lecteur direct et sans préjugé de saint Thomas, et pouvant constater à ce titre à quel point saint Augustin, à titre de locus théologicus, est présent dans la Somme, a su spontanément éviter».
La vision poétique de Paul Claudel embrasse le naturel et le naturel. Pour lui, il ne peut y avoir de distinction, de rupture entre les deux ordres, comme le prétendent les tenants de l’extrinsécisme, cette doctrine qui dérive d’une vue faussée du thomisme et qui suppose l’existence d’une pure nature. L’univers claudélien n’admet pas de dualisme entre le monde visible et le monde invisible : «Il n’y a pas une séparation radicale entre ce monde et l’autre dont il est dit qu’ils ont été créés en même temps (créavit cunta simul), mais des deux se fait l'unité catholique...» (Introduction à un poème sur Dante)
On n’ignore pas la contribution capitale du père de Lubac dans le débat sur le surnaturel. Il semble que sa position l’ait emporté. Le catholicisme a rompu avec l’extrinsécisme qui reléguait le surnaturel hors du monde naturel, dans une province à part, dans un monde clos et isolé où il demeurait stérile. Dans une conférence faite à l’Ecole d’Uriage en 1942, le jésuite faisait cette remarque :
«Tout est sacré par destination et doit donc commencer de l'être par participation (...) Tout, c'est-à-dire aussi la nature entière, qui n’est pas seulement la proie de notre raison, ou le lieu de notre action matérielle, ou le grand magasin de notre subsistance, ou l’enchantement de notre sens esthétique, mais encore et surtout le symbole infiniment vaste au travers duquel reluit mystérieusement la Face de Dieu. Un homme est religieux dans la mesure même où il sait reconnaître partout ces reflets de la Face divine, c'est-à-dire où il vit dans une atmosphère sacrée». C’est en fait tout le problème du rapport entre le visible et l’invisible qui est présupposé dans ce débat sur le surnaturel...
Pour rédiger cette étude qui va nous conduire dans les méandres de la pensée symbolique, j’ai choisi de me limiter aux œuvres de deux grands écrivains catholiques, Léon Bloy et de Paul Claudel. En guise d’introduction, je me propose d’examiner la thèse de Claude Pierre Perez qui, dans son essai Le visible et l’invisible, tente de montrer les liens que le sentiment religieux de ces deux écrivains entretient selon lui avec celui des romantiques et de leurs héritiers, les symbolistes.
Claude-Pierre Perez remarque que «Claudel a été sensible dès sa jeunesse au "principe" de l’idéalité du monde», c'est-à-dire la mise en question de sa réalité. On sait que Paul Claudel a fréquenté dans sa jeunesse les cénacles de Stéphane Mallarmé, le maître du symbolisme littéraire qui plonge ses racines dans l’idéalisme allemand. L’idéalisme subjectif scinde la pensée d’avec l’être, l’enferme en elle même, la rend prisonnière de ses «représentations», de ses idées. L’idéalisme sévissait dans tous les milieux intellectuels de cette époque. Claudel s’est affranchi lentement de cette influence. Le réalisme religieux et l’ontologisme thomiste ont servi de repoussoir à la tentation idéaliste. Selon notre critique cette adhésion revendiquée était une façon pour lui de «résorber un doute que l’esprit du temps lui a comme malgré lui insufflé, et qui a pu paraître d’autant plus séduisant que l’idéalisme pouvait être regardé comme un allié objectif dans le combat anti-positiviste».
Son Art poétique, écrit en 1904, traduit l’assimilation de sa lecture et de sa méditation de deux sommes de saint Thomas d’Aquin. Néanmoins la méthode symboliste y garde encore le primat. N’oppose-t-il pas dans cette œuvre où il a mis tant de lui-même l’analogie au syllogisme aristotélicien pour accorder sa préférence à la première ? Plus tard il écrira dans ses Mémoires improvisées que la découverte de l’analogie, «dont saint Bonaventure donne la formule» s’est avérée pour lui plus riche de conséquences que celle de saint Thomas. Pour le critique Gilbert Gadoffre, l’Art poétique suffit à attester que l’analogie «a depuis toujours commandé le déroulement de son imaginaire, qu’elle était l’obsession commune des symbolistes de sa génération et des liturgistes de la génération précédente. C’est dans des sillons tracés depuis des millénaires et tout fraîchement labourés qu’il a voulu semer son grain, et hausser ce qui était sa démarche naturelle à la dignité de système logique digne de rivaliser avec les plus grands». L’incompréhension du symbolisme, de son sens profond, religieux, conduit Claude-Pierre Perez à faire de Claudel un romantique qui s’ignore. D’ailleurs, à la suite de Maurice de Gandillac, il croit percevoir dans son œuvre des «traces cathares» où le poète «exprime la négation de la substantialité du créé», au rebours de saint thomas pour qui «la différence de Dieu et de la créature n’entraîne pour celle-ci nul anéantissement substantiel». Elles contredisent selon lui l’image du Claudel «chantre de la Réalité sanctifiée», bref d’un Claudel thomiste. Dominique Millet-Gerard, dans son essai, Claudel, thomiste ?, s’est inscrit en faut contre cette thèse. Ses éclaircissements sont très précieux. Dès l’introduction nous entrons au vif du débat. Le critique y relève la lecture d’Etienne Borne qui dénie l’authenticité thomiste de Claudel. Pour justifier sa position il a recours à une opposition d’école entre le thomisme et le plato-augustinisme : «La nature et l’homme selon le thomisme ont leur consistance, leur vérité propre, indépendante de références au surnaturel et au surhumain ; et il importe pour lui de récuser les analogies que les platoniciens et les augustiniens, amis des symboliques, multipliaient entre l’en-deça et l’au-delà, l’immanence et la transcendance». A cela Dominique Millet-Gérard répond «qu’il s’agit là d’une conception du thomisme dite «extrinséciste», c'est-à-dire qui lit dans la pensée de saint Thomas une coupure radicale entre nature et surnature, transcendance et immanence, erreur véhiculée par des siècles de lecture de seconde main (…) Il en résulte que la dissociation entre la pensée thomiste supposée dissociatrice et pensée augustinienne (analogique) est tout à fait excessive- il s’agit là d’une « commodité » hélas trop répandue que Claudel, lecteur direct et sans préjugé de saint Thomas, et pouvant constater à ce titre à quel point saint Augustin, à titre de locus théologicus, est présent dans la Somme, a su spontanément éviter».
La vision poétique de Paul Claudel embrasse le naturel et le naturel. Pour lui, il ne peut y avoir de distinction, de rupture entre les deux ordres, comme le prétendent les tenants de l’extrinsécisme, cette doctrine qui dérive d’une vue faussée du thomisme et qui suppose l’existence d’une pure nature. L’univers claudélien n’admet pas de dualisme entre le monde visible et le monde invisible : «Il n’y a pas une séparation radicale entre ce monde et l’autre dont il est dit qu’ils ont été créés en même temps (créavit cunta simul), mais des deux se fait l'unité catholique...» (Introduction à un poème sur Dante)
On n’ignore pas la contribution capitale du père de Lubac dans le débat sur le surnaturel. Il semble que sa position l’ait emporté. Le catholicisme a rompu avec l’extrinsécisme qui reléguait le surnaturel hors du monde naturel, dans une province à part, dans un monde clos et isolé où il demeurait stérile. Dans une conférence faite à l’Ecole d’Uriage en 1942, le jésuite faisait cette remarque :
«Tout est sacré par destination et doit donc commencer de l'être par participation (...) Tout, c'est-à-dire aussi la nature entière, qui n’est pas seulement la proie de notre raison, ou le lieu de notre action matérielle, ou le grand magasin de notre subsistance, ou l’enchantement de notre sens esthétique, mais encore et surtout le symbole infiniment vaste au travers duquel reluit mystérieusement la Face de Dieu. Un homme est religieux dans la mesure même où il sait reconnaître partout ces reflets de la Face divine, c'est-à-dire où il vit dans une atmosphère sacrée». C’est en fait tout le problème du rapport entre le visible et l’invisible qui est présupposé dans ce débat sur le surnaturel...
Si l’on souscrit à la thèse de Claude-Pierre Perez, il faudrait aussi classer Léon Bloy dans la catégorie des romantiques malgré eux. Son symbolisme de l’histoire, basé sur le principe analogique, lui apparaît d’ailleurs tout aussi suspect. Il y voit une survivance de cette religion du signe, aux sources occules, dont se sont réclamés tant de romantiques à la suite de Baudelaire :
«Or l’oeuvre de Bloy écrit-il ne se lasse pas d’arpenter les chemins qui mènent per visibila ad invisibila. Son alter ego Marie-Joseph Marchenoir se réfère dans le Désespéré (1886) aux mêmes fragments de saint Paul que nous avons trouvé partout ; et rêvant de se faire le "Champollion des événements historiques" (encore et toujours la métaphore du hiéroglyphe qui ne vient pas de saint Paul..), il s’en autorise pour composer, non pas une exégèse de la nature, mais un Symbolisme de l’Histoire».
Sa position semble corroborée par le regretté Jacques Petit, qui fut un grand spécialiste de la littérature catholique : «Léon Bloy écrit-il n’a pas manqué, prolongeant ainsi l’expérience d’un Baudelaire et s’accordant, plus qu’il ne le croyait et qu’il ne le paraîtrait peut-être, dans cette quête de symboles et de similitudes, aux tendances de son époque».
Ces critiques ne comprennent pas que le symbolisme se rattache à l'expérience religieuse, qu'il est religieux dans son essence même, en sorte qu'il participe de la plénitude catholique. Le symbolisme authentique échappe à l'extrinsécisme qui peut engendrer aussi bien la gnose idéaliste des romantiques qu'un succédané du naturalisme. La méfiance à l’égard de la conception symbolique du monde est un des fruits amers de la modernité. Dominique Millet Gérard en fait d’ailleurs le douloureux constat dans sa présentation de la postface d’Urs von Balthasar au Soulier de satin : «La fragmentation du monde moderne et sa prétentieuse auto-suffisance, l’avènement du discours critique, essentiellement dirigé contre ce qui ne se définit pas comme la modernité, la complaisance au laid, voire à l’ignoble, le mépris du sublime et de l’ineffable, ont rompu les liens avec la patiente entreprise de déchiffrage des signes qui, depuis l’Antiquité, fut l’occupation des hommes et en particulier des artistes»
Cette exégèse symbolique, «répercutée dans toutes les directions imaginables» a une incidence : la perception partout envahissante et triomphante du simulacre. Elle engendre chez Bloy un discours sur l’illusion concernant les choses de ce monde, sur les «apparences». Elle le conduit à ne considérer dans les réalités sensibles que des mensonges, des illusions. Notons qu’il s’agit de tout autre chose qu’un Discours sur le peu de réalité de ce monde extérieur, pour reprendre la formule ironique de jean-Paul Sartre, refusant de reconnaître cette « expérience intuitive dont les critères affectifs et spirituels sont autrement rigoureux que ceux de l’intelligence systématique. Que celle-ci ne connaisse pas cette intelligence d’une autre sorte est un manque, non une supériorité» (Pierre Emmanuel).
Le temps est une illusion, ainsi que notre corps et notre identité. «Nous sommes des dormants» martèle-t-il. Le voile des apparences recouvre jusqu'à nos plus infimes actions. Nous en ignorons la portée. Elles s'accomplissent dans le monde des apparences mais nous ne savons pas ce qu'elles signifient dans l'Absolu, dans le monde invisible, le vaste monde silencieux et impalpable. C'est là l'enseignement central de la Réversibilité, qui autorise les suppositions les plus hardies. Dans son Journal, à la date du 10 mai 1902, le lendemain du tremblement de terre ayant ravagé la Martinique, Léon Bloy écrivait ces lignes étonnantes : «La catastrophe de la Martinique a pu être déterminée par un refus d’obéissance, à une transgression vénielle dont se rendra coupable, dans un demi siècle, une misérable créature éternellement désignée pour lancer l’étincelle au fond de ce gouffre. Et il se peut tout aussi bien que tel sauvage de la Tasmanie ou de l’Angola, qui s’abstient d’une atrocité au siècle dernier, ait déterminé la crise heureuse qui sauvera, je ne sais quand, tel moribond dans un hôpital de Londres».
Nous sommes entourés de mystère et nous en voyons partout le symbole. Rien n’illustre mieux cette idée que sa méditation sur les apparences qui figure dans son dernier livre, Dans les ténèbres, écrit en 1917 : «C’est une illusion tenace de croire que l’on est ce que l’on croit être, et cette illusion universelle est corroborée tout le long de la vie, par l’imposture tenace de tous nos sens. Il ne faudra pas moins que la mort pour nous apprendre que nous nous sommes toujours trompés. En même temps que nous sera révélé notre identité si parfaitement inconnue de nous-mêmes, d’inconcevables abîmes se dévoileront à nos vrais yeux, abîmes en nous et hors de nous. Les hommes, les choses, les événements nous seront enfin divulgués et chacun pourra vérifier l’affirmation de ce mystique disant qu’à partir de la Chute, le genre humain tout entier s’est endormi profondément». Il poursuit : «…Je crois à des réalités matérielles, concrètes, palpables, tangibles comme le fer, indiscutables comme l’eau d’un fleuve, et une voix intérieure venue des profondeurs me certifie qu’il n’y a que des symboles, que mon corps lui-même n’est qu’une apparence et que tout ce qui m’environne n’est qu’une apparence énigmatique».
Ce texte fondamental pourrait être mis en relation avec bien d’autres passages où s’exprime la vision symbolique de l’écrivain catholique (voir l’introduction de son Ame de Napoléon). Notons que ce symbolisme revêt chez lui une dimension cosmique. L’écrivain rejoint ainsi les intuitions de certains philosophes religieux russes ou d’un Maurice Zundel :
«L’épouvantable immensité des abîmes du ciel est une illusion écrit-il, un reflet extérieur de nos propres abîmes, aperçus dans «un miroir». Il s’agit de retourner notre œil au-dedans et de pratiquer une astronomie sublime dans l’infini de nos cœurs, pour lesquels Dieu a voulu mourir. Aucun homme ne peut voir ce qui est en lui. Si nous voyons la Voie lactée, c’est qu’elle existe véritablement dans notre âme».
Pour Maurice Zundel, prêtre et théologien suisse, l’homme est un être cosmique. Le cosmos vit en lui et est sanctifié par lui. Ce n’est pas l’homme qui est une infime parcelle du cosmos, c’est le cosmos qui est en lui. «Le Soleil écrit Nicolas Berdiaev devrait briller dans l’homme centre du cosmos». Comment ne pas citer aussi le beau mot de Claudel, au si profond symbolisme, tiré de sa légende de Prâkriti : «Nous n’avons qu’à regarder en nous-mêmes pour y trouver disposés la Terre, la Mer, le Ciel étoilé».
Ce symbolisme universel soutient son interprétation de la communion des saints, résumée dans son œuvre par la notion de Réversibilité. Il nous induit à distinguer, sans les désunir, «ce» monde où règne la séparation, la confusion, du désordre consécutif à la Chute, ce monde comme réseau d’hypnoses et d’illusions et le monde divin, le vrai monde, le monde de la communion, indicible, qui échappe aux aperceptions les plus profondes, «aux conjonctures amoureuses des plus grands saints».
L’importance que nous accordons à la parenté charnelle est le signe d’un asservissement à la chair de ce monde. Le seul lien réel est la communion des saints. Elargie aux dimensions du Corps mystique, elle rassemble l’infini des âmes depuis la création du monde. En elle se réalise l’Ordre divin (l’ordo) dont la Réversibilité est une manière de divulgation anticipée. Elle seule permet jeter dans les ténèbres où nous nous débattons quelques lueurs de l’Absolu :
«Dieu connaît son œuvre et cela suffit écrit-il dans ses Méditations d’un solitaire. C’est assez pour nous de savoir qu’un équilibre est voulu par lui (…) Tout ce que nous pouvons entrevoir en tremblant et en adorant c’est le miracle constant d’une balance infaillible entre les mérites et les démérites humains, en sorte que les dénués spirituels soient assistés par les opulents et les timides suppléés par les téméraires. Or cela se passe tout à fait à notre insu selon l’ordonnance merveilleuse de l’affinité des âmes».
De même son symbolisme cosmique lui permet d'exprimer, de figurer cette parenté surnaturelle, ignorée des généalogistes, indépendante de toute consanguinité, et qui nous reste cachée tout le long de notre vie terrestre. C’est ainsi que dans le concert universel des âmes «chacune d’elles ignorent sa voisine, comme les luminaires de la voie lactée ignorent les plus proches luminaires au milieu desquels ils sont confondus dans l’incompréhensible harmonie de tous ces colosses de splendeur».
Ce texte est extrait de ma thèse sur la Réversibilité
«Or l’oeuvre de Bloy écrit-il ne se lasse pas d’arpenter les chemins qui mènent per visibila ad invisibila. Son alter ego Marie-Joseph Marchenoir se réfère dans le Désespéré (1886) aux mêmes fragments de saint Paul que nous avons trouvé partout ; et rêvant de se faire le "Champollion des événements historiques" (encore et toujours la métaphore du hiéroglyphe qui ne vient pas de saint Paul..), il s’en autorise pour composer, non pas une exégèse de la nature, mais un Symbolisme de l’Histoire».
Sa position semble corroborée par le regretté Jacques Petit, qui fut un grand spécialiste de la littérature catholique : «Léon Bloy écrit-il n’a pas manqué, prolongeant ainsi l’expérience d’un Baudelaire et s’accordant, plus qu’il ne le croyait et qu’il ne le paraîtrait peut-être, dans cette quête de symboles et de similitudes, aux tendances de son époque».
Ces critiques ne comprennent pas que le symbolisme se rattache à l'expérience religieuse, qu'il est religieux dans son essence même, en sorte qu'il participe de la plénitude catholique. Le symbolisme authentique échappe à l'extrinsécisme qui peut engendrer aussi bien la gnose idéaliste des romantiques qu'un succédané du naturalisme. La méfiance à l’égard de la conception symbolique du monde est un des fruits amers de la modernité. Dominique Millet Gérard en fait d’ailleurs le douloureux constat dans sa présentation de la postface d’Urs von Balthasar au Soulier de satin : «La fragmentation du monde moderne et sa prétentieuse auto-suffisance, l’avènement du discours critique, essentiellement dirigé contre ce qui ne se définit pas comme la modernité, la complaisance au laid, voire à l’ignoble, le mépris du sublime et de l’ineffable, ont rompu les liens avec la patiente entreprise de déchiffrage des signes qui, depuis l’Antiquité, fut l’occupation des hommes et en particulier des artistes»
Cette exégèse symbolique, «répercutée dans toutes les directions imaginables» a une incidence : la perception partout envahissante et triomphante du simulacre. Elle engendre chez Bloy un discours sur l’illusion concernant les choses de ce monde, sur les «apparences». Elle le conduit à ne considérer dans les réalités sensibles que des mensonges, des illusions. Notons qu’il s’agit de tout autre chose qu’un Discours sur le peu de réalité de ce monde extérieur, pour reprendre la formule ironique de jean-Paul Sartre, refusant de reconnaître cette « expérience intuitive dont les critères affectifs et spirituels sont autrement rigoureux que ceux de l’intelligence systématique. Que celle-ci ne connaisse pas cette intelligence d’une autre sorte est un manque, non une supériorité» (Pierre Emmanuel).
Le temps est une illusion, ainsi que notre corps et notre identité. «Nous sommes des dormants» martèle-t-il. Le voile des apparences recouvre jusqu'à nos plus infimes actions. Nous en ignorons la portée. Elles s'accomplissent dans le monde des apparences mais nous ne savons pas ce qu'elles signifient dans l'Absolu, dans le monde invisible, le vaste monde silencieux et impalpable. C'est là l'enseignement central de la Réversibilité, qui autorise les suppositions les plus hardies. Dans son Journal, à la date du 10 mai 1902, le lendemain du tremblement de terre ayant ravagé la Martinique, Léon Bloy écrivait ces lignes étonnantes : «La catastrophe de la Martinique a pu être déterminée par un refus d’obéissance, à une transgression vénielle dont se rendra coupable, dans un demi siècle, une misérable créature éternellement désignée pour lancer l’étincelle au fond de ce gouffre. Et il se peut tout aussi bien que tel sauvage de la Tasmanie ou de l’Angola, qui s’abstient d’une atrocité au siècle dernier, ait déterminé la crise heureuse qui sauvera, je ne sais quand, tel moribond dans un hôpital de Londres».
Nous sommes entourés de mystère et nous en voyons partout le symbole. Rien n’illustre mieux cette idée que sa méditation sur les apparences qui figure dans son dernier livre, Dans les ténèbres, écrit en 1917 : «C’est une illusion tenace de croire que l’on est ce que l’on croit être, et cette illusion universelle est corroborée tout le long de la vie, par l’imposture tenace de tous nos sens. Il ne faudra pas moins que la mort pour nous apprendre que nous nous sommes toujours trompés. En même temps que nous sera révélé notre identité si parfaitement inconnue de nous-mêmes, d’inconcevables abîmes se dévoileront à nos vrais yeux, abîmes en nous et hors de nous. Les hommes, les choses, les événements nous seront enfin divulgués et chacun pourra vérifier l’affirmation de ce mystique disant qu’à partir de la Chute, le genre humain tout entier s’est endormi profondément». Il poursuit : «…Je crois à des réalités matérielles, concrètes, palpables, tangibles comme le fer, indiscutables comme l’eau d’un fleuve, et une voix intérieure venue des profondeurs me certifie qu’il n’y a que des symboles, que mon corps lui-même n’est qu’une apparence et que tout ce qui m’environne n’est qu’une apparence énigmatique».
Ce texte fondamental pourrait être mis en relation avec bien d’autres passages où s’exprime la vision symbolique de l’écrivain catholique (voir l’introduction de son Ame de Napoléon). Notons que ce symbolisme revêt chez lui une dimension cosmique. L’écrivain rejoint ainsi les intuitions de certains philosophes religieux russes ou d’un Maurice Zundel :
«L’épouvantable immensité des abîmes du ciel est une illusion écrit-il, un reflet extérieur de nos propres abîmes, aperçus dans «un miroir». Il s’agit de retourner notre œil au-dedans et de pratiquer une astronomie sublime dans l’infini de nos cœurs, pour lesquels Dieu a voulu mourir. Aucun homme ne peut voir ce qui est en lui. Si nous voyons la Voie lactée, c’est qu’elle existe véritablement dans notre âme».
Pour Maurice Zundel, prêtre et théologien suisse, l’homme est un être cosmique. Le cosmos vit en lui et est sanctifié par lui. Ce n’est pas l’homme qui est une infime parcelle du cosmos, c’est le cosmos qui est en lui. «Le Soleil écrit Nicolas Berdiaev devrait briller dans l’homme centre du cosmos». Comment ne pas citer aussi le beau mot de Claudel, au si profond symbolisme, tiré de sa légende de Prâkriti : «Nous n’avons qu’à regarder en nous-mêmes pour y trouver disposés la Terre, la Mer, le Ciel étoilé».
Ce symbolisme universel soutient son interprétation de la communion des saints, résumée dans son œuvre par la notion de Réversibilité. Il nous induit à distinguer, sans les désunir, «ce» monde où règne la séparation, la confusion, du désordre consécutif à la Chute, ce monde comme réseau d’hypnoses et d’illusions et le monde divin, le vrai monde, le monde de la communion, indicible, qui échappe aux aperceptions les plus profondes, «aux conjonctures amoureuses des plus grands saints».
L’importance que nous accordons à la parenté charnelle est le signe d’un asservissement à la chair de ce monde. Le seul lien réel est la communion des saints. Elargie aux dimensions du Corps mystique, elle rassemble l’infini des âmes depuis la création du monde. En elle se réalise l’Ordre divin (l’ordo) dont la Réversibilité est une manière de divulgation anticipée. Elle seule permet jeter dans les ténèbres où nous nous débattons quelques lueurs de l’Absolu :
«Dieu connaît son œuvre et cela suffit écrit-il dans ses Méditations d’un solitaire. C’est assez pour nous de savoir qu’un équilibre est voulu par lui (…) Tout ce que nous pouvons entrevoir en tremblant et en adorant c’est le miracle constant d’une balance infaillible entre les mérites et les démérites humains, en sorte que les dénués spirituels soient assistés par les opulents et les timides suppléés par les téméraires. Or cela se passe tout à fait à notre insu selon l’ordonnance merveilleuse de l’affinité des âmes».
De même son symbolisme cosmique lui permet d'exprimer, de figurer cette parenté surnaturelle, ignorée des généalogistes, indépendante de toute consanguinité, et qui nous reste cachée tout le long de notre vie terrestre. C’est ainsi que dans le concert universel des âmes «chacune d’elles ignorent sa voisine, comme les luminaires de la voie lactée ignorent les plus proches luminaires au milieu desquels ils sont confondus dans l’incompréhensible harmonie de tous ces colosses de splendeur».
Ce texte est extrait de ma thèse sur la Réversibilité