Pierre Jourde est professeur à l’université de Grenoble III. Ce spécialiste de Huysmans a publié cette année un essai consacré à la littérature contemporaine. Ce brûlot contre le petit monde de l’édition française, salué par la critique, a remporté un beau succès. Signalons d’abord son évocation, particulièrement savoureuse, de la tyrannie exercée par Philippe Sollers et ses affidés sur le monde littéraire. Placée au début de l’essai, elle donne d’emblée le ton. Suivent des portraits-charges d’écrivaillons que la médiocrité contemporaine érige en auteurs, et des critiques, émaillées de nombreuses citations, de romans médiocres caracolant en tête des ventes. Sa critique de 99 francs de Fréderic Beigbeder est une des plus réussies. Il a eu le bonne idée de tirer de ce grand roman nombre de formules où se décèle le génie publicitaire de l’auteur et qui, n’en doutons pas, passeront à la postérité. Voici un échantillon :
«Cabrioles en cabriolet», «je dépense donc je suis», «Les hauts de Hurlement», «les amants sont des aimants», «Grosso merdo», «vous êtes des créatifs et moi je suis une créature», «ils végètent au milieu des végétaux», «-C’est trop éthéré»-«- oui mais c’est très hétéro», «il faut dire les choses telles qu’elles sont : un baiser est parfois plus beau que baiser» ( p.88-89 ). Le reste est à l’avenant.
D’autres passages méritent notre attention. Dans son «appendice à Olivier Rolin», écrivain qui cultive l’anticonformisme, la marginalité comme il sied à un rebelle et qui, comme de bien entendu, se réclame de la révolte rimbaldienne, Pierre Jourde note avec justesse que «ce malheureux Rimbaud» est devenu la «figure tutélaire du confort intellectuel moderne, icône industrialisée de la révolte, grigri chargé d’exorciser chez le poète la pensée taraudante qu’il n’est, au fond, qu’un ordinaire raseur» (p.132).
Il faudrait aussi citer ce passage relatif à la bataille d’Hernani, la pièce dite «révolutionnaire» de Victor Hugo que nos libertaires moisis ont transformée en symbole de la lutte contre tous les conformismes. Pierre Jourde stigmatise Philippe Sollers qui, dans un des ses livres, réduit la représentation de cette pièce qui a fait scandale à un «conflit manichéen», à savoir «les flamboyants contre les grisâtres» ( p.59). Et il ajoute : «Il faudrait donc croire que le romantisme, symbolisé par Hernani, est par essence révolutionnaire. Qui était l’ennemi, les "grisâtres" ? Pas seulement "les nantis et profiteurs de la Restauration", comme le prétend Sollers, parce qu’alors il faudrait y ranger Hugo lui-même, nanti de la Restauration, longtemps partisan du très réactionnaire Charles X, Hugo, fondateur avec son frère du très conservateur littéraire. L’ennemi c’est aussi le bourgeois sceptique et voltairien, le "classique admirateur de Voltaire" mentionné par Gautier. Voltaire, son doute, son ironie, et ses tragédies néo-classiques est le véritable adversaire esthétique de Hugo de 1830 et de ses partisans. Dans la logique de Sollers, Hernani, ce serait donc la liberté contre Voltaire […] Quant aux "flamboyants", parmi les jeunes-France chevelus qui soutenaient la pièce, on comptait un certain nombre de partisans du retour au Roi et au catholicisme» (p.59). Il est certes plus facile d’éluder ce paradoxe qui bat en brèche les vieux schémas simplistes dont vivent encore les héritiers de mai 68.
Pierre Jourde d’ailleurs ne manque pas d’éreinter Philippe Sollers et son clan du monde des livres : «Phillipe Sollers, après avoir adopté diverses postures politiques et esthétiques, s'est institué spécialiste de la défense des libertés [...] On le voit depuis des années ferrailler contre la censure, guerroyer contre le conformisme bourgeois, brandir l'étendard de la liberté sexuelle menacée. La défense de cette cause explique sans doute son autre marotte, historique celle-ci, et qu'il ne cesse d'agiter : la défense du joyeux et libertin XVIIIeme siècle contre le chagrin et moralisant XIXeme siècle [...] Il n'est guère de dictatures qui ne se réclament de la démocratie et de la liberté. Conformément aux vieux principes des pouvoirs totalitaires, qu'il a en d'autres temps ardemment défendus, Philippe Sollers pourfend de fantomatiques ennemis extérieurs (manque de liberté d'expression, de liberté sexuelle) pour mieux faire oublier la tyrannie que lui et son clan exercent sur une bonne partie du monde littéraire. Ils ont réussi à faire du Monde des Livres l'organe officiel de leur parti. Sous couvert de liberté , ils continuent à pratiquer, sous d'autres formes, plus subtiles, l'intolérance et l'esprit d'anathème qui fleurissaient à l'époque de Tel Quel, du gauchisme, et de la révolution. Les anciens révolutionnaires, dont on ne mesurait pas toujours le sectarisme, exercent à présent le pouvoir à l'université ou dans l'édition, avec une poigne dictatoriale. On voit ainsi un puissant comme Sollers se poser en ennemi de l'ordre établi et de l'oppression avec le cynisme tranquille du vieil apparatchik qui connaît sa langue de bois» (p.40)
Pierre Jourde, La littérature sans estomac, ed. L'Esprit des péninsules, 2002, 20,5 euros.
«Cabrioles en cabriolet», «je dépense donc je suis», «Les hauts de Hurlement», «les amants sont des aimants», «Grosso merdo», «vous êtes des créatifs et moi je suis une créature», «ils végètent au milieu des végétaux», «-C’est trop éthéré»-«- oui mais c’est très hétéro», «il faut dire les choses telles qu’elles sont : un baiser est parfois plus beau que baiser» ( p.88-89 ). Le reste est à l’avenant.
D’autres passages méritent notre attention. Dans son «appendice à Olivier Rolin», écrivain qui cultive l’anticonformisme, la marginalité comme il sied à un rebelle et qui, comme de bien entendu, se réclame de la révolte rimbaldienne, Pierre Jourde note avec justesse que «ce malheureux Rimbaud» est devenu la «figure tutélaire du confort intellectuel moderne, icône industrialisée de la révolte, grigri chargé d’exorciser chez le poète la pensée taraudante qu’il n’est, au fond, qu’un ordinaire raseur» (p.132).
Il faudrait aussi citer ce passage relatif à la bataille d’Hernani, la pièce dite «révolutionnaire» de Victor Hugo que nos libertaires moisis ont transformée en symbole de la lutte contre tous les conformismes. Pierre Jourde stigmatise Philippe Sollers qui, dans un des ses livres, réduit la représentation de cette pièce qui a fait scandale à un «conflit manichéen», à savoir «les flamboyants contre les grisâtres» ( p.59). Et il ajoute : «Il faudrait donc croire que le romantisme, symbolisé par Hernani, est par essence révolutionnaire. Qui était l’ennemi, les "grisâtres" ? Pas seulement "les nantis et profiteurs de la Restauration", comme le prétend Sollers, parce qu’alors il faudrait y ranger Hugo lui-même, nanti de la Restauration, longtemps partisan du très réactionnaire Charles X, Hugo, fondateur avec son frère du très conservateur littéraire. L’ennemi c’est aussi le bourgeois sceptique et voltairien, le "classique admirateur de Voltaire" mentionné par Gautier. Voltaire, son doute, son ironie, et ses tragédies néo-classiques est le véritable adversaire esthétique de Hugo de 1830 et de ses partisans. Dans la logique de Sollers, Hernani, ce serait donc la liberté contre Voltaire […] Quant aux "flamboyants", parmi les jeunes-France chevelus qui soutenaient la pièce, on comptait un certain nombre de partisans du retour au Roi et au catholicisme» (p.59). Il est certes plus facile d’éluder ce paradoxe qui bat en brèche les vieux schémas simplistes dont vivent encore les héritiers de mai 68.
Pierre Jourde d’ailleurs ne manque pas d’éreinter Philippe Sollers et son clan du monde des livres : «Phillipe Sollers, après avoir adopté diverses postures politiques et esthétiques, s'est institué spécialiste de la défense des libertés [...] On le voit depuis des années ferrailler contre la censure, guerroyer contre le conformisme bourgeois, brandir l'étendard de la liberté sexuelle menacée. La défense de cette cause explique sans doute son autre marotte, historique celle-ci, et qu'il ne cesse d'agiter : la défense du joyeux et libertin XVIIIeme siècle contre le chagrin et moralisant XIXeme siècle [...] Il n'est guère de dictatures qui ne se réclament de la démocratie et de la liberté. Conformément aux vieux principes des pouvoirs totalitaires, qu'il a en d'autres temps ardemment défendus, Philippe Sollers pourfend de fantomatiques ennemis extérieurs (manque de liberté d'expression, de liberté sexuelle) pour mieux faire oublier la tyrannie que lui et son clan exercent sur une bonne partie du monde littéraire. Ils ont réussi à faire du Monde des Livres l'organe officiel de leur parti. Sous couvert de liberté , ils continuent à pratiquer, sous d'autres formes, plus subtiles, l'intolérance et l'esprit d'anathème qui fleurissaient à l'époque de Tel Quel, du gauchisme, et de la révolution. Les anciens révolutionnaires, dont on ne mesurait pas toujours le sectarisme, exercent à présent le pouvoir à l'université ou dans l'édition, avec une poigne dictatoriale. On voit ainsi un puissant comme Sollers se poser en ennemi de l'ordre établi et de l'oppression avec le cynisme tranquille du vieil apparatchik qui connaît sa langue de bois» (p.40)
Pierre Jourde, La littérature sans estomac, ed. L'Esprit des péninsules, 2002, 20,5 euros.